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« Salomé » à l’Opéra de Francfort : le triomphe d’Ambur Braid dans la mise en scène très sombre de Barrie Kosky

par Helene Adam
05.02.2024

La reprise de la mise en scène de Barrie Kosky à l’Opéra de Francfort nous permet de voir, à nouveau, la performance extraordinaire de la spectaculaire Salomé d’Ambur Braid confrontée au prophète imperturbable et fanatique de Nicholas Brownlee. Succès garanti et soirée de fête.

Une lecture sobre et percutante

Barrie Kosky, grand homme de théâtre, aime les images fortes. Tout en restant fidèle à la lettre au texte d’Oscar Wilde, il ne montre que ce qui lui parait fondamental dans la trame de ce Salomé : la passion presque maladive d’une petite fille gâtée, sensuellement précoce, pour un homme intègre et fanatique, dont elle veut être aimée… par tous les moyens.

Et Kosky plonge la scène dans l’obscurité de cette nuit sur la terrasse du palais d’Hérode où seule la lune dispensera chichement un rayon éclairant fugitivement, mais vivement, les protagonistes. La lune est fortement symbolique chez Strauss : lors du premier dialogue, Narraboth vante la beauté de la princesse sous cet éclairage et le page voit dans l’astre nocturne, une femme qui sort de sa tombe puis une femme qui meurt. Car l’obscurité, c’est aussi celle de la citerne, de ce trou où se trouve le Prophète Jochanaan, interdit de parole, car trop dangereux pour le pouvoir du tétrarque de Judée. Le jeu de ces lumières, réalisées par Joachim Klein, est partie prenante de l’ensemble de la mise en scène.

Rien ne vient donc distraire le spectateur : pas le moindre accessoire sur scène ne figure les différents lieux. Il n’y a pas non plus de danse des sept voiles, mais une scène sinistre dans laquelle Salomé extrait d’elle-même la longue chevelure claire du Prophète. La sensualité extrême de la musique de Richard Strauss, qui signe là l’une de ces plus belles partitions, s’exprime presque brutalement dans la fosse si proche de ce plateau nu et noir.

Salomé, la lune et le Prophète

Salomé, le seul personnage éclairé en permanence, montre ses différents visages par le truchement de ses vêtements : robe argentée moulante et brillante, puis noire et pailletée, puis jupe ample grise avec envers en satin rose et pull col roulé, robe rose fuchsia élégante. Une succession de costumes de Katrin Lea Tag, qui évoquent les robes de soirée ou d’après-midi chics à l’opposé total des activités sexuelles passionnées auxquelles se livre Salomé.

Elle attire la lumière et l’absorbe pour elle seule. C’est « son » histoire, les autres sont des accessoires, entraperçus le temps d’un bref éclairage puis rapidement disparus dans l’ombre. Tout juste a-t-on le temps de voir le drame du suicide de Narraboth que l’on passe aux échanges durant le banquet où les cinq « Juden » ne sont que des silhouettes rendues invisibles par de longues robes et des capuchons qui leur couvrent la face. Hérode et Hérodias apparaissent un peu guindés, comme des bourgeois chics et bien habillés, totalement dépassés par la passion de leur fille/belle-fille, qui font pâle figure devant une telle étoile brillant de mille feux.

Reste le cas Jochanaan. Kosky lui donne une belle part, montrant cet homme à moitié nu, mais toujours résistant, qui ne cède en rien aux avances de la jeune fille et qui porte haut et beau sa croyance, avant que son destin funeste ne s’accomplisse et qu’il ne reste plus de lui qu’une tête au bout d’un crochet que Salomé aime, enfin, encore, rageusement. L’effet de la tête juvénile de Salomé apparaissant par une ouverture circulaire dans le mur du fond de scène qui devient alors la citerne où nous nous trouvons alors qu’un énorme crochet descend lentement au bout d’une corde pour remonter avec la tête de Jochanaan. Image saisissante, d’autant plus que Salomé, va jouer avec ce monstrueux trophée, l’ensemble évoquant fortement le tableau « L’apparition » de Gustave Moreau (1874) représentant la danse des sept voiles. Elle finit par s’en coiffer pour ne faire plus qu’un avec le Prophète.

Il est intéressant de constater à quel point la perception personnelle (et le talent propre) des grands metteurs en scène peut aboutir à des conclusions si différentes concernant la même œuvre. Lydia Steier à l’Opéra de Paris, prenait le parti de la profusion de détails orgiaques, faisant appel à de nombreux décors, accessoires, vidéos et figurants, pour représenter l’opéra de Strauss. Barrie Kosky se situe à l’exact opposé tout en ayant, de la même manière, le souci de décortiquer les fondements de l’attitude de Salomé. Entre ces deux extrêmes se situent nombre de visions récentes, de Castelluci à Salzbourg ou de Warlikowsky à Munich, toutes intéressantes, mais assez éloignées de cette très originale interprétation picturale de Barrie Kosky. Cette lecture est magistrale de A à Z. Elle montre d’ailleurs comment le talent d’un bon metteur en scène peut orienter la vision d’une œuvre sans la trahir, et surtout magnifier les performances de l’orchestre et des chanteurs.

Ambur Braid, Reine de la Nuit devenue Salomé

Car la réussite totale de cette Salomé tient aussi à sa distribution étincelante et de très grande qualité.

 

Salomé (Ambur Braid) – Photo Barbara Aumüller

Commençons par l’exceptionnel : les performances de Ambur Braid en Salomé et de Nicholas Brownlee en Prophète.

Nous avons vu quelques Salomé très intéressantes ces dernières années sur les grandes scènes de Salzbourg, Munich, Berlin, Paris. La figure d’une Salomé aux allures juvéniles et à la voix à la fois fraîche et puissante s’est imposée, donnant la possibilité à des sopranos pas forcément « dramatiques » ou wagnériennes accomplies, d’incarner un rôle à la tessiture redoutable.

Ambur Braid est de celles-là puisque son répertoire a débuté par Lucia ou la Reine de la Nuit, même s’il s’étend désormais aux héroïnes de Richard Strauss qu’elle sert très bien. Elle s’impose dans ce Salomé en 2020 à Francfort et poursuit la quête de ces rôles puissants à la tessiture tendue auxquels elle apporte tout à la fois un timbre brillant qui passe les déferlantes d’orchestre sans problème et les délicatesses d’une voix moirée aux mille couleurs et nuances. On n’oubliera pas de sitôt son « Gib mir den Kopf des Jochanaan ! », cette phrase musicale monstrueuse qu’elle chante avec une voix à la force tellurique et à l’innocence confondante tout comme son long monologue halluciné lors de son jeu macabre final. Elle se lance à corps perdu dans ce rôle réputé meurtrier où l’on croise rarement d’anciennes Reines de la Nuit et l’on doit reconnaître qu’elle joue gagnant dans ce choix de bousculer à ce point les « classements » classiques de répertoires et de tessiture. Elle affronte brillamment et sans la moindre stridence dans la voix, tant les aigus « forte » de la partition, ceux d’une soprano résolument « spinto » que ses quelques redoutables graves qui se placent un peu en dessous de la zone de confort d’une mezzo dramatique.

Elle avait également attiré notre attention récemment à l’Opéra de Lyon en Färberin (Teinturière) dans Die Frau Ohne Schatten après s’être distinguée l’année précédente en Eva dans le rare L’Irrelohe de Franck Schrecker.

 

Et dans cette réalisation qui tourne résolument le dos à toute tentation exotique et orientaliste, elle est divine. En héroïne d’une tragédie pure, elle montre en permanence à quel point son désir de réaliser ses fantasmes et de jouir sans entrave la rend presque surnaturelle, dominant l’ensemble du genre humain qui l’entoure, pour se hisser à la hauteur spirituelle inatteignable du Prophète. Ses mouvements sur scène s’apparentent souvent à ces pas de danse qu’elle refusera à Hérode, et sa lumineuse présence irradie l’ensemble de la performance. Dès la première minute, elle apparaît au loin en robe fourreau claire et longue, coiffée d’une étrange crête d’oiseau, sorte de panache de plumes blanches, vive lumière au bout d’un plateau noir, tandis que des bruitages de volière précèdent les débuts de l’ouverture musicale.

L’art vivant est ainsi fait de rencontre avec des interprètes exceptionnels et charismatiques, au chant souverain, mais aussi à la présence charnelle puissante, qui savent réellement incarne un rôle sans jamais sacrifier aucun des deux piliers de l’opéra, la musique et le théâtre. Ambur Braid appartient à ce bienheureux clan au sein duquel se sont également distinguées récemment des sopranos remarquables comme Asmik Grigorian.

Salomé (Ambur Braid) et Jochanaan (Nicholas Brownlee) – Photo Barbara Aumüller

Nicholas Brownlee, un Prophète magnifique

Nous avions également déjà fortement apprécié le baryton-basse Nicholas Brownlee, en Sachs dans Les Maitres Chanteurs à Francfort il y a deux ans. Il a été hier l’un des plus beaux Jochanaan entendus depuis longtemps dans les multiples Salomé de ces dernières années. Outre sa facilité à assurer l’ambitus requis entre les graves et les aigus du rôle, il possède lui aussi une voix à la fois puissante, percutante, aux couleurs mordorées et au legato impeccable ; autant d’atouts qui font de ce personnage inaccessible, l’être hors du commun qu’il est dans l’ouvrage de Strauss, celui qui corrige ses potentielles faiblesses en se fustigeant et qui reste stoïquement insensible aux avances très osées de la belle Salomé. Le chanteur rejoint l’acteur et une fois encore, nous nous félicitons de cette qualité de distribution dont Francfort semble posséder le secret tant il est courant, ailleurs et singulièrement dans ces opéras si difficiles à chanter, que l’homogénéité du plateau vocal ne soit pas parfaite.

Un plateau vocal de haute qualité

Ainsi le ténor Matthias Wohlbrecht qui chante à Karlsruhe ou Dortmund notamment, est un Hérode vindicatif autant que vain, qui poursuit ses chimères de pouvoir absolu d’une voix de stentor dont on perçoit en permanence les fêlures et les doutes. C’est du grand art, c’est très bien incarné, et cet artiste familier des rôles de Mime et de Loge (Das Rheingold et Siegfried de Wagner), ou du Hauptmann (Wozzeck de Berg), trouve là un très bel emploi où chacune de ses apparitions fait mouche.

Salomé (Ambur Braid) – Photo Barbara Aumüller

Herodias c’est la mezzo-soprano de Francfort, Claudia Mahnke, voix puissante elle aussi, wagnérienne et straussienne, elle marque le rôle de la mère de Salomé de son empreinte vocale et scénique parfaitement maitrisée, aigus souverains et jamais « criés », longue ligne de chant très harmonieuse. Le ténor Michael Porter est également membre de l’ensemble des solistes de Francfort et à ce titre, n’hésite jamais à multiplier les rôles, passant de Tamino à Narraboth avec cette facilité des artistes bien formés musicalement. Projection importante et sonore, beau timbre émouvant, il campe avec classe l’amoureux éconduit et désespéré. C’est aussi le cas de la jeune mezzo-soprano Bianca Andrew qui interprète avec talent le page d’Herodias.

Parmi les cinq « Jude » qui, ensemble ou séparément, se livrent à un très joli numéro de querelle talmudique, on « reconnaît » (à la voix et aux saluts puisque comme les autres, il est dissimulé sous une cagoule), le jeune Tamino de la veille, le ténor Magnus Dietrich entouré des ténors Theo Lebow et Andrew Bidlack, autres habitués de la maison, du jeune ténor  Andrew Kim, nouveau venu dans l’Opernstudio de Francfort, et de la basse Alfred Reiter, excellent Astradamors, récemment dans Le Grand Macabre. Et l’on n’oubliera pas de citer les plus petits rôles, parce que comme toujours à Francfort la distribution est parfaite jusqu’au dernier comprimari : Les Nazaréens de Thomas Faulkner et Sakhiwe Mkosana, les Soldats de Erik van Heyningen et Seungwon Choi, l’esclave de Chiara Bäuml.

La vivacité élégante de Leo Hussain

Le chef d’orchestre Leo Hussain dirige avec fougue et passion ces magnifiques artistes qu’il respecte profondément prenant soin de ne jamais les couvrir. Sous sa baguette l’orchestre de l’opéra de Francfort multiplie les belles pages, les déferlantes straussiennes comme les moments orientalisants ou plus mystérieux qui créent cette atmosphère unique propre aux œuvres de Richard Strauss.

Et n’oublions pas de rappeler que cette belle soirée avait commencé par un royal accueil de la part de la direction de l’opéra, offrant aux spectateurs champagne et petits fours à volonté. Une convivialité bien agréable !

Opéra de Francfort/Oper Frankfurt

Tableau de Gustave Moreau « L’apparition », Musée Gustave Moreau, visuel © Photo RMN – René-Gabriel Ojéda

Photos de la représentation de l’Opéra de Francfort : © visuel Barbara Aumüller