Produit par l’acteur doublement oscarisé Christoph Waltz, le Chevalier à la Rose de Richard Strauss vient à Genève dix ans après la création de la production à Anvers. Tandis que le trio de dames – Maria Bengtsson, Michèle Losier et Mélissa Petit – brille autant par leur performance que par l’éclat de leurs diamants, la mise en scène sobre de Waltz et la direction musicale rigoureuse de Nott, ne créent pas de moments magiques qui nous laisseraient un souvenir indélébile de ce Chevalier à la Rose sur les bords du Léman.
Christophe Waltz, l’acteur germano-autrichien, révélé au public international grâce à son interprétation des vilains de Quentin Tarantino, le colonel SS Hans Landa dans Inglorious Bastards et Dr King Schultz dans Django Unchained, fait sa première incursion dans l’univers lyrique avec cette production du Chevalier à la Rose à l’Opéra de Flandres en 2013, avant de revenir à Anvers avec Falstaff en 2017 et à Vienne avec Fidelio en 2020. Christophe Waltz baigne dans les milieux du théâtre et de l’opéra depuis sa plus tendre enfance. Ses parents travaillaient dans le théâtre : son père allemand, Johannes Waltz était décorateur, et sa mère slovène, Elisabeth Urbancic, costumière. Alexander Steinbrecher devient son beau-père lorsque la mère de Waltz épouse le compositeur et chef d’orchestre en deuxièmes noces. Adolescent, Waltz assistait à au moins deux opéras par semaine à Vienne et il a même étudié le chant classique et l’opéra au Max Reinhart Seminar, avant d’abandonner toute velléité de carrière lyrique pour se consacrer au cinéma.
Interrogé à propos de sa production du Chevalier à la Rose, Waltz s’aligne sur les propos de l’architecte viennois et précurseur du modernisme, Adolf Loos, qui prônait « la disparition de l’ornementation des objets utiles » dans son essai Ornement et crime de 1908. « Pour moi », explique Waltz à Forum Opera, « il est essentiel de créer de l’espace pour la musique – l’élément le plus important –, ainsi que pour les personnages et pour le public. » En 2013, sa mise en scène minimaliste du Chevalier à la Rose est farouchement critiquée par la presse allemande qui rejette son idée que l’on puisse exiger et obtenir la même interprétation nuancée à l’opéra qu’au théâtre ou au cinéma. Résistant à la caricature et au spectaculaire qui s’appuie sur « les astuces » et « les émotions qui ne veulent rien dire » Christophe Waltz insiste sur des gestes clairs et précis.
Le décor minimaliste signé Annette Murschetz est constitué de pans de murs gris pâle et modulables et – à quelques meubles près – ne change pas pendant les trois actes. Le boudoir de la Maréchale de l’acte I se transforme ainsi en une auberge de faubourg de l’acte III uniquement en substituant le lit à baldaquin par une table. Mais ce décor uniforme et sans frivolité fait merveilleusement ressortir les fabuleux costumes de Carla Teti issus des prestigieuses maisons de tissus fins Rubelli et Luigi Bevilacqua à Venise et créés spécialement pour la production genevoise. Évoquant les années 1930 sans revendiquer cette transposition explicitement, les costumes de la célèbre costumière italienne sont d’une fraîcheur salutaire dans cette pièce qui pêche par excès de sobriété.
Christophe Waltz et Carla Teti se sont octroyé une autre extravagance éblouissante qui a fait couler beaucoup d’encre : des parures de haute joaillerie créées sur mesure par la maison Chopard. La rose que le jeune Compte Octavian Rofrano (Michèle Losier) présente à Sophie de Faninal dans le deuxième acte n’est pas un simple accessoire de scène, mais un joyau imaginé par Caroline Scheufele, coprésidente et directrice artistique de Chopard. La rose en titane noirci, avec des pétales en rubis et des feuilles incrustées de diamants noirs, a été créée spécialement pour la représentation genevoise et sa fabrication a nécessité 450 heures de travail. Carla Teti a pu également choisir, parmi les dernières collections de Haute Joaillerie de la Maison Chopard, des parures assorties aux costumes de scène, comme ce collier serti de diamants de 105 carats en total, ou une paire de boucles d’oreilles en améthystes assorties à la robe mauve de Maria Bengtsson dans le rôle de la Maréchale. Ou encore les boucles d’oreilles et un bracelet en diamants jaunes et blancs que porte la jeune Sophie (Mélissa Petit).
La basse britannique, Matthew Rose, dans le rôle du Baron Ochs von Lerchenau, semble investir la scène avec une apparente bonhomie assumée et une séduction décomplexée d’un homme du XVIIIe siècle qui vit en cohérence avec les mœurs de son époque. Mais à l’ère de « #me too » et de la cancel culture, Waltz réserve un sort plus sinistre au sulfureux Baron. Les photos de Dominique Strauss-Kahn et de Harvey Weinstein dans la brochure sont là pour nous le rappeler. Entre les deux temporalités de la masculinité avec lesquelles jongle Matthew Rose plus ou moins habilement, on retrouve un Baron von Lerchenau confus et un peu sonné, tel un cousin rustre de la campagne qui aurait subi un cours intensif de Judith Butler sur la performativité du genre. Le personnage flamboyant se trouve étouffé par le politiquement correct de notre époque et même la superbe voix de Rose semble trahir un regret cafardeux.
En revanche, les trois rôles majeurs chantés par les femmes sont superbes. La Maréchale, une aristocrate vieillissante, interprétée par la soprano suédoise Maria Bengtsson, est impériale. Mêlant la fragilité et la force, l’ardeur et la mélancolie, la fierté et la tendresse, Bengtsson incarne son rôle avec conviction d’une actrice. Sa voix met un peu de temps pour se déployer et se projeter dans toute son ampleur, mais sa diction est précise et son timbre d’une belle rondeur.
Dans le rôle d’Octavian, le jeune homme qui finira par quitter la beauté ciselée de la Maréchale pour les joues roses de la jeune Sofia, la mezzo-soprano canadienne, Michèle Losier, épate avec son costume en velours bleu et sa voix chaude et homogène sur toute la tessiture. Le seul bémol dans sa performance scénique : on aurait préféré qu’elle joue un garçon fougueux qui se fait passer pour une soubrette pour des raisons pratiques, au lieu de se glisser dans la peau d’une « butch » tiraillée entre ses deux amantes.
La soprano française, Mélissa Petit, est, quant à elle, parfaite dans le rôle de la jeune Sophie de Faninal. Sa voix cristalline et lumineuse infuse son personnage d’un charme mêlé de décision et lui donne un petit côté têtu et irrésistible.
Le deuxième personnage masculin, Monsieur de Faninal, le père de Sophie, est interprété par le baryton danois, Bo Skovhus. Skovhus campe son personnage de père humilié avec le même visage fermé et menaçant et le même baryton retentissant que celui qu’il a prêté à Wozzeck à Verbier. Le couple d’intrigants formé par Valzacchi, le pétulant ténor belge Thomas Blondelle, et Annina, la remarquable mezzo-soprano turque Ezgi Kutlu, est franchement comique, complémentaire dans les vacheries qu’ils inventent et d’une délicieuse mauvaise foi. Giulia Bolcato dans le rôle de Demoiselle Marianne Leitmetzerin déploie un joli soprano pur et frais, tandis que le ténor italien Omar Mancini au souffle prodigieux se révèle comme un talent à suivre. Dans la fosse, Jonathan Nott, dirige l’Orchestre de la Suisse Romande avec rigueur, gagnant en rondeur et en expressivité au fur et à mesure, sans pour autant convaincre entièrement.
Le Chevalier à la Rose de Waltz est une production classique et conventionnelle, qui ne heurte ni interroge, mais qui permet de passer un bon moment, tout en admirant les somptueux costumes qui font la part belle à la haute joaillerie genevoise.
Visuels : © Dougados Magali
Visuel rose : © Chopard