On peine à identifier où la mise en scène de Krzysztof Warlikowski, qui manque notamment de rigueur, voulait nous emmener pour ce Chevalier à la rose qui perd, en grande partie, son âme viennoise (ce qui s’est confirmé par la direction d’orchestre assez raide de Henrik Nánási). Véronique Gens s’est avérée être une belle Maréchale dans une distribution de bonne tenue.
Comment se lasser de la partition de Richard Strauss de ce Chevalier à la rose composée sur un livret parfait de Hugo von Hofmannsthal ? Mais cette perfection, à l’équilibre subtil, a le revers de sa médaille, car elle exige nécessairement de l’excellence pour la direction d’orchestre, les chanteurs et la mise en scène. En mars dernier, à Munich, on pouvait ainsi se délecter de la production idéale de Barrie Kosky et, dans la fosse, de l’orchestre mené à la baguette de Vladimir Jurowski. Même si les comparaisons ne sont pas toujours bonnes à faire, on doit dire que l’on n’a pas atteint de tels sommets au théâtre des Champs-Élysées.
Dans le programme de scène, l’interview de Krzysztof Warlikowski interroge, tant le metteur en scène semble vouloir délaisser la dimension « comédie en musique » de l’œuvre au profit des aspects choquants qu’il aurait relevés dans le livret (citons-les : racisme, antisémitisme, prédation sexuelle, pédophilie). Aurait-il décidé de s’ériger en redresseur de torts lorsqu’il affiche une position quasi réactionnaire, voire populiste (« Comment réagit le public d’aujourd’hui, qui assiste à la représentation et réalise que son propre fils de dix-sept ans se trouve peut-être au même moment dans le lit d’une femme plus âgée que lui ? » dit-il) ?
Il n’y a aucune surprise ni nouveauté à dire que Warlikowski a toujours pleinement assumé une part de provocation, et l’on se demande si cette interview ne relève pas de ce seul registre. Mais il ne va pas très loin dans l’exercice, car ces propos urticants ne se traduisent pas franchement dans le travail qui nous est présenté. Fort heureusement d’ailleurs, car la « comédie » serait devenue bien indigeste.
En comparaison des productions antérieures du Polonais, ce Rosenkavalier s’avère finalement bien sage quoique conforme à ses standards esthétiques habituels et à ceux de sa décoratrice Małgorzata Szczęśniak. Cette conformité répétitive rend, au demeurant, totalement inexplicable la bronca du public lors de la Première, sauf à croire qu’il existe, dans le 8e arrondissement de Paris, une tribu allergique au nom même du metteur en scène…
Quelques éléments intéressants méritent être distingués même s’ils n’apparaissent guère novateurs. Tout d’abord l’usage de la vidéo est exploité par Warlikowski d’une façon différente à son habitude.
D’une part, ce qui est enregistré par les personnages n’est jamais projeté à l’écran, ce qui fait imaginer que ces vidéos sont à usage personnel ou destiné aux réseaux sociaux, et que leur manque d’intérêt ne justifie pas de nous les infliger.
En revanche, à trois reprises, le metteur en scène utilise l’écran de fond de scène à très bon escient. Une fois pour nous montrer la scène de la présentation de la rose issue du film Der Rosenkavalier de Robert Wiene (1925), une façon d’opposer une (re)présentation historique de l’époque de Strauss avec celle qui nous est donnée cent ans après. Puis, à la toute fin de l’opéra, une vidéo suit la Maréchale qui rentre dans son hôtel particulier du XVIe arrondissement pour, après avoir quitté son amant, y retrouver son mari et sa vie très bourgeoise. Serait-ce là une référence (pour le coup assez provocatrice) au public du théâtre des Champs-Élysées ?
Enfin, terminons, même s’il s’agit de la première scène (et vidéo) de la production, par l’introduction de l’opéra présenté comme une scène d’amour lesbien entre Véronique Gens (la Maréchale) et Niamh O’Sullivan (Octavian). Car s’il y a une idée véritablement originale que Warlikowski mène à son terme, c’est celle de la question du genre dans l’opéra. Il part du fait qu’en 1911, les rôles travestis n’avaient plus vraiment les faveurs des scènes d’opéra, et que Strauss et Hofmannsthal ont probablement joué des ambiguïtés générées par les aventures sexuelles (voire amoureuses) de la Maréchale et d’Octavian. On peut ainsi voir un clin d’œil au Victor-Victoria Blake Edwards alors qu’Octavian qui, par convention opératique, est une femme qui incarne un homme pourrait tout aussi bien être une femme, déguisée en homme, qui délaisse une femme âgée pour finir dans les bras d’une jeune femme. Les ambiguïtés de la première scène et de la dernière provoquent de fait un trouble intéressant lié à une mise en abyme.
Ses qualités soulignées, l’on doit aussi indiquer que les scènes où apparaissent les nombreux figurants sont assez confuses (notamment celles au premier et au troisième actes), que le côté « revue nègre » est un peu anachronique, et que la scène burlesque dans laquelle Francesco Demuro prend un malin plaisir à en faire des tonnes en maillots de bain rouge moulant flashy tombe totalement comme les cheveux sur la soupe… Enfin présenter la Maréchale comme une femme dépressive (qui ici espionne son amant) n’est guère original, car Strauss et Hofmannsthal semblaient avoir déjà tout dit avec l’air du premier acte « Da Geht Er Hin ».
Une autre part de déception a été une direction d’Henrik Nánási souvent sèche, qui a peiné à faire ressortir les indéfinissables beautés de la partition de Strauss qui, il est vrai, ne trouvait pas toujours d’illustrations visuelles puisque le choix était de s’affranchir des origines viennoises de l’opéra.
Finalement, les principales satisfactions de ce Rosenkavalier sont venues de la distribution : si Véronique Gens n’a peut-être pas une ampleur considérable, elle se fond vocalement et physiquement dans la noblesse propre à la Maréchale. Niamh O’Sullivan (Octavian) et Regula Mühlemann (Sophie) incarnent parfaitement, avec leurs contrastes de voix, les deux tourtereaux en éveil à l’amour, et Peter Rose, il est vrai parfois un peu fatigué, mais toujours pertinent, donne toute sa truculence au Baron Ochs von Lerchenau. On ne se plaindra enfin pas que ce quatuor soit complété par le Faninal sonore et hypervitaminé de Jean-Sébastien Bou.
La dernière production de Michel Franck n’aura pas été la réussite attendue, mais il en a eu tellement à son actif que l’on s’en remettra aisément.
Visuel : © Vincent Pontet