Ce mercredi 22 janvier, le réalisateur et metteur en scène hongrois Kornél Mundruczó était de retour au Grand Théâtre de Genève. Avec Jukka-Pekka Saraste à la direction de l’Orchestre de la Suisse Romande et la soprano russe Olesya Golovneva dans une prise de rôle, proposition est faite d’une Salomé de Strauss au 18ᵉ étage du Standard de New-York.
Lorsque le rideau s’ouvre sur la reproduction du bar du 18e étage du Standard avec un brin d’art déco et beaucoup de seventies, l’effet waouh fonctionne. Si le prophète Jochanaan (charismatique Gábor Bretz) est cantonné dans l’ascenseur qui s’irradie de néons aux moments clés, tout le reste est boisé, tamisé et bourgeois, tandis qu’en bas, le peuple crie. Cela ne dérange pas beaucoup la princesse Salomé, qui boude, écouteurs sur les oreilles, ni sa mère, qui vient draguer au bar, tandis que Hérode est encore à table. Tout le symbolisme de la lune passe un peu à la trappe, mais le décor est bien planté et va rester tel quel les trois quarts du spectacle : riche et engoncé. Avec un look d’adolescent également – un sweat shirt de l’université de Columbia, mais des propos pas woke du tout, condamnant la luxure, les femmes et les homosexuels – Jochanaan provoque le désir de Salomé. Cheveux châtains, un peu pâle, il n’a du prophète que la voix qui domine à la fois Salomé et l’orchestre, tandis que la jeune femme déclame sa fameuse tirade de désir face au public.
Très mobile et gracile, avec une voix claire de jeune femme, Olesya Golovneva incarne une princesse adolescente et capricieuse. Elle est la plus jeune de toute une tribu de femmes. Or, toute l’histoire de Salomé au 19e siècle, c’est d’échapper à sa mère, de se faire un prénom et d’affirmer avec son désir — et un insigne, le plateau — une individualité. Mais ici la princesse qui marque ses seins et son sexe au feutre est entourée par les serveuses du bar qui incarnent les corps désirables et exploités, et sa mère (puissante Tanja Ariane Baumgartner) termine sa danse, moins vieille qu’il n’y paraît. Il y a plein d’idées intéressantes pour camper cette Salomé gosse de riche abusée et violée, mais il y en a trop pour qu’on les suive toutes.
Rien que pour la fameuse danse des sept voiles la ligne directrice est difficile à décrypter. Salomé commence à danser au fond du bar avant d’y être invitée par Hérode, elle marche dans tous les sens en refusant l’obstacle de la danse, elle fait installer le prophète à côté de Hérode pour danser pour lui aussi, puis elle danse allongée avec ses comparses, puis elle se lance à la verticale seule, puis elle finit entre les jambes de Hérode qui l’emmène dans l’ascenseur pour la violer et sa mère finit la danse… Évidemment, les changements de position suivent les syncopes géniales de la musique de Strauss transmises par l’OSR. Quant à la question de la nudité, importante dans cet opéra orientaliste, ce n’est pas tranchée non plus : Salomé peint son sexe et ses seins comme pour se les réapproprier, une image forte. Et en même temps on revient à la revue classique string et seins nus pour les danseuses. Nous propose-t-on de trouver cela «sexy» ? On ne sait plus…
On sait en revanche que le daron-tétrarque (extraordinaire John Daszak, qui maîtrise le rôle sur le bout des doigts et est aussi un merveilleux acteur comique) campe un Trump tout-puissant qui résonne avec notre actualité. On y perd un peu les querelles de clocher entre sectes juives et la saveur des passages antisémites de l’opéra, on y perd aussi en majesté et en symbolisme, mais on y gagne en burlesque.
Le prophète lui-même est un gauchiste un peu comique. Et on entre dans ce monde pitoyable et apparemment confortable où les femmes sont des objets et des symboles de réussite sociale comme les autres. Cette langueur dure jusqu’à l’exécution du prophète. Et là, exit le plateau d’argent, le décor se déchire et une immense tête décapitée du Baptiste remplit la scène nue et les anciennes serveuses dénudées rejoignent Salomé pour agiter cette grande sculpture sanglante comme des vers. L’image est forte et le malaise commence. Encore une fois, d’ailleurs, cela a lieu en décalé, bien avant que Salomé finisse par baiser les lèvres trop grandes de l’objet de son désir.
Dans cette dernière partie visuellement très marquante, Olesya Golovneva se déploie comme actrice et sa voix prend une autre dimension. Il y a encore un ultime pied de nez de la femme fatale : la Salomé de Mundruczó ne meurt pas, elle est rejointe par les autres femmes pour lever le poing. Un art du décalage qui nous fait revisiter un personnage résolument fascinant.
Salomé, de Richard Strauss, direction musicale : Jukka-Pekka Saraste, mise en scène : Kornél Mundruczó, dramaturgie : Kata Wéber, chorégraphie : Csaba Molnár, avec Olesya Golovneva (Salomé, fille d’Hérodias), Gábor Bretz (Jochanaan, le prophète), John Daszak (Herodes, tétrarque de Judée), Tanja Ariane Baumgartner (Herodias, femme d’Herodes), Matthew Newlin (Narraboth), Ena Pongrac (le page d’Herodias), durée 1h45.
visuel © YH