Soirée en l’honneur de la jeune formation musicale fondée par le ténor Juan Diego Florez, le concert de lundi soir achevait en beauté une tournée, en Europe, destinée à promouvoir cette passionnante expérience. Et les retrouvailles de Paris avec le roi du bel canto ont été à la hauteur de l’événement.
C’est un projet généreux et philanthrope qui tenait à cœur du ténor Juan Diego Florez, fringant quinquagénaire sur qui le temps ne semble avoir aucune prise. Entre deux rôles sur scène (Hoffmann dans Les Contes à Londres en novembre) des récitals piano (une tournée européenne en décembre) et ses activités de directeur artistique du prestigieux festival Rossini à Pesaro, Juan Diego Florez s’est attaché à développer, depuis 2011, la formation d’un orchestre de jeunes issus de quartiers populaires et de villages de son pays natal, le Pérou.
Il s’agit selon les intentions proclamées du concept de « générer des processus de transformation sociale à travers l’enseignement collectif de la musique ». Le ténor péruvien déclarait à ce propos vouloir offrir « des instruments de musique plutôt que des armes, des orchestres plutôt des gangs, et de la fierté aux familles plutôt que de la violence familiale ».
Les jeunes filles et les jeunes garçons reçoivent donc des cours collectifs de musique, mais aussi un programme plus complet d’éducation ouvert à toutes et tous et notamment aux plus infortunés.
Cette première tournée organisée avec leur parrain et fondateur, Juan Diego Florez, l’un des ténors les plus célèbres dans le monde, les a conduits dans diverses grandes salles de concert : au Teatro Real à Madrid (19 septembre), au Palau de la Música Catalana à Barcelone (21 septembre), au Konzerthaus de Vienne (24 septembre), au Victoria Hall de Genève (27 septembre) et à la Philharmonie de Paris (30 septembre).
Et comme on n’est jamais mieux servi que par soi-même, le ténor a également créé en juillet dernier son propre label « Florez records » et a publié, à l’issue de la tournée, l’album « Zarzuela » qui consacre son retour dans le domaine de l’opérette espagnole, qui comme l’on peut s’en douter, lui convient très bien. Et c’est le « Sinfonía por el Perú Youth Orchestra and Choir» qui a l’insigne honneur de l’accompagner sous la direction du chef d’orchestre Guillermo García Calvo qui a été directeur du théâtre de la Zarzuela, le temple de ce répertoire à Madrid.
Si le jeune orchestre a encore des aspérités parfois dues à l’enthousiasme juvénile encore un peu vert de ses jeunes artistes, nul doute qu’il est promis à un grand avenir et s’est attiré la sympathie immédiate et rapide d’un public de la Philharmonie de Paris immédiatement conquis.
C’est la jeune cheffe colombienne Ana María Patiño-Osorio qui dirige avec fougue et art, la jeune formation et avant l’entracte, se succèdent quelques morceaux lyriques célèbres du répertoire de bel canto qui commence par Vincenzo Bellini.
C’est donc l’Ouverture de Norma qui ouvre le bal avec un peu de cette raideur que l’on constatera durant la soirée, l’acoustique de la grande salle soulignant particulièrement la puissance parfois excessive des cuivres et des percussions. Juan Diego Florez ne nous propose pas d’extraits de sa future prise de rôle en Pollione, le héros de Norma, qu’il abordera en février et mars prochains à Vienne, mais le « O, di Capellio… È serbata a questo acciaro… L’amo tanto e m’è sì cara » de I Capuleti e I Montecchi, la version bellinienne de Roméo et Juliette. La scène et cabalette de Tebaldo dans l’acte 1 sont données avec reprise, mais sans les variations qu’il offre habituellement.
On admire son art du phrasé, la beauté de son timbre resté lumineux, et son incontestable aisance dans ce répertoire, où il apparait cependant un peu bridé, probablement par les limites de l’orchestre et par une certaine raideur dans la voix qui transparait de temps en temps.
Dans le même style, Juan Diego Florez aborde ensuite Donizetti, avec Roberto Devereux et son « Ed ancor la tremenda porta… Come uno spirito angelico… Bagnato il sen di lagrime », la scène et l’aria du malheureux et solitaire Roberto enfermé dans la tour de Londres et attendant avec confiance une Grâce qui ne viendra pas.
Le ténor aborde avec fièvre ce long monologue, la voix se déploie avec le talent qu’on lui connait, et le caractère dramatique du personnage est parfaitement bien rendu notamment dans le déchirant « Come uno spirito angelico Pura è la tua consorte ».
En donnant tout leur cœur à l’ouvrage, les jeunes musiciens l’accompagnent avec un brio incontestable.
Il Duca d’Alba, toujours de Donizetti, est une œuvre moins souvent donnée sur les scènes. Opéra en quatre actes sur un livret d’Eugène Scribe, composé en 1838, il a été laissé inachevé par Donizetti et terminé par Matteo Salvi. Grand opéra à la française, il a finalement été créé dans sa version italienne en 1882 seulement. Pour la petite histoire, c’est sur la base du livret français de Scribe que Verdi a composé plus tard ses Vêpres siciliennes (1855).
Juan Diego Florez aborde la scène et la romance située à l’acte 4 (et dont l’auteur est Matteo Salvi), « Inosservato penetrava… Angelo casto e bel », chantées par le patriote flamand et fils caché du Duc d’Albe, Marcello. Cela demanderait, ici aussi, sans doute, une voix un peu plus large et, en retour, un orchestre plus soft, mais le public prend son plaisir devant l’enthousiasme communicatif des artistes et la beauté de l’air même si le ténor se montre un peu avare des nuances nécessaires.
L’inévitable ouverture de la Forza del destino de Verdi suit, avec ses thèmes si connus… qu’il faut des formations de génie pour leur rendre justice.
Juan Diego Florez, lui, a choisi un Verdi peu connu, Jérusalem, avec le « Je veux encore entendre ta voix », où il montre l’extraordinaire beauté de sa diction française que nombre de chanteurs francophones pourraient lui envier… Sans le moindre soupçon d’accent, Florez déploie son beau timbre au service d’une langue qu’il sert fort bien et les œuvres du jeune Verdi lui conviennent.
Recyclage en grand opéra français des Lombardi alla prima crociata du même Verdi, Jérusalem n’eut jamais le succès de la version originale, mais comporte quelques beaux airs dont celui que nous a proposé le ténor hier soir, montrant jusque dans le choix de son répertoire, quel fin musicien il est, évitant autant que faire se peut, les « tubes » habituels de certains récitals.
La deuxième partie commence par un des titres emblématiques des ténors lyriques, le fameux « L’amour, l’amour… » suivi de « Ah, lève-toi soleil », l’air d’extase de Roméo dans le Roméo et Juliette de Charles Gounod, l’un des rôles souvent interprétés sur scène par le ténor et qu’il reprendra d’ailleurs en juin prochain à Berlin.
Florez n’a aucun problème avec les aigus et les suraigus qu’il lance avec force et qu’il tient longtemps, et comme le français lui va très bien, l’air est très joliment prosodié, avec l’élégance qui caractérise le style du ténor qui remporte un beau succès mérité.
Ce dernier air marque la fin du programme « opéra » (avant les « bis ») puisqu’ensuite JDF nous propose un air d’Offenbach, « le mont Ida » tiré de son opérette La Belle Hélène dans lequel il lui manque, sans doute, un tout petit peu de l’humour propre à la pièce, tandis que l’orchestre s’est déchainé, puissamment accompagné par la salle qui scande en tapant dans ses mains, pour le fameux « Cancan » très français de son Orphée aux enfers, autre parodie fort savoureuse.
L’on passe alors, sans transition (mais celle-ci va de soi), à la Zarzuela, en instrumental avec le préludio de La Revoltosa (1897) de Ruperto Chapí et l’Intermedio de La boda de Luis Alonso (1897) de Gerónimo Giménez, deux des grands compositeurs de ce répertoire.
À mi-chemin entre l’opérette et le théâtre lyrique, la Zarzuela connait un regain de popularité dans le monde hispanique et Florez, qui a débuté dans ce répertoire, se devait d’y revenir avec le talent et la notoriété qu’il a acquise désormais.
Et lui, comme l’orchestre des jeunes musiciens (infatigables), sont manifestement dans leur élément quand le ténor interprète successivement « El Mismo rey del moro », extrait de La Alegria del batallon de Jose Serrano, vaillante chanson d’amour, puis « Paxarín tú que vuelas » de La Pícara molinera (1927) de Pablo Luna et « Bella enamorada », la romance de Enrique extrait de El Ultimo romantico (1928) des compositeurs Reveriano Soutullo et Juan Vert.
Nous ne sommes pas familiers de ces titres, mais tous sont des références incontournables du répertoire et, à ce titre ont été et restent d’immenses succès dans le monde hispanique.
Juan Diego Florez en sortant sous son label ce très beau CD intitulé sobrement « Zarzuela » se donne la mission de faire connaitre le genre dans le monde lyrique tout entier et nous en a donné un aperçu, bien choisi, et fort séduisant lors de cette brillante soirée.
Mais il est également une tradition des concerts de Florez, c’est l’instant où, suite aux nombreux rappels, il sort sa guitare et s’installe pour une romance sans orchestre, comme un retour à ses origines, que le public adore. Le public en profite pour l’interpeler familièrement et chaleureusement d’ailleurs. Il choisit « Amor de mis amores » la version originale espagnole, composée par Angel Cabral, de « la Foule » chantée par Édith Piaf en 1958.
Et évidemment, c’est terriblement émouvant, très bien incarné avec un vibrant « Que nadie sepa mi sufrir » final qui déclenche une chaleureuse ovation.
Ce premier bis sera suivi de deux autres « cadeaux » destinés tout particulièrement au public latino-américain présent dans la salle, avec orchestre cette fois : « La flor de la canela », composée par Chabuca Granda en 1950, et devenu l’hymne de Lima dont elle chante avec nostalgie le passé suite aux grandes transformations sociales qu’a connu la capitale du Pérou. C’est, ensuite, le célèbre instrumental « El Condor Pasa » du compositeur péruvien Daniel Alomía Robles, thème de la zarzuela du même nom, et rendu célèbre par l’interprétation en chanson de Simon et Garfunkel dans les années 70.
Et notre ténor ne pouvait éviter de donner le célèbre « Nessum Dorma », l’air de Calaf de Turandot de Puccini, devenu depuis les concerts des trois ténors, l’emblème de cette tessiture.
Juan Diego Florez l’interprète avec ferveur et musicalité et arrache une standing ovation immédiate de l’ensemble de la salle. Même si l’on sait que sa voix ne lui permettra jamais d’incarner l’ensemble du rôle, on salue cet extrait bienvenu pour conclure brillamment ce concert qui a été intégralement filmé.
Visuels : rédaction, © Philharmonie de Paris, © Florez recording