Dans une mise en scène de Michael Thalheimer au dépouillement ascétique, 260 spots mettent en lumière l’opéra le plus intime de Wagner. Malgré l’indigence des costumes et la faiblesse d’un Tristan totalement à contre-emploi, la magie opère grâce à une Isolde convaincante, de superbes seconds rôles et une direction musicale éclatante et nuancée.
Alors que le pont du Mont-Blanc et toute la ville arborent fièrement les couleurs du Grand Théâtre de Genève, en annonçant la thématique « Sacrifices », la saison 2024/2025 s’ouvre sur le Tristan und Isolde de Wagner, une création en coproduction avec le Deutsche Oper de Berlin. Empreint de la vie sentimentale de l’artiste, l’œuvre est une mise en musique d’un poème écrit par Wagner lui-même, réinterprétation du poème celtique Tristan et Iseut.
Célèbre thème de la littérature occidentale, Tristan et Iseut est le récit d’un amour qui ne trouve son issue que dans la mort. Cet amour impossible semble également être le symbole de celui de Wagner pour Mathilde Wesendonck. Le compositeur initie l’écriture du poème en 1857, alors épris de cette femme, qui n’est autre que l’épouse du mécène chez lequel il réside. Il en confie, huit ans plus tard, la création au chef Hans von Büllow, dont l’épouse Cosima vient de donner naissance à une Isolde, qui n’est autre que la fille de Wagner.
Mais ce n’est pas la fille du chef dont il est question ici, mais bien celle du roi d’Irlande.
Instruite à l’art de la magie par sa mère, Isolde confie à Morold une épée enduite de poison pour l’aider à mater la révolte de la Cornouailles sous le joug de l’Irlande. Dans cette quête, celui-ci se heurte à plus fort que lui, au fier et héroïque Tristan, neveu du roi de Cornouailles, qu’il ne fera que blesser provoquant une blessure empoisonnée nécessitant l’antidote que seule Isolde possède. Sous le nom de Tantris, Tristan demande grâce auprès d’une Isolde, ni dupe, ni soumise, qui souhaite venger la mémoire de son défunt promis. Alors qu’elle s’apprête à lui arracher la vie pendant son sommeil, la princesse prend pitié de ce Tristan dont le regard se braque vers elle et non vers cette lame qui risque de l’emporter. Refusant cet amour naissant, cette dernière jure alors de ne plus jamais croiser ce regard. Mais quelques années plus tard, la paix entre les deux territoires est signée par le mariage forcé d’Isolde au roi Marke de Cornouailles. Tristan est chargé d’amener la promise à son souverain.
C’est donc sur un bateau reliant l’Irlande à la Cornouailles que le premier acte se déroule. Mais loin d’un décor maritime, la scène sombre s’ouvre sur une Isolde tirant avec peine sur une corde dont le poids semble représenter la lourdeur de son passé (une image que l’on retrouvera en début de l’acte III, lorsque Tristan retournera à Karéol la forteresse où il a passé son enfance). Pour seul décor, un mur de 260 projecteurs en fond de scène, dont on se doute que la présence éclairera la lecture du livret. Et force est de constater que cela restera durant les 4 heures 30 de cette version non expurgée, le seul artifice de cette mise en scène résolument réduite à son plus simple appareil. Un parti pris audacieux, mais surtout une aubaine pour focaliser l’attention du public sur l’essentiel : le livret, les voix, l’incarnation des personnages et leur attitude. Un pari malheureusement partiellement perdu.
Isolde sort du mutisme dans lequel elle s’était enfermée durant tout le voyage et révèle à sa suivante Brangäne la terrible vérité sur l’identité de Tristan. Refusant tout autant la honte d’être livrée au vassal de son père qu’elle ne refoule son amour pour Tristan, Isolde veut faire justice à son défunt promis. Tristan. Elle dépêche sa servante de préparer un philtre de mort. Celle-ci s’exécute, mais remplace le poison mortel en philtre d’amour. Alors que Tristan boit le poison, Isolde lui arrache des mains la fin du breuvage pour l’accompagner dans la mort, seule issue possible. Alors que le bateau est prêt à accoster, nos deux protagonistes sont liés par un amour sans nul autre pareil.
Dans ce premier acte, où sont mis à l’honneur les personnages féminins, Elisabet Strid campe une Isolde engoncée dans une robe de mariée – dont on ne peut qu’imaginer la provenance d’un site douteux d’ultra fast-fashion chinois – et peine à nous convaincre de sa colère dans la première partie de l’acte. Elle peut s’épancher sur Kristina Stanek, la mezzo-soprano qui impressionne dans la profondeur et la solidité de sa Brangäne. Mais dès lors qu’elle a bu le philtre d’amour, la soprano dramatique suédoise commence à nous offrir une interprétation puissante et habitée. Difficile pourtant de penser que c’est Gwyn Hughes Jones, Tristan (pour cette première et les dates du 22 et 27), qui lui inspire cette transcendance. C’est en effet plus le spectacle d’un héros à la gloire passée et bien loin des sentiments ardents qui le pénètrent qui nous est offert, laissant redouter une suite et une fin manquant de sincérité.
Le deuxième acte censé se situer dans le château du roi Marke, dans lequel Isolde se morfond loin de son bien-aimé. Profitant de l’absence de son roi de mari parti pour une chasse, elle retrouve Tristan dans la nuit pour le dialogue le plus long du répertoire, 45 minutes tout de même, au cours duquel ils font l’éloge de la nuit, de la mort et se promettent de s’aimer après la mort plutôt que d’être séparés dans la vie quotidienne. Alors que la chasse revient, et malgré les avertissements de Brangäne, les amants sont surpris par le roi, découvrant la trahison de son ami. Tristan est alors grièvement blessé par Melot, tentant ainsi de sauver l’honneur du roi.
Dans cette seconde partie, le couple est mis en avant et la magie n’opère que lorsque les voix s’unissent et que l’orchestre parvient à accompagner les envolées lyriques. Si Elisabet Strid (toujours aussi mal habillée) continue à élever le niveau de sa performance, s’accordant parfaitement aux variations de l’orchestre, Jones lui ne parvient jamais à une union avec la voix de sa partenaire, rentrant plus dans un combat perdu d’avance, jouant parfois de manière dangereuse avec la justesse. Mais la magie vient du balcon, où Brangäne qui guette alerte les amants avec une pureté céleste, amplifiée par la différence d’acoustique. L’arrivée de Roi Marke, sous les traits de la basse Tareq Nazmi, laisse présager du meilleur pour le dernier acte, même si Tristan qui doit produire son effort dans celui-ci n’a toujours pas réussi à nous convaincre.
Le troisième et dernier acte se déroule à Karéol, forteresse d’enfance de héros, où Kurwenal, le fidèle compagnon emmène un Tristan agonisant dans l’attente de sa promise et guérisseuse Isolde. Alors qu’il a revit son passé, il rend son dernier souffle dans les bras d’une Isolde qui a tardé à arriver. Celle-ci est poursuivie par Marke, qui grâce à l’intervention de Brangäne est décidé à leur offrir le pardon. Mais il est trop tard, Isolde, fidèle à son serment, va s’unir à Tristan dans la mort.
Cette partie finale est une gageure pour tout ténor jouant le rôle de Tristan, du fait de la fatigue des deux premiers actes et de la longueur de la scène qui lui incombe dans celui-ci. Si notre modeste Tristan du soir donne un peu plus de puissance, il ne parvient toujours pas à toucher le beau. En revanche, Audun Iveresen, le baryton norvégien, discret dans le premier acte, révèle une puissance spectaculaire et une émotion parfaitement dirigée, inversant presque la balance entre rôle principal et secondaire. Sans conteste, il sauve du naufrage un Tristan échoué sur la scène. Dès lors que tous les protagonistes retrouvent la scène, la magie tant attendue se produit, et l’émotion qui peinait à nous gagner arrive à nous toucher. Les dernières notes d’Isolde et surtout de l’orchestre nous invitent à une profonde réflexion sur l’amour.
L’orchestre est en effet essentiel dans l’œuvre de Wagner pour réussir à servir le but du compositeur à transformer l’opéra en un drame musical. Et force est de constater que dans la fosse du Grand Théâtre l’objectif est atteint. La direction Marc Albrecht de très belle facture. Les préludes sont suspendus, élevés par des vents d’une immense clarté alors que les variations d’intensité et les crescendos rythmant le récit et les changements sont savamment dosés et donnent tout son sens au livret.
Un retour sur la mise en scène, ou peut-être par son absence ou sa grande discrétion s’impose. Michael Thalheimer fait le choix de bannir toute fioriture afin de permettre à chacun de se créer son imaginaire et de ne garder que ce qui est nécessaire. Il semble alors inconcevable d’avoir fait le choix de la paresse, voire du dédain pour des costumes impossibles à défendre. Il en va de même pour la présence scénique, qui fait défaut à bon nombre des acteur·ice·s pour cette première, Tristan en chef de file. Il est d’ailleurs de comprendre le choix de l’absence quasi permanente de contact physique entre les deux amants. De plus, si les jeux de lumières sur les côtés de scène créent de beaux tableaux d’ombres chinoises, qui sur le coup servent le but de création d’imaginaire individuel recherché par le metteur en scène, le mur de projecteurs déconcerte. Si dans un premier temps, il semble assez bien s’harmoniser avec l’histoire et la musique, offrant même, par son extinction dans le deuxième acte, une très belle évocation cinématographique de nuit américaine, il semble ensuite obéir à un algorithme qui nous échappe jusqu’à devenir incontrôlable (rétines sensibles s’abstenir, le décollement est à redouter).
Pour cette ouverture, le Grand Théâtre de Genève fait un choix serein en prenant Tristan und Isolde comme premier sacrifice d’une longue série. La mise en scène sobre, peut-être trop, semble presque conservatrice pour une institution qui cultive son image d’avant-garde souvent soutenue pas une esthétique très camp. On peut donc saluer ce choix qui revêt malgré tout de belles aspérités, ne décevant pas des spectateurs conquis d’avance et réussissant à séduire la frange échaudée du public genevois. Si les costumes resteront les mêmes quatre représentations à venir, beaucoup d’espoirs peuvent être mis sur les épaules de Burkhard Fritz, le ténor de Hambourg qui interprétera Tristan le 18 et le 24, pour nous offrir peut-être une version plus incarnée et émouvante.
Tristan & Isolde
Opéra de Richard Wagner
Nouvelle production en coproduction avec le Deutsche Operberlo,
Première le 15 septembre 2024 puis les 18, 24 et 27 septembre 2024 à 18h et le 22 septembre 2024 à 15h
Durée 4h45 avec deux entractes
Grand Théâtre de Genève
Infos et réservations : www.gtg.ch
Visuel : © Diana Markosian