Saioa Hernández : « Ma vocation m’a trouvée, plutôt par hasard, alors que je ne la cherchais pas »

Vous avez fait vos débuts parisiens en 2022 à l’Opéra Bastille, précisément dans le rôle-titre de Tosca que vous allez assumer encore une fois, d’ici peu, dans ce grand théâtre lyrique, après y avoir incarné Aïda. Verdi et Puccini pour commencer votre saison 2025-2026. Lequel des deux compositeurs préférez-vous ?

Je les aime tous les deux, même si j’ai plus d’affinité avec Puccini. Je me sens dans mon élément quand je chante ses opéras, peut-être parce que Verdi nous met face à des défis majeurs : passages musicaux qui demandent plus d’agilité vocale, une orchestration plus légère, et donc une exposition accrue pour le chanteur. Chez Puccini, la densité orchestrale est renforcée et les rôles plus lourds. Les défis sont différents : le chanteur ne doit pas lutter contre l’orchestre pour être écouté, au contraire, il doit s’intégrer au son des musiciens. Et puis, Puccini demande une meilleure gestion de l’énergie.

Et lequel des deux personnages vous intéresse le plus ?

Je me sens bien plus à mon aise dans Tosca. Sans doute parce que je l’ai déjà joué à plusieurs reprises. En plus, je suis plus proche de la nature de Tosca que de celle d’Aïda.

Quel est le défi majeur de ce personnage ?

Il faut faire très attention à ne pas tomber dans le cliché de la diva d’opéra, à ne pas surenchérir.  Tosca est beaucoup plus qu’une diva. J’essaie de mettre en lumière ces détails qui permettent d’émerger la vraie femme, qui n’est pas qu’une cantatrice célèbre. Au premier acte, il faut souligner que la jalousie fait partie d’un jeu amoureux entre elle et Mario. Au deuxième, il faut faire ressortir qu’elle doit prendre une décision clé : céder à Scarpia et sauver son bien-aimé, ou ne pas le faire et laisser l’inévitable se produire (ndlr : l’exécution de Mario Cavaradossi).

Vocalement, les défis sont nombreux. J’ai déjà évoqué la gestion de l’énergie chez Puccini. D’une part, Tosca chante beaucoup, surtout au deuxième acte qui s’apparente à un long récitatif, plus expressif que mélodique, exigeant beaucoup d’énergie. Il faut veiller à ce que la scène ne bascule pas dans un moment de folie avec des cris en veux-tu en voilà ! D’autre part, la soprano doit chanter (et non parler) les passages où la partition indique « quasi parlato », car le compositeur a écrit des notes. Une autre difficulté importante : la tessiture du rôle est très étendue (au deuxième acte, il y a plusieurs si naturels et do, ainsi que lorsqu’elle avoue à Mario avoir tué Scarpia).

Vous avez chanté dans de nombreuses productions de Tosca. C’est un rôle marqué par les plus grandes chanteuses de tous les temps. Croyez-vous avoir apporté quelque chose de nouveau ou de personnel au personnage ?

C’est à juste titre que ce rôle est qualifié de rôle de diva, non seulement parce que l’héroïne est une chanteuse célèbre, mais aussi parce que, à l’instar de Norma, Lady Macbeth ou Aïda, le rôle exige bien plus qu’une voix appropriée ; il requiert un charisme particulier, une personnalité unique. Voilà ce que chaque artiste apporte. Il s’agit de n’imiter personne, mais d’être soi-même au sein du personnage et de le libérer de tout cliché. Tosca restera toujours une diva, mais on doit lui accorder la dignité qu’elle mérite.

Il faut aussi respecter la partition, notamment dans les passages déclamatoires. C’est peut-être là que je peux fournir ma contribution. Par exemple, le dernier vers du deuxième acte, « e avanti a lui tremava tutta Roma », que Tosca prononce dans un moment très dramatique, doit être chanté, non parlé, car les notes sont écrites. C’est une phrase difficile puisque, en plus, la tessiture est assez grave après des passages très aigus, d’une grande puissance, et toute l’énergie déployée dans la mort de Scarpia.

Cette fois-ci votre Mario sera le grand ténor Roberto Alagna.

 Roberto Alagna lors des trois premières représentations et Jonas Kaufmann dans les trois autres.

Quels partenaires !

(Rires). J’ai déjà chanté avec eux. Andrea Chénier avec Roberto, en 2019, au Covent Garden. La veille, j’avais fait mes débuts dans Nabucco à Dresde et on m’a appelé du ROH pour un remplacement de dernière minute. Et avec Jonas, nous avons interprété La Gioconda à Sydney. C’était sa prise de rôle en Enzo.

La scène du suicide de Tosca est potentiellement dangereuse. Quand vous incarnez la diva, demandez-vous des préventions spécifiques pour ce moment-là ?

Les théâtres prévoient toujours tout et prennent toutes les précautions nécessaires pour éviter les accidents. Je me suis fait mal à l’épaule à plusieurs reprises pendant les chutes de Tosca, mais rien de grave qui ait duré plus de deux jours. Pourtant, malgré toutes les précautions, quelquefois j’ai un peu peur à cause des décors ou des caractéristiques de la scène. Il y a des théâtres où l’on peut sauter debout, d’autres sur le côté. À Munich, je devais sauter en avant et atterrir sur le côté dans un espace de deux mètres de large qui ressemblait à une baignoire, et cela, dans le noir, comme d’habitude. Mais les murs étaient recouverts d’un revêtement moelleux, et il y avait un matelas de chute comme ceux utilisés en gymnastique acrobatique, assez ferme pour ne pas rebondir et assez souple pour que mes articulations ne souffrent pas en tombant. Ceci dit, les chanteurs, nous ne sommes pas des acrobates (rires), et quand on se lance dans le vide, on est en train de jouer la scène de façon à la rendre aussi réelle que possible. En tout cas, pour la production de l’Opéra Bastille, je n’ai pas peur du tout. Elle est très particulière (rires). Il n’y a pas de véritable chute, et l’opéra se termine d’une manière différente, très poétique, belle et marquante.

Parlons maintenant de votre intérêt pour l’art lyrique. Vos parents n’étaient pas musiciens et vous avec commencé à chanter dans un chœur universitaire. Quand avez-vous réalisé que le chant était vraiment votre vocation professionnelle ?

Je chantais dans une chorale et interprétais de la musique symphonique ou chorale avec des ensembles de musique privés. J’y prenais plaisir, mais pas assez pour en faire mon métier. À l’époque, je ne connaissais rien à l’opéra. C’est en France qu’est né mon intérêt pour cet art. En 2005, une compagnie privée m’a invité à intégrer le chœur de La Traviata lors d’une tournée en France. C’était la première fois que je montais sur scène en costume et que j’incarnais un personnage. Cela m’a profondément marquée. À cet instant, j’ai su que c’était ce que je cherchais. Je dis toujours que ma vocation m’a trouvée, plutôt par hasard, alors que je ne la cherchais pas. J’y ai aussi rencontré mon futur mari, le ténor italien Francesco Pio Galasso. Après la tournée, il a déménagé en Espagne et nous avons commencé à prendre des cours avec un professeur, rêvant de devenir des chanteurs professionnels.

Imaginons pour un moment que vous ne vous soyez pas consacrée à l’art lyrique. Dans quel domaine professionnel auriez-vous cherché à vous épanouir ?

J’avais obtenu mon diplôme d’enseignante et travaillais dans des écoles. J’aurais probablement continué sur cette voie, car je m’épanouissais dans mon travail. En plus, je chantais dans une chorale et participais à d’autres spectacles, comme hobby. Mais j’ai toujours été assez ouverte en ce qui concerne mon avenir professionnel et je sais m’adapter à différentes situations. Les choix que j’ai faits dans ma vie ont toujours été mûrement réfléchis et, quand j’ai choisi quelque chose, je m’y consacre pleinement.

Beaucoup de jeunes chanteurs ne réalisent pas que se préparer pour une carrière lyrique demande un important investissement de temps, d’énergie et d’argent.

Oui, beaucoup ! Autrefois, il y avait des mécènes, des personnes qui aidaient sur le plan économique ou par des contacts. En Europe, cela n’existe plus. Un jeune doit beaucoup investir et trouver un agent sans lequel il est pratiquement impossible d’accéder aux théâtres.

Cependant, Carlos Caballé a décelé votre potentiel lors du concours Manuel Ausensi à Barcelone et vous a aidé. Quelle influence cette rencontre fortuite a-t-elle eue sur votre carrière ?

C’est vrai. Il m’a remarquée à la Finale du concours, ainsi que Mirna Lacambra, présidente de l’association « Amigos de Sabadell » qui organise chaque année une saison d’opéra présentant des titres rarement joués. Ils sont venus tous les deux me féliciter dans ma loge après le concours, car j’avais remporté le Premier Prix. Carlos m’a dit : « En septembre, tu feras tes débuts dans le rôle de Norma à Catane. ». Et elle a ajouté : « En octobre et novembre, tu seras à Sabadell (ndlr. : en Catalogne) pour tes débuts dans Il Pirata de Bellini. ». Ainsi, quatre ans après avoir commencé mes études de chant, en 2009, je me suis retrouvée à faire mes débuts dans deux rôles des plus difficiles du belcanto.

Je les ai préparés avec Montserrat Caballé. Ces cours ont été gratuits, tout comme la médiation de Carlos dans la négociation contractuelle avec le théâtre de Catane. Je leur serai toujours reconnaissante, car en début de carrière, on est souvent endetté ! Tout notre argent servait à payer les cours de chant (une mauvaise expérience, il faut le dire. On n’a pas toujours la chance de trouver un bon professeur). Bref, j’ai fait mes débuts dans le rôle de Norma dans la ville natale de Bellini, aux côtés de Gregory Kunde, un chanteur extraordinaire, et je chantais le rôle-titre de la seconde distribution, après la Norma de June Anderson ! Et Montserrat Caballé est venue me voir !

Gagner ce Premier prix a donc été capital pour moi. Mais, pour en arriver là, il avait fallu me préparer et participer à d’autres concours. Un jeune chanteur doit se faire connaître, se produire sur scène, frapper à toutes les portes. Rien ne tombe du ciel.

Pensez-vous donc que participer à des concours est une expérience nécessaire pour les jeunes chanteurs lyriques ?

Tout à fait ! Il est essentiel de participer à des concours, des auditions, de saisir toute occasion de se faire entendre. Cela met leurs compétences à l’épreuve et ils sont amenés à renouveler leur répertoire et à préparer de nouveaux titres. Un chanteur progresse et s’épanouit en chantant. Au surplus, il est nécessaire d’apprendre à accepter les critiques, car cela permet de garder les pieds sur terre. Les concours sont aussi très importants pour apprécier le niveau des chanteurs venus d’ailleurs, rencontrer des collègues et échanger avec eux. On apprend beaucoup de ses pairs.

Dans tous les métiers, il existe des jalons qui marquent des étapes. Quels sont les événements les plus importants de votre carrière ?

Il y a eu, bien sûr, mes débuts absolus dans Norma. Puis, l’opéra Francesca da Rimini (de Riccardo Zandonai), que j’ai interprété pour la première fois à Strasbourg, m’a introduit dans un autre répertoire : le vérisme. J’ai tout de suite senti qu’il m’allait comme un gant. Un monde nouveau s’était ouvert à moi, et cela m’a si profondément marquée que mon album solo « Il verismo d’oro » lui est dédié. Il reflète ma personnalité artistique, ma façon de m’exprimer par le chant, et c’est encore un des moments importants de ma carrière. Quelques mois plus tard, j’ai fait mes débuts dans La Wally de Catalani à Piacenza, ce qui m’a ouvert de nombreuses portes en Italie et, l’année d’après, La Gioconda, diffusée en direct à la télévision. Vint ensuite mon premier rôle à La Scala, le 7 décembre 2018, dans l’opéra Attila de Verdi. Dès lors, ma carrière a pris son envol.

Il y a aussi d’autres moments de ma vie professionnelle qui peuvent sembler moins importants, mais qui ont marqué un tournant dans ma carrière. J’en souligne un : j’ai dû attendre longtemps avant de faire mes débuts en 2021 au Teatro Real de Madrid, ma ville natale, mais aujourd’hui nos rapports sont excellents dans un climat de collaboration, de respect et de dialogue, notamment concernant des œuvres que je pourrais y chanter ou même y faire mes débuts.

Il est vraiment intéressant d’avoir la possibilité de proposer les titres que l’on souhaite interpréter. Croyez-vous que les chanteurs puissent réellement choisir les rôles qui les intéressent, ou doivent-ils se contenter de ceux qui leur sont proposés ?

Ceux qui viennent de me rencontrer alors que j’ai déjà une carrière bien établie pourraient dire : « C’est facile pour vous, vous êtes connue. » Or, avant même de remporter le concours Manuel Ausensi, je posais déjà mes conditions pour les rôles que j’acceptais dans des compagnies d’opéra privées ou des opéras-studio qui payaient des cachets très faibles. Il faut savoir dire non et exprimer ses besoins.

Il importe d’être sûr et certain de ce qui est vraiment prioritaire pour soi. Trois points sont à considérer : le rôle (si on souhaite très fort le chanter ; son adéquation à la tessiture du chanteur) ; les conditions artistiques (qui va assurer la direction de l’orchestre et l’endroit où aura lieu la représentation), et la rémunération. Tout ne sera jamais parfait. Chacun doit évaluer si cela en vaut la peine en fonction des priorités du moment. Mais, une fois les conditions acceptées, il n’y a plus lieu de se plaindre. Bien sûr, je ne parle pas des cas où il faut gagner sa vie pour assurer sa subsistance.

En quinze ans de carrière, vous avez interprété un vaste répertoire. Cette saison, vous avez un beau choix d’œuvres : du Verdi, du Puccini et des titres véristes.

Comme il se doit (rires).

Quelle est votre technique pour interpréter des personnages fort différents au cours d’une même saison ?

La technique vocale est toujours la même. C’est le style qui change. Mon secret, c’est d’avoir un bon nombre de répétitions, et d’y chanter à pleine voix afin de me réapproprier, physiquement et vocalement, un répertoire différent. À titre d’exemple, ce serait le cas si je devais incarner Leonora dans Il Trovatore, ou un opéra similaire, et que je venais de chanter La Gioconda.

Le problème, c’est que le temps des répétitions se voit de plus en plus réduit, soit par décision des théâtres, soit parce que les artistes ne veulent pas répéter longtemps, ou lorsqu’on doit faire un remplacement. Par ailleurs, les théâtres de répertoire — comme beaucoup d’Opéras allemands — ne proposent qu’une semaine de répétitions. Bien entendu, d’une manière générale, il s’agit de rôles — voire de productions — que l’artiste a déjà interprétés.

De temps en temps, vous vous produisez dans des zarzuelas. Aimeriez-vous le faire plus souvent ?

J’aime beaucoup la zarzuela. Je pense que c’est un genre qui gagnerait à s’internationaliser davantage et qu’il devrait y avoir plus de chanteurs étrangers interprétant des zarzuelas et des opéras espagnols, à l’instar des chanteurs du monde entier qui chantent en plusieurs langues autres que la leur. Certes, comme pour les opérettes, les dialogues parlés pourraient poser problème. Mais rien qui ne puisse être résolu par du travail. Qui plus est, l’opéra espagnol n’en a pas. Un autre problème provient du fait que la zarzuela est jouée presque seulement au Teatro de la Zarzuela de Madrid. Elle devrait aussi être présente dans d’autres théâtres espagnols et sur les scènes internationales.

Quels sont vos projets pour les saisons à venir ?

Le projet le plus proche serait mes débuts dans le rôle de Manon Lescaut, un rôle que je souhaite interpréter depuis longtemps. Mon retour à Paris est un autre projet important. À une date ultérieure, je souhaiterais aussi chanter un opéra allemand du XXe siècle. Ce sont des projets dont je ne peux pas encore parler en détail.

Comment imaginez-vous votre carrière et votre vie dans dix ans ?

En toute logique, des choses auront changé. J’espère que le rythme de ma carrière sera un peu plus lent, même si je l’ai déjà quelque peu ralenti après cinq ans très intenses suite à mes débuts à La Scala. Une saison, j’ai fait mes débuts dans cinq grands rôles, ce qui est un peu beaucoup ! J’espère que lorsque j’aurai chanté cet opéra allemand dont j’ai parlé, il sera couronné de succès, ce qui me permettra d’aborder d’autres titres du répertoire allemand. J’aimerais aussi encore élargir mon répertoire avec des opéras véristes rarement joués.

Avec un emploi du temps aussi chargé, quand prenez-vous le temps de recharger vos batteries ?

En général, une fois finie la production, avec mon mari, nous rentrons chez nous. Même s’il ne nous reste que quinze jours avant le prochain voyage, nous passons le plus clair de notre temps à nous reposer, tellement nous sommes épuisés. Du coup, on attrape toutes les maladies que notre corps, stimulé par l’adrénaline des répétitions et des spectacles, avait évitées. Et puis, bien qu’on essaie de laisser de côté l’activité professionnelle, on ne peut pas s’empêcher de penser aux spectacles à venir.

Nous ne prenons quasiment jamais de vacances au sens propre du terme, car nous sommes constamment en déplacement pour notre travail. Et quand on a quelques jours de congé, on a envie de rester à la maison, de faire le strict minimum et d’en profiter pour voir nos proches. Ce Noël, nous le passerons en Italie avec la famille de mon mari, en essayant de ne pas tomber malades et de ne pas faire d’excès alimentaires !

Ce fut un véritable plaisir de parler avec vous, Saioa.

Pour moi aussi, j’espère que nous nous reverrons un de ces jours.