Dans le cadre d’une saison marquée par l’austérité, le Teatro Colón de Buenos Aires a choisi de présenter, après plus de dix ans d’absence, une nouvelle production de l’opéra de Verdi Un Ballo in Maschera signée par l’argentine Rita Cosentino, sous la direction de la cheffe italienne Beatrice Venezi. Un fait inédit et significatif pour ce théâtre lyrique, le plus renommé d’Amérique Latine.
La dernière production opératique de la saison 2024 du Teatro Colón de Buenos Aires restera un évènement hors norme dans la mémoire de ce grand Colisée sud-américain. À vrai dire, il ne s’agit pas d’un spectacle incontournable, mais d’un fait plutôt exceptionnel dans le monde lyrique international, et inédit au Teatro Colón : pour la première fois, deux femmes se sont vu octroyer l’entière responsabilité d’un grand opéra : Beatrice Venezi à la direction musicale et Rita Cosentino en tant que metteuse en scène.
Le titre choisi pour l’occasion fut Un Ballo in Maschera, l’une des œuvres de maturité de Verdi. Au XIXe siècle, délaissant la mythologie et l’histoire antique, le goût du jour était aux opéras où des faits historiques d’un passé plus récent et des personnes ayant réellement existé côtoyaient des personnages fictifs. Donizetti lègue ainsi à la postérité de belles œuvres lyriques parmi lesquelles Roberto Devereux, Anna Bolena, Maria Stuarda ou La Favorite; Meyerbeer compose Les Huguenots, Le Prophète et l’Africaine, Verdi écrit des opéras tels que Les vêpres siciliennes, Don Carlo, Giovanna d’Arco ou Ernani, pour n’en citer que quelques-uns. Dans ce contexte, c’est bel et bien un fait réel (fortement romancé) que Verdi a choisi en 1857 afin d’honorer le contrat qu’il avait signé avec le Teatro San Carlos de Naples: l’assassinat du roi de Suède Gustave III qui, victime d’une conspiration politique, avait reçu un coup de feu en 1792 au cours d’un bal masqué.
Mais la genèse de cet opéra qu’il appelle Gustave III, et deviendra finalement Un Ballo in Maschera, n’a pas été facile. Comme des années auparavant pour Rigoletto, dès le début, le grand compositeur italien a eu à souffrir, à Naples d’abord puis à Rome, les diktats des censeurs qui redoutaient les possibles effets néfastes de la représentation d’un magnicide sur scène. Il est vrai que l’heure était aux attentats anarchistes contre les potentats. L’empereur Napoléon III a subi une tentative d’assassinat à la bombe à Paris en janvier 1858, et en décembre un soldat mazzinien a essayé de tuer le roi des Deux-Siciles.
In fine, la première d’Un Ballo in maschera, sur livret d’Antonio Somma, a eu lieu à Rome le 17 février 1859. Afin de pouvoir parvenir à bon port, Verdi avait dû transposer le contexte historique et le cadre géographique de l’opéra. Dans la dernière version, l’action se déroule à Boston, et le protagoniste n’est plus le roi suédois, mais Riccardo, un conte anglais, gouverneur de la ville américaine. L’intrigue se passe donc dans le Nouveau Monde, bien loin des pays soi-disant « civilisés », et les protagonistes sont des Anglais qui, comme nul ne l’ignore, ont tué plus d’un roi ou reine ainsi que de nombreux comtes et autres nobles. Voilà les censeurs italiens satisfaits.
Pour porter cette œuvre verdienne à la scène, des productions actuelles choisissent de plus en plus souvent le cadre suédois original, alors que d’autres metteurs.euses en scène préfèrent rester fidèles à la dernière mouture de l’opéra. Le choix de l’Argentine Rita Cosentino s’est porté sur une troisième option qui transpose l’action à une époque plus récente afin – dit-elle dans le programme – de replacer au premier plan la conspiration politique qui prépare dans l’ombre la mort du gouverneur de Boston. La conjuration devient ainsi le pivot de l’histoire sur laquelle vient se greffer l’histoire d’amour impossible entre ledit gouverneur et Amelia, la femme de Renato, son meilleur ami. Cosentino se propose ainsi de réparer ce que la censure avait disqualifié et amputé, affaiblissant l’œuvre verdienne. Pour ce faire, s’inspirant du meurtre du président américain William McKinley, commis en 1901 par l’anarchiste Leon Czolgosz à Buffalo, dans l’état de New York, elle situe l’époque et le lieu de l’intrigue au tout début du XXe siècle.
On est en droit de se demander si cette transposition apporte vraiment du neuf et atteint son objectif ; s’il y a une véritable relecture de l’opéra. Quoi qu’il en soit, ce n’est pas la présence fréquente sur scène de l’enfant de Renato et Amelia – spectateur, observateur et victime innocent – qui suffit à changer la donne. Quant à la direction d’acteurs, qui respecte soigneusement le livret, elle reste assez conventionnelle, parfois (un peu trop) statique, et ne tire pas assez profit de la remarquable prestation du Chœur du Théâtre (magnifiquement préparé par Miguel Martinez) qui, depuis bien longtemps, a fait ses preuves en tant que solide pilier musical et scénique des productions lyriques du Colón.
Élégants et intemporels, les décors dépouillés, purs et sobres d’Enrique Bordolini sont mis en valeur par l’utilisation à bon escient de la plate-forme tournante qui dynamise les changements de scène. Les costumes de Stella Maris Müller, dans le gris bleuté couleur préférée du monarque Gustave III, confèrent une touche de distinction aux différents tableaux. Les éclairages signés José Luis Fioruccio, souvent trop sombres y inclus lors de la scène du bal, rappellent à tout moment le complot orchestré par les nobles.
Moins connu que d’autres chefs-d’œuvre de Verdi, Un Ballo in Maschera associe le tragique et le comique, la passion intense et la haine meurtrière, un certain mélange des genres qui n’était pas habituel chez le maestro, tout comme ne l’était pas non plus dans le corpus verdien la présence d’un rôle en travesti, en l’occurrence celui du page Oscar. Mais, le jeune et espiègle jeune homme apporte un peu d’insouciance et de naïveté à cette histoire sombre, nourrie d’hypocrisie et de désespoir, bien plus complexe qu’elle n’en a l’air.
Par ailleurs, comme de nombreux titres verdiens, Un Ballo in Maschera a besoin d’une distribution qui fasse preuve de ses talents non seulement dans ses airs, mais encore dans les nombreuses scènes d’ensemble. Heureusement, la performance comptait, dans le rôle de Riccardo, sur l’expérience et les qualités vocales de Ramon Vargas qui, a 64 ans, fait montre d’un timbre encore fort beau. Même si ses aigus se sont un peu émoussés, sa musicalité, son legato et son phrasé d’un bon goût incontestable sont toujours la marque du ténor mexicain depuis plus de quatre décennies. Le rôle de Riccardo est long et difficile d’un point de vue strictement vocal, mais complexe aussi sur le plan psychologique puisque le personnage, désinvolte au début, se doit d’évoluer vers l’amoureux transi du 2e acte, puis l’ami généreux et le chef d’État soucieux de son peuple du 3e acte. En grand connaisseur de la partition qu’il a souvent chantée, Vargas s’en est bien tiré et a su doser ses forces pour offrir une véritable leçon de chant dans son grand air du 3e acte « Forse la soglia attinse… Ma se m’è forza perderte », et dans la scène de sa mort, qui lui vaudront des applaudissements nourris.
Le rôle d’Amelia, la jeune femme qui se débat entre son devoir conjugal et son amour interdit, était tenu par Alessandra di Giorgio. La soprano italienne a un instrument sans doute généreux, mais sa voix au timbre métallique manque de rondeur et ses puissants aigus sont parfois acides. Il est vrai qu’elle faisait ses débuts dans ce rôle difficile qui a fait succomber plus d’une soprano. Dès lors, elle était souvent bien plus attentive à l’émission qu’à l’expressivité vocale, mais a néanmoins réussi à émouvoir par son authenticité dans son air du 3e acte « Morrò, ma prima in grazia », lorsqu’elle supplie son époux de lui permettre de revoir son fils pour la dernière fois.
Ancien Jette Parker Young Artist Programme de la Royal Opera House de Londres, le jeune baryton argentin Germán Alcantara incarnait Renato, le mari d’Amelia et ami du gouverneur Riccardo. Alcantara a une belle voix sombre et sonore, bien placée, et une bonne ligne de chant. Malgré une présence scénique par moments un peu raide, sa prestation a été très appréciée du public, notamment son grand air « Eri tu » qui a déclenché une belle ovation.
Dans un décor et une mise en scène qui rappellent davantage La Medium de Giancarlo Menotti que l’antre d’une sorcière ou d’une magicienne, la mezzo argentine Guadalupe Barrientos a remporté tous les suffrages en raison de la puissance, de la couleur et de la générosité de son chant. Son Ulrica, plutôt messagère des ténèbres que pythonisse, s’approprie de la scène dans le 2e tableau du 1er acte, excellant dans l’exquis cantabile « Della città all’ocaso » salué par de nombreux bravos.
De son côté, la soprano Oriana Favaro (Oscar) est charmante et espiègle dans son rôle en travesti qu’elle joue correctement, sans plus. Impeccables, les deux comploteurs campés par Fernando Radó y Lucas Debevec Mayer qui ont mis leurs voix puissantes au service des conspirateurs Samuel et Tom. Correct Christian di Marco dans le rôle de Silvano.
Pilier fondamental du succès de la production, la jeune Italienne Beatrice Venezi, récemment désignée cheffe invitée au Teatro Colón, dirige avec fougue et brio l’Orchestre du théâtre toujours aussi riche de belles sonorités. Elle maintient avec assurance l’équilibre entre la fosse et la scène, et permet aux musiciens et aux chanteurs de donner le meilleur d’eux-mêmes, sans les couvrir, y inclus dans les moments les plus dramatiques tel le tirage au sort du 3e acte pour choisir celui des conjurés qui va perpétrer l’attentat contre le gouverneur de Boston.
Aux saluts, malgré un plateau vocal inégal, mais somme toute assez convainquant dans l’ensemble, un chœur de très haute tenue et les belles couleurs de l’orchestre, cette représentation a été moins acclamée que ne le sont d’habitude les productions du Teatro Colón. Un succès mitigé donc…
Visuels : © Arnaldo Colombaroli