Dmitri Tchekiakiov reprend au Châtelet, sa mise en scène controversée de Cosi fan tutte sous la baguette de Christophe Rousset…une soirée sensuelle et sensible.
Propriétaires d’un loft chic, un homme et une femme à l’élégance décontractée reçoivent deux couples de soixantenaires BCBG. Ces quatre-là ne se connaissent pas, se saluent et regagnent leur chambre respective. Dès le rideau levé, et alors que résonnent les premières notes de l’ouverture, on comprend donc que l’on sera loin, dans cette proposition, de la bouffonnerie et de la « turquerie » habituelles dans la Naples du XVIIIᵉ. Si on repère vite le quatuor des amoureux, on peine à percevoir, dans la maîtresse de maison, le rôle de la suivante Despina…
Ce n’est que le début de jeu de pistes de sens auquel nous convie Dmitri Tchekiakiov qui annonce dans le programme que ce petit monde se réunit pour pimenter des vies sexuelles devenues trop sages. On perçoit rapidement qu’il s’agira plutôt d’échangisme et de libertinage que de badinage masqué. Le metteur en scène bouleverse ainsi les codes de cette œuvre si souvent montée dans les maisons d’opéra. Et c’est une excellente nouvelle !
Évidemment, le livret de Da Ponte résiste par endroits à cette transposition. Mais finalement, croit-on plus au travestissement des deux amoureux en seigneurs albanais et à la méprise des deux amoureuses quant à leur identité ? Certainement pas. On l’accepte, comme toute convention théâtrale. Alors, pourquoi se crisper ici ? Quand on prend la peine d’accepter les menus grippages du rouage, on passe une soirée à se questionner sur l’œuvre. Et c’est bien l’enjeu de tout vrai travail dramaturgique.
Dans l’argument pensé par Da Ponte (et qu’il reprend d’une histoire vraie) Don Alfonso parie avec deux jeunes amoureux que leur « belle », comme toutes les femmes, sont volages, que comme le dit son premier air, « leur fidélité est une utopie ». Ferrando et Guglielmo veulent lui prouver qu’il a tort. Mais ici point de déguisements à l’albanaise, point de masques portés sans que tout le monde ne sache qui s’y cache. Le pari de Don Alfonso tient plus du scénario de boîte échangiste que de la manipulation véritable. Tout le monde joue avec le désir, la jalousie. Les masques sont des objets érotiques que l’on s’échange. Mais on ne badine pas (impunément) avec l’amour et Don Alfonso secondé par Despina le rappellent aux amoureux dans une scène finale d’une grande violence psychologique.
Nous le disions plus haut, la vision de Dmitri Tchekiakiov force quelque peu le livret à rentrer dans sa vision et on peine, par moments, à croire à l’histoire…mais cela créée aussi une nouvelle vision de l’œuvre.
Par exemple, le « mia sorella » (« ma sœur ») par lequel s’interpellent Fiordiligi et Dorabella, ne résonnent plus comme le lien familial qui les unit, mais plutôt comme le signe du partage d’une sororité face aux trahisons des hommes, à leur lâcheté. Le constat pour le moins misogyne de Da Ponte et Mozart est mis à mal…ou plutôt sur le compte des mâles.
En effet, Ferrando et Guglielmo sont montrés tels qu’ils sont vraiment : manipulateurs, fanfarons, s’appropriant le corps et les émotions de celles qu’ils aiment, pariant sur elles comme si elles leur appartenaient. Dans les mises en scènes plus classiques, le masque qu’ils portent (le plus souvent en grand Mamamouchi tout droit sorti de l’imagerie exotique du XVIIIᵉ siècle) nous empêche de leur en vouloir. Le masque agissant comme un piège dramaturgique, un filtre. Or, ici, ils sont eux-mêmes.
C’est en cela que « l’aura amorosa » de la fin de l’Acte I est bouleversant. Dans l’argument de l’œuvre, Ferrando (ici interprété par l’émouvant Rainer Trost) est censé être seul en scène. Ici, Dmitri Tchekiakiov met en scène l’amoureux face à sa belle. Agenouillé, se tenant au mur, l’air se fait déclaration d’amour. L’amoureux se livre pleinement, montre sa fragilité et ses failles à celle qui l’aime et qu’il aime.
Christophe Rousset signe ici une très belle interprétation de la partition de Mozart. On le comprend dès les premières notes de l’ouverture qui est prise sur un rythme lent laissant entendre des accords menaçants là où l’on attend un Andante. Lui que l’on a tant entendu dans des œuvres baroques parfois peu connues, dirige ici son orchestre Les talents lyriques, avec un éventail très large d’émotions, confinant parfois à de la musique pré-romantique. C’est heureux et stimulant tout comme la formidable direction d’acteurs. Ces corps donnés à voir comme vieillissants sont désirants et vivants comme ceux de jeunes de vingt ans. Quelle magnifique idée que celle de continuer à penser le désir et le plaisir de celles et ceux que l’on imagine, à tort, en dehors de ces questionnements. L’entente entre les artistes se perçoit surtout dans les merveilleux quatuors et sextets de l’œuvre. L’engagement physique dans l’interprétation est d’une justesse rare et sensible.
La distribution vocale laisse la place belle à des artistes qui ont, pour la plupart, une longue carrière derrière eux. Rainer Trost, par exemple, était déjà Ferrando en 1991 dans cette même salle du Châtelet. Les voix sont par endroits plus fragiles, surtout le Don Alfonso de Georg Nigl que l’on peine à entendre parfois. Mais Agneta Eichenholz est une Fiordiligi bouleversante. La technique de cette grande mozartienne (mais que l’on aima tant dans la Lulu de Berg par exemple) est irréprochable. Son interprétation bouleversante de « Come scoglio » et celle de « per pietà, ben mio, perdonà » sont certainement les deux plus beaux moments de la soirée.
Dmitri Tchekiakiov signe une mise en scène sous le signe de la célèbre définition de l’amour de Lacan « Aimer, c’est donner quelque chose que l’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas ». Tout est dit alors : Fiordiligi, Dorabella, Ferrando et Guglielmo pensaient s’offrir une liberté qu’eux-mêmes n’avaient pas. Mais comme souvent, et nous tairons comment, c’est la servante qui rétablit l’ordre….
Jusqu’au 22 février au Théâtre du Châtelet
Visuel © Thomas Amouroux