Pour sa troisième comédie musicale mise en scène à Strasbourg (après Un violon sur le toit en 2018 et West Side Story en 2022), Barrie Kosky s’attaque au thriller musical de Stephen Sondheim, servi par un plateau vocal solide.
Nul doute qu’avec une telle production d’un tel titre, l’Opéra national du Rhin affichera complet avant la dernière représentation, prévue le dimanche 6 juillet à la Filature de Mulhouse. Sweeney Todd – Le diabolique barbier de Fleet Street, dans la culture populaire, est avant tout un film réalisé par Tim Burton (l’un de ses derniers réussis) avec Johnny Depp et Helena Bonham Carter. Sanglant, intense, à l’ambiance grisâtre et rougeâtre, le film signait une fidèle adaptation de la comédie musicale de Stephen Sondheim créée à Broadway en 1970. Si la France s’ouvre depuis quelques années à la comédie musicale, réjouissons-nous donc de voir sur nos scènes nationales ce diabolique barbier qui égorge ses clients, vite transformés en tourte à la viande par sa voisine arriviste, Mrs. Lovett.
Barrie Kosky livre, comme à son habitude, une mise en scène imagée et ici très fidèle au texte, déjà créée au Komische Oper de Berlin en novembre 2024. On sent le sérieux du travail pour le metteur en scène allemand qui considère l’ouvrage de Sondheim comme l’une des quatre grandes œuvres du théâtre musicale américain du XXe siècle (avec Porgy and Bess, West Side Story et Satyagraha). Là où la première mise en scène de la comédie musicale, signée Harold Prince, portait un propos social (le poids de la révolution industrielle poussant des personnages à commettre des actes immoraux), celle de Barrie Kosky fait le pari de la profondeur et de l’intimité.
Nul décor majestueux donc, mais plutôt une succession de scènes excellement pensées, où revient régulièrement la boutique de tourtes de Mrs. Lovett surmontée de l’échoppe de barbier de Sweeney Todd. Quelques panneaux représentant des immeubles londoniens, des lumières bien appuyées et de très beaux costumes signés Katrin Lea Tag illustrent la capitale anglaise de la fin du XIXème siècle Excellent directeur d’acteurs, Barrie Kosky parvient, par petites touches, à caractériser les relations qu’entretiennent les personnages entre eux : l’amour à sens unique de Mrs. Lovett pour Sweeney Todd, la passion qui lie Johanna et Anthony, la dévotion du jeune Tobias pour Mrs. Lovett…
Comme le veut le genre de la comédie musicale, chanteurs et chanteuses sont sonorisés. Après les premières minutes d’adaptation, force est de constater la qualité du plateau vocal réuni ici à Strasbourg. Interprète de Scarpia (Tosca de Puccini) ou d’Alberich (L’Or du Rhin de Wagner), Scott Hendricks, ici dans le rôle-titre, est un habitué des rôles de « bad guys ». Sa voix grave impressionne dès sa présentation (« The Barber and His Wife »), capable d’une véritable colère (le terrible « Epihany ») comme de se réjouir des quelques instants de bonheur que lui accorde la comédie musicale (« A Little Priest »).
Sa compagne sur scène était attendue : Nathalie Dessay endosse le rôle de Mrs. Lovett. Au disque, la voix gouailleuse, joueuse et même espiègle d’Angela Lansbury forçait l’admiration. Nathalie Dessay choisit, elle, des tempi plus lents, tout en incarnant pleinement son personnage. Amoureuse éconduite (le joli « By the Sea ») et personnage de comédie se réunissent dans le portrait de Mrs. Lovett. La voix est peut-être moins impressionnante qu’il y a quinze ans, mais l’investissement de la chanteuse dans son rôle force l’admiration.
Les trois jeunes rôles respirent la candeur, l’insouciance et la pureté, à l’opposé de la noirceur qui parcourt les trois heures du spectacle. Le Anthony Hope de Noah Harrison nous livre de puissantes déclarations d’amour, comme lorsqu’il découvre la fille de Sweeney Todd, Johanna. Cette dernière, incarnée par Marie Oppert, convainc dès son apparition sur scène : son « Green Finch and Linnet Bird » (quelle mélodie de Sondheim !) n’illumine pas qu’Anthony, mais tout le public strasbourgeois, admiratif du phrasé et de la facilité avec laquelle semble chanter celle qui accompagnait déjà Nathalie Dessay dans Les Parapluies de Cherbourg au Théâtre du Châtelet. Cormac Diamond campe également un parfait Tobias Ragg, personnage qui prend de l’ampleur au fur et à mesure de l’ouvrage. Notons enfin la répugnante, mais hilarante, mendiante de Jasmine Roy ou encore l’inquiétant et dérangeant juge Turpin de Zachary Altman, dont les vues sur Johanna mettent profondément mal à l’aise.
Au pupitre de l’Orchestre philharmonique de Strasbourg, Bassem Akiki retrouve Sweeney Todd qu’il avait déjà dirigé au Théâtre de la Monnaie de Bruxelles. Le chef fait ressortir les différents leitmotivs qui parcourent l’œuvre, véritable influence wagnérienne, tandis que le personnage d’Adolfo Pirelli (Paul Curievici) convoque Verdi et Puccini. L’orchestre ne se fait jamais tonitruant, accompagnant parfaitement les chanteurs et chanteuses. On apprécie particulièrement le sérieux des duos, trios, quatuors qui semblent si difficiles à régler.
Pour conclure sa saison 2024-2025 et avant de présenter Follies en juin 2026 du même Sondheim, l’Opéra national du Rhin présente pour huit dates une production entraînante et sanglante de ce chef-d’œuvre qu’est Sweeney Todd.
Photo : © Klara Beck