Foi, amour et espérance, c’est sur ce très saint triptyque que Haendel signe un de ses derniers oratorios, sublimé au Théâtre des Champs-Elysées, à la baguette et à l’archiluth, par Thomas Dumford qui offre aux interprètes un écrin pour leur voix.
Créé en mars 1750 au Covent Garden Theatre de Londres, Theodora raconte les derniers jours d’une jeune martyre chrétienne. Issue de la noblesse et vivant à Antioche, à une époque où les chrétiens sont persécutés par les autorités romaines sous l’empereur Dioclétien, Theodora refuse de participer à un rite païen. Arrêtée, elle est condamnée à être envoyée dans une maison close. Didymus, soldat romain secrètement converti au christianisme et amoureux d’elle, tente de la sauver : il échange ses vêtements avec elle pour lui permettre de s’échapper. Mais il est arrêté à sa place. Tous deux préfèrent finalement mourir ensemble plutôt que de renier leur foi.
L’ensemble et le chœur Jupiter, sous la direction de Thomas Dunford, livrent une version d’une grande finesse de ce chef-d’œuvre haendélien. L’exécution est d’une précision remarquable, aussi bien dans l’accompagnement des parties chantées que dans les passages purement instrumentaux.
Le célèbre chœur « He saw the lovely youth », qui clôt l’Acte II, touche profondément. Mais ce sont aussi les moments suspendus, comme ces silences entre chaque accord dans le dernier air du premier acte, qui bouleversent. Ces instants de respiration dramatique nous invitent à l’introspection, à ressentir au plus intime ce qui se joue sur scène — et peut-être en nous.
Tous les pupitres se distinguent, mais il faut saluer la grande subtilité du pupitre des flûtes, tour à tour sanglot étouffé ou colombe d’espérance.
Dès ses premières interventions, Alex Rosen campe avec autorité Valens, le gouverneur romain qui promet la torture, le glaive et le feu à ceux qui refusent de se soumettre aux célébrations païennes pour l’anniversaire de l’empereur. Lorsqu’il descend dans les profondeurs de sa tessiture, c’est comme si les Enfers eux-mêmes s’ouvraient : sa voix semble capable de plonger toujours plus bas, sans fin.
Laurence Kilsby, dans le rôle de Septimius, offre un personnage tout en finesse, aussi bien dans son chant que dans la complexité psychologique qu’il insuffle à son rôle. Son souffle est impeccable, sa présence tout en tension retenue.
Mais ce sont les deux interprètes féminines qui donnent à cette version sa grandeur émotionnelle.
Avery Amereau, en Irène, incarne avec majesté une figure de noblesse spirituelle. Son dernier air de l’acte II est un sommet d’intériorité : sa voix profonde, notamment dans les graves, ses gestes mesurés, sa posture recueillie — tout concourt à faire d’Irène non seulement la protectrice de Theodora, mais aussi celle qui nous console, nous, spectateurs. Moins connu que celui de l’héroïne, le rôle d’Irène est pourtant central sur les plans dramatique, spirituel et musical. Et ici, son interprète en est la révélation incontestée.
À chaque apparition de Léa Desandre, la soirée semble atteindre un sommet. Dès ses premiers mots, elle saisit la salle du Théâtre des Champs-Élysées dans un silence absolu. Son « Angels, ever bright and fair », au deuxième acte, bouleverse. Ce moment, où Theodora s’adresse aux anges non pour échapper à la mort, mais pour être préservée de la souillure, est transformé en prière intime. D’abord murmuré, comme s’il n’était adressé qu’à elle-même, l’air devient peu à peu une imploration collective. On ne sait plus si elle incarne Theodora ou l’ange qu’elle appelle de ses vœux — tant son chant semble venu d’ailleurs.
Cette version démontre, s’il le fallait, que Theodora mérite pleinement sa place parmi les grands chefs-d’œuvre spirituels de Haendel. Elle impressionne par sa profondeur dramatique, alors qu’il ne s’agit pas d’un opéra, et par sa finesse psychologique, bien qu’elle évoque un univers culturel éloigné du nôtre. Mais surtout, elle touche par la beauté intemporelle de sa musique, qui continue de traverser les siècles — et fait de nous, le temps d’une soirée, les dépositaires silencieux de cette lumière.
Visuel : Léa Desandre © James Bort