Repoussée depuis plusieurs années, à cause de la crise sanitaire, la première production de l’opéra d’Olivier Messiaen, Saint François d’Assise, se donne enfin au Grand Théâtre de Genève. Saint François d’Assise, ce sont près de 300 musicienn.e.s et voix sur scène dans la partition originale, cinq heures trente de spectacle qui défilent en tableaux et la mise en scène éblouissante d’Adel Abdessemed. Une splendeur !
Créé en 1983 à Paris, Saint François d’Assise est rarement donné, tant cet unique opéra du compositeur – que Messiaen considérait comme la somme de son œuvre – est monumental. L’orchestre est sur scène, car en fosse, il n’y a tout simplement pas la place. Et c’est encore en 2023 une œuvre « contemporaine », où l’on se laisse étonner par les syncopes et surprendre par les ondes Martenot. C’est parfois difficile à suivre. Et parfois, cela touche directement l’âme. Par exemple, « L’Ange musicien » transmet immédiatement ce qu’est la grâce à ceux et celles qui en seraient le plus éloigné.e.s. Le livret, écrit par Messiaen lui-même, est d’une pureté et d’une beauté saisissante. Et il suit très traditionnellement la vie de saint François par « tableaux », de la croix à la mort et à la vie éternelle en passant par les anges et le baiser au lépreux. Il y a trois actes, référence à la trinité, et pourtant tout converge et tout est synesthésie dans ce fleuve qui ascensionne pour viser la tête des oiseaux qui chantent, comme un Golgotha.
À la direction de l’Orchestre de la Suisse romande, Jonathan Nott nous embarque pour un long voyage où la musique est tout sauf abstraite. Les voix sont exclusivement masculines, comme à l’époque de saint François, sauf un ange, apparition habillée en Alaïa (superbe Claire de Sévigné). Dans le rôle-titre, le baryton Robin Adams force le respect. Quant aux membres du chœur, ils sont aussi nombreux et intenses que parcimonieusement placés.
À partir du moment où le Grand Théâtre est plongé dans le noir, on n’en ressort que brièvement pour deux pauses en six heures. Mais entre les trois tableaux, on reste dans le noir et la possibilité de méditer. Et surtout, la possibilité de rester saisi par chacun des tableaux concoctés dans divers médias par Adel Abdessemed, qu’on retrouve fidèle à lui-même dans chaque œuvre, et, ce faisant, en dialoguant comme laïc avec la foi de Messiaen, il lui est peut-être plus que tout autre fidèle. Chaque lever de rideau et chaque annonce au néon de la scène qui va suivre s’ouvre sur un éblouissement : ses pigeons immenses ou filmés rejoignent les oiseaux adorés par Messiaen, et le hammam de son enfance est un clin d’œil au baptême, à Ingres, mais aussi à l’enfance du plasticien. Et les deux grands écrans ronds qui cachent et découvrent l’orchestre sont à la fois des gongs, des boucliers et des lieux de dialogue entre l’étoile, la croix et le plateau de métal du nord de l’Afrique où tout dialogue sans convertir. Avec ses costumes contemporains recyclés et merveilleux, avec la lumière proprement divine de Jan Kalman, Abdessemed ne refuse pas l’ascension au saint François de Messiaen. Mais il offre en même temps au spectateur tout un espace de reflet, de réflexion et de liberté qui lui permet de se poser, sans clichés, les questions essentielles que le saint avait déjà pour son époque.
Une très grande production d’un très grand opéra, rare, à voir jusqu’au 18 avril au Grand Théâtre de Genève.
Visuels : © Carole Parodi