Turandot fait son retour à Bruxelles après 45 ans d’absence, avec une nouvelle mise en scène confiée à l’imprévisible Christophe Coppens. La transposition en un huis-clos étouffant lors d’une soirée bling-bling contemporaine fonctionne bien, malgré plusieurs modifications substantielles du récit, à même de surprendre les puristes.
Par Florent Coudeyrat
On n’en finit pas de revisiter Turandot, et son conte cruel, qui fascine toujours autant par sa multiplicité d’interprétation, comme le prouve les audaces de Christophe Coppens : en nous plongeant d’emblée dans le monde très fermé de l’élite richissime chinoise, il fait de Turandot une héritière courtisée et très en vue, beaucoup moins frigide que ne le suggère le livret original. Son idée principale consiste à dérouler l’ensemble des péripéties dans le décor unique des appartements de l’héroïne, où de nombreux invités très chics se délectent des événements, comme un spectacle offert à leurs regards blasés.
Première surprise, le sacrifice du Prince de Perse disparaît pour faire place à son effeuillage en public, avant de rejoindre Turandot et ses jeunes outsiders, en une chambre énigmatique et loin des regards en hauteur. À quels jeux sexuels dangereux se livrent-ils ? Les confrontations sociales sont aussi au cœur du récit, qui met en avant le rôle des ministres travailleurs, pendant que les puissants se reposent. Le ballet tournoyant des balais autour d’eux donne ainsi des faux airs de la série télévisée Palace en faisant une place à quelques rares traits d’humour. Globalement, la mise en scène impressionne par sa capacité à épouser chaque rupture de ton au niveau musical, notamment par l’inventivité du renouvellement des éclairages : on reconnaît en cela les qualités de plasticien et le sens du détail chers à Coppens.
On aime aussi l’idée de faire du public de la Monnaie, le peuple ordinaire auquel s’adresse le conte, en le prenant à parti à plusieurs reprises, via une étroite fenêtre, par la voix du mandarin. Cette même fenêtre, en un renversement des perspectives éloquent, sert ensuite d’échappatoire spectaculaire à Liu, sous les yeux effarés des invités. On ne trouve pas de bourreau ici, pas plus que dans la scène initiale avec le Prince de Perse ; c’est bien la pression sociale qui conduit Liu à l’irréparable. Si le remplacement du rôle de l’Empereur par une interprète féminine n’apporte pas grand-chose au récit, plus intéressante est l’idée de refuser le happy-end final, en montrant la folie progressive qui s’empare de Turandot, entre visions cauchemardesques et dernière scène solitaire (où Calaf chante par la voie d’un téléviseur, ce qui nuit à l’émission naturelle). Les coupures opérées sur le finale collent néanmoins parfaitement aux dernières images en forme de thriller, une fois révélée la réalité sordide d’une soirée ayant mal tourné.
Suite au retrait de Kazushi Ono pour raisons médicales, Ouri Bronchti reprend la baguette pour l’ensemble des représentations et adopte des tempi vifs et énergiques. Si le chef assistant du directeur musical Alain Altinoglu couvre parfois ses chanteurs, il peine aussi à s’apaiser dans les parties majestueuses ou dramatiques, n’évitant pas quelques décalages. On espère que les prochaines soirées sauront apporter un soin plus prononcé à la respiration, et ce d’autant plus que le plateau vocal réunit s’avère réjouissant, jusque dans le moindre second rôle.
Ainsi du Calaf de Stefano La Colla, qui apporte des subtilités de phrasés souvent étonnantes dans ce rôle, même si les parties en force le voient à la limite de ses moyens. Rien de tel pour le soprano torrentiel d’Ewa Vesin, qui donne le frisson au II par sa puissance dévastatrice, d’une insolente facilité, aux graves cuivrés et aux aigus tranchants. Le finale montre toutefois ses limites dans la finesse de l’expression en demi-teinte, tandis que Michele Pertusi assure bien sa partie, de son coté, malgré un timbre devenu terne avec les années. L’une des grandes satisfactions de la soirée revient à la Liu de Venera Gimadieva, qui fait oublier un léger vibrato par une tenue de ligne homogène sur toute la tessiture, ainsi qu’une incarnation touchante de vérité. Outre les chœurs bien préparés, surtout côté masculin, la satisfaction vient du trio superlatif des ministres, dominé par les graves mordants et engagés de Leon Kosavic.
Visuels : © MatthiasBaus