« Rusalka » à Stuttgart, le triomphe du bel opéra de Dvořák magnifiquement servi

Triste conte de fées moderne

Rusalka est une histoire, mélancolique et romantique d’ondine tombée amoureuse d’un prince, mais dont la tentative de vivre hors de l’eau se soldera par un échec, son Prince la trompe avec une princesse étrangère et elle doit retourner à ses origines, récoltant en sus la damnation éternelle. Seule la mort permettra le retour (relatif) à l’harmonie de leur amour.

Le livret s’inspire du folklore tchèque et l’œuvre de Dvořák sera fêtée dans son propre pays comme un hommage national à la langue, les chants folkloriques et les traditions magnifiées par l’écriture musicale puissante du compositeur.

Elfes, esprits des bois, nymphes, esprit de la mer, sorcières, peuplent le monde imaginaire et enchanté du conte, tandis que les humains représentent le versant trivial, loin de toute magie, prosaïque et intéressé, dont seul le Prince tente de s’extraire pour vivre sa vie.

La nature s’invite en permanence dans ce bel ouvrage, opposant ses lois dénuées d’hypocrisie si l’on en respecte les règles, à celles, arbitraires et injustes, du monde civilisé. Ainsi l’opéra s’ouvre avec les chants de trois esprits des bois qui attirent les ondins à la surface de l’eau.

La belle Rusalka supplie la lune dans un air célèbre et sublime, de la laisser aimer son prince, un humain. La sorcière Ježibaba lui en offrira la possibilité, mais mettra comme condition son mutisme.

Son père, l’esprit du lac, Ondin (Vodnik en tchèque et Wassermann en allemand), tentera de la dissuader de cette folie et, ensuite, de la protéger des conséquences maléfiques.

Indifférente à ce monde, la princesse étrangère poursuit de son côté le prince de son assiduité amoureuse et l’emportera, empêchant son mariage avec l’ondine, devenue muette et sans nom.

Autant de personnages importants dans le récit auxquels se rajoutent les apparitions plus courtes, mais nodales, du garde-chasse et de son neveu.

Le dédoublement du monde enchanté

Le parti pris de la mise en scène, révisée par Johannes Oertel pour cette reprise, est très audacieux et il arrive qu’on se perde un peu dans la représentation dédoublée des personnages imaginaires. Mais on admire dans le même temps le savoir-faire des artistes puisque chaque double, en parfaite synchronisation avec l’original, articule les paroles chantées par l’interprète lyrique, tout en se livrant à des mouvements de danse très évocateurs de la scène en cours, suivant une chorégraphie élégante de Judy LaDivina. Au contraire des elfes et ondins, les humains ne sont pas doublés et ne possèdent donc pas ce miroir fantasmagorique façon Final Fantasy de drag queens donnant en quelque sorte une image de l’âme des créatures de la nature.

Ainsi, à l’acte 1 par exemple, les elfes chanteuses sont juchées sur une passerelle en hauteur, tandis que leurs répliques évoluent sur le sol, face à un immense miroir incliné, figurant le lac, qui reflète leurs gestes et leurs silhouettes.

C’est esthétiquement très réussi – bravo à Jelena Miletić pour ses costumes – et la progression du concept conduit à quelques trouvailles parfaitement en phase avec l’esprit, la lettre et la musique de l’œuvre de Dvorak.

Ce respect millimétré du rythme est l’un des points forts d’une belle production qui suscite des manifestations de satisfaction du public à plusieurs reprises.

À l’acte 2, la passerelle est descendue et le monde réel prend place sur le plateau décoré de manière plus classique, tandis que les êtres imaginaires comme leurs doubles fusionnant en deux silhouettes miroirs et notamment Rusalka et son père, sont relégués sur le devant de la scène, grimpant parfois le niveau au-dessus, mouvements qui symbolisent leur tentative d’entrer dans l’autre monde et de s’y imposer.

Le sosie de Rusalka est la trouvaille la plus originale du concept, puisqu’il s’agit de Reflektra, nom d’artiste du danseur, et artiste drag Queen australien, Joe Small dont l’adresse et le talent donnent une véritable image terriblement sensuelle de l’ondine, son silence forcé prenant tout son sens comme son désespoir face à l’attitude du Prince.

Le bleu des vêtements et des cheveux devient peu à peu envahissant tandis que Prince et princesse sont vêtus d’un rouge qui symbolise la chaleur et la vie et que, trait d’humour apprécié également du public, le garde-chasse et son neveu portent des gilets oranges de manutentionnaires chargés des mouvements de la passerelle et des échelles diverses.

Le miroir du fond se redresse soudain après l’entracte pour le dernier acte, reflétant l’orchestre, les mouvements de sa cheffe et, bientôt, l’ensemble de la salle, le double de Ježibaba apparaissant simultanément dans la grande loge royale face à la scène.

Compliqué à imaginer, mais du plus bel effet lors de la représentation !

À la fin quand Rusalka embrasse le Prince sur sa demande pour provoquer sa mort, Reflektra se démaquille sur le côté et redevient homme avant de s’élever dans les airs quand l’ondine et son amoureux disparaissent sous la scène, happés par une trappe.

On aime ou pas cette habitude des metteurs en scène de prévoir des doubles aux chanteurs. Ce n’est pas toujours très réussi, c’est même souvent très artificiel et plaqué. Cette fois, cela prend vraiment du sens et l’on ne peut que saluer le talent des uns et des autres dans cette remarquable synchronisation très équilibrée.

Oksana Lyniv, LA cheffe

Le redressement du grand miroir à l’acte 3 permet de voir la cheffe en action, ce qui est particulièrement appréciable.

Car il est vraiment surprenant de constater comment, avec aussi peu de mouvements et une stature plutôt menue, cette dernière parvient à insuffler une telle dynamique à l’orchestre de l’opéra de Stuttgart.

Sa lecture de la très belle partition de Dvořák respecte l’expressionnisme et la tension dramatique de l’ouvrage, mais également le génie des incursions mélodiques superbes dans le folklore tchèque et on a l’impression de passer sans cesse d’une ballade romantique au clair de lune à la fureur déchainée des éléments passionnels déclenchés par l’audace des deux amoureux brisant le cercle de l’harmonie.

Et il lui suffit de petits gestes précis, mais économes en effets ostentatoires, pour obtenir de l’ensemble instrumental, autant de couleurs, de nuances, de contrastes comprenant ses moments lyriques émouvants et ses accélérations sonores excitantes.

Nous l’avions déjà appréciée dans Wagner. Elle confirme son talent pour le répertoire qui suit.

Un si beau plateau

Stuttgart comme la veille pour Le Joueur, peut s’enorgueillir de qualité et de l’homogénéité de ses distributions sur le plan vocal d’abord. La Rusalka est interprétée par la touchante soprano Esther Dierkes, dont la voix et la silhouette juvénile conviennent parfaitement au rôle. Le timbre est beau et élégant, lumineux, expressif et divin dans les aigus qui passent sans problème les tumultes de l’orchestre tout en permettant douceur et grâce dans le fameux air de la Lune où la soprano ne ménage pas l’art des nuances nécessaires. Si la voix est nettement moins audible dans le grave alors qu’elle possède une vraie force dans le haut du registre, l’ensemble de la prestation laisse une très agréable impression et l’incarnation est tout à fait crédible.

Le puissant ténor Kai Kluge (qui vient de l’opéra de Karlsruhe) lui donne la réplique en incarnant un prince très entreprenant dont le volume vocal est souvent supérieur à celui de sa partenaire. Son chant sonne décidé, franc et même altier, avec ce petit rien qui laisse apparaître les fêlures et les doutes du personnage notamment lors de la dernière partie. Là aussi le timbre est opulent et fort agréable à l’oreille tout comme la diction dans cette langue aux accents complexes que les artistes ont manifestement étudiée sérieusement pour en respecter la prosodie. Son jeu de scène est classique, mais convaincant et il nous fait partager les affres de ses doutes et de ses peines avec efficacité.

Et comme l’ensemble de la distribution dynamique et enthousiaste, se tient à ces niveaux de réussite et même de perfection, nous bénéficions également d’un magnifique Ondin, père de Rusalka, en la personne du baryton-basse Goran Jurić entendu la veille sur cette même scène en Général dans le Joueur et donc prêt à assumer deux soirs de suite des rôles d’ampleur. Son bel air de l’acte 2 quand il clame son désespoir de voir sa fille « la pâle Rusalka » rejetée par le prince lors du bal, est l’un des grands moments de la soirée.

Très jolie surprise aussi, que celle de retrouver la jeune mezzo française Katia Ledoux en Ježibaba de compétition ! Sa chaude présence physique et vocale fait merveille dans le rôle de la sorcière et l’on est ébloui par la beauté et la richesse d’un timbre large, profond et d’une voix souple et fluide. Signalons que la belle mezzo s’est installée à Stuttgart alors qu’elle avait postulé pour entrer dans la toute nouvelle troupe de l’opéra de Paris, en vain. Heureux Allemands qui ont su voir et entendre son génie !

Diana Haller est en principe une mezzo-soprano mais elle a paru totalement à l’aise dans le rôle de Princesse étrangère, et a déployé un timbre riche et capiteux, aigus dont un contre-ut compris, sans avoir l’air le moins du monde en difficulté dans sa prestation de soprano. À suivre donc.

Les autres membres de l’Ensemble (troupe) de Stuttgart, chacun dans leurs courtes, mais importantes interventions, le baryton à la chaude voix, Torsten Hoffmann en Garde-chasse, la mezzo Itzeli del Rosario qui allie présence scénique et beau chant en Commis de cuisine (un nom à suivre !), et trois Elfes des bois de Natasha Te Rupe Wilson, Catriona Smith et Leia Lensing.

Signalons également une très belle intervention depuis les coulisses avec portes ouvertes des chœurs du Staatsoper sous la direction de Manuel Pujol.

Et de beaux danseurs

On l’a compris, le plateau des chanteurs incarnant les créatures imaginaires, et doublé de danseurs, mimes, sosies en permanence. Nous avons parlé du rôle important de la drag queen Reflektra. Il faut ajouter les performances d’Alexander Cameltoe (Ondin), Judy LaDivina (Ježibaba) et des trois Elfes Vava Vilde, Lola Rose et Emily Island.

Stuttgart, surtout réputé pour la qualité de ses ballets, offre également de bien belles représentations d’opéra dans les très agréables conditions d’acoustique et de confort d’un théâtre de grande qualité.