Sur la scène de la Haus für Mozart, alors que Martin Kusej propose une relecture dynamique et légèrement insolente du chef-d’œuvre de Mozart, on se plaît à savourer une distribution idéale et la direction élégante de Raphaël Pichon, à la tête des Wiener Philharmoniker.
Au tout début de la représentation, les protagonistes apparaissent sur scène, nous font face et miment quelques attitudes qui les caractériseront par la suite. L’on retrouve ensuite Susanna et Figaro attablés à un bar. Dans le même temps, la Comtesse trahit son mal de vivre en avalant des pilules.
Ces trois saynètes nous plongent immédiatement dans l’univers de ces Noces, façon Martin Kusej ; un univers actualisé (parfois élégamment) avec des personnages qui nous « parlent », tout cela en respectant l’esprit général de la pièce et la musique raffinée du compositeur.
Tout en gardant la légèreté mozartienne, Kusej nous fait pénétrer dans un monde parfois, oppressant, tout en jouant aussi de la caricature et des excès des relations humaines. Chaque personnage oscille entre une incarnation juste et une parodie de lui-même. Du côté des femmes, les hormones s’en donnent à cœur joie et tant la Comtesse que Susanna, ne perdent jamais une occasion de lutiner Chérubin. Seule, Susanna ne rechigne pas, non plus, à quelques échappées coquines avec le Comte.
Certes, si cela ne correspond pas toujours au livret, on retrouve l’esprit de marivaudage qui prévaut dans l’œuvre de Mozart.
Quant au Comte, en macho (quelque peu mafieux), il s’imagine que tout désagrément ne peut se régler qu’à coups de pistolets. Régulièrement, les rapports de force entre hommes, forts ou faibles, surgissent, par exemple lorsque Figaro s’en prend violemment au jeune Chérubin.
Enfin, quelques scènes sont gentiment provocatrices telle celle, très drôle, qui se règle, dans les toilettes, entre Marcellina et Susanna, à coups… de papier toilette. À un autre moment, lorsqu’apparaît, sous la pluie, une multitude de jeunes femmes qui regardent le Comte, on ne manque pas de nous rappeler la dure condition de la femme dans un monde qui est, quoi qu’il en soit, dominé par les hommes.
Finalement, Kusej, certes, montre le désir féminin ou la violence masculine, mais il parvient toujours à garder (voire à approfondir) la forme d’ambiguïté inhérente à chaque personnage, celle que lesdits personnages possèdent chez Marivaux, comme chez Mozart / da Ponte, et ainsi, à conserver la puissance du propos sans détournement.
Même si certaines scènes sont plus réussies (le bal / la discothèque) que d’autres (« sua madre ? suo padre ? » ou celle du jardin), on doit souligner à quel point le dispositif de changements de tableaux est étourdissant. Ainsi, les décors, parfois froids mais toujours adaptés, apparaissent et disparaissent, comme par magie.
Le Comte et Figaro semblent, physiquement, être le négatif l’un de l’autre. Andrè Schuen a la prestance idéale du Comte et, si la voix est un peu claire, elle est aussi élégante que mordante. Son air (« Vedrò, mentr’io sospiro ») exprime la rage d’un personnage sûr de lui. De son côté, Krzysztof Baczyk, en Figaro, règne sur la scène tant par sa carrure imposante que par une autorité vocale naturelle due à une voix aussi profonde que ductile. Son air du dernier acte (« Aprite un po’ quegl’occhi »), chanté dans une rythmique soutenue, où l’homme interpelle le reste de la gent masculine sur la force des femmes, expose parfaitement les limites du sieur Figaro.
En lui offrant une très belle première scène qui exprime à la fois sa féminité et sa fragilité, Kusej semble éprouver une véritable affection pour la Comtesse d’Almaviva. De surcroît, avec Adriana González, nous sommes en présence d’une interprète d’exception. Contrairement à ce qui se pratique souvent, lorsque l’on convoque, pour le rôle, des artistes plus mûres, la jeune chanteuse trentenaire apporte toute la crédibilité de la désillusion d’une femme passée de l’insouciance de la jeunesse à l’indifférence de son mari et à l’abandon.
Ses deux airs sont un véritable enchantement grâce à la richesse du timbre, à un legato de rêve et à des aigus diaphanes. Lors du « Dove sono », elle réussit, par un extrême contrôle de la voix, à nous faire ressentir ses états d’âme avec une sensibilité incomparable.
Sabine Devieilhe a une voix qui s’épanouit naturellement dans les aigus, mais son médium s’est étoffé et le rôle de Susanna aujourd’hui, lui convient, parfaitement. L’artiste est une comédienne hors pair ; elle incarne une femme, volontaire, piquante et aussi libérée qu’il est possible de l’être dans cet environnement. À la vivacité spontanée de Susanna, elle ajoute l’infinie clarté de la voix comme dans le pétillant « Venite… inginocchiatevi ». Grâce au mariage des deux timbres nobles et totalement accordés, le duo de la canzonetta avec la Comtesse est alors un sommet absolu de chant qui exprime, avec délicatesse, deux faces de la sensibilité féminine.
Lea Desandre nous prouve, à chacune de ses nouvelles apparitions, que la voix, aussi bien que la technique, sont de plus en plus assurées et qu’elle est devenue l’une des meilleures interprètes pour ses rôles de « minots » souvent travestis. Forte d’un timbre de velours, d’un bel ambitus et d’aigus clairs, d’une homogénéité dans tous les registres, elle incarne un Cherubino dont elle fait parfaitement ressortir l’espiègle juvénilité.
Dans la suite d’une distribution qui ne connaît pas de faiblesses, Peter Kálmán, dans le rôle de Bartolo, nous offre une excellente et très sonore « vendetta », Kristina Hammarström interprète une très efficace Marcellina et Serafina Starke, une sensible Barbarina.
Enfin, si l’on a cité les artistes dans leurs solos ou duos, il ne faut pas oublier qu’ils font aussi honneur aux ensembles, dont le magnifique septuor de fin du 2e acte, et qu’à tout moment, ils sont brillamment accompagnés par le Konzertvereinigung Wiener Staatsopernchor.
À la tête du Wiener Philhamoniker, en grand praticien de cette musique, Raphaël Pichon connaît son Mozart sur le bout de la baguette et sait conserver ce ton de comédie qui prévaut dans cette œuvre brillantissime. Il contribue à la perfection d’une représentation qui démontre qu’entre Salzbourg et Mozart, règne toujours une intense histoire d’amour.
Visuels : © Matthias Horn