Les deux artistes, puissamment armés de leur expérience et de leur exceptionnelle carrière, nous ont offert un florilège d’airs et de duos de haute volée. Un délice et une soirée alternant gravité et bonne humeur.
Réunir le temps d’une soirée deux des artistes lyriques les plus célèbres au monde est un pari gagnant à tous les coups. Et encore plus quand ces deux partenaires de scène, qui restent au sommet des affiches des plus prestigieuses institutions lyriques, montrent une complicité capable de se mettre instantanément au service des grands rôles du répertoire.
Pour ce moment exceptionnel, les deux artistes semblaient s’être partagé les rôles pour le bonheur du public. Car, outre l’excellence voire la suprématie vocale, il y avait aussi dans ce duo, dans le contraste physique de deux hommes tous deux vêtus d’un costume et d’une chemise noire et d’une cravate bleue, un parfum de jeu. Un clown blanc et un auguste, un Alagna volubile et loquace et un Tézier suiveur et plus taiseux. Cette répartition des rôles mettait en évidence, mieux que tout autre artifice, une complicité qu’il suffisait ensuite de dérouler en duos musicaux. De fait, ce fut assez stupéfiant de voir comment le baryton et le ténor pouvaient amuser la salle par des plaisanteries et, la minute d’après, sans transition, s’immerger dans le sérieux ou dans la comédie dans la peau de personnages parfois en position de s’affronter.
Certes, en matière de construction de programme, on aura un peu peiné à suivre une logique stylistique ou temporelle. Mais celui-ci semblait plutôt obéir à un souci d’équilibre. Une alternance d’airs et de duos significatifs, de la mise en miroir du drame (Lucia) avec la comédie (L’Elisir d’amore) chez un même compositeur comme Donizetti.
C’était surtout un festival des meilleurs rôles des deux artistes autant qu’un large panorama des répertoires dans lesquels l’un et l’autre évoluent ou ont évolué. S’il était inévitable que l’ombre de Verdi, qui figure en si haute position dans la carrière des deux, paraisse dominer la soirée, avec une ouverture, un prélude, le ballabile d’Aïda et le grand duo de Don Carlo, l’on rappelait aussi que Gérard (d’Andrea Chénier de Giordano) est l’un des grands rôles tragiques de Tézier. Et que si ce dernier est un familier des rôles wagnériens, Alagna, de son côté, n’a pas manqué de faire une incursion réussie dans le répertoire germanique, avec son Lohengrin à la Staatsoper de Berlin.
La soirée a commencé avec une sorte de madeleine de Proust, le duo de confrontation (« Orrida è questa notte ») de Lucia di Lammermoor de Donizetti entre le frère et l’amant. Comme l’a dit Alagna, cela faisait presque trente ans qu’il n’avait pas chanté Edgardo ; c’était déjà aux côtés de Tézier, et en français, à Lyon. Certes, l’on sentait que les carrières des deux artistes se sont fort éloignés de ce répertoire belcantiste pour aller explorer d’ardus chemins. Mais si l’aigu du ténor était là un peu sollicité et l’élasticité de la voix du baryton quelque peu mise à l’épreuve, cette entrée en matière nous a permis de nous rappeler les origines et de mesurer la fabuleuse évolution des deux artistes.
On pouvait ensuite apprécier toute la sensibilité la douceur d’expression dans le très bel air de Jontek, « Szumią jodły na gór szczycie », de l’opéra Halka de Stanisław Moniuszko (même si on peinera bien à juger en termes de prononciation en raison de notre ignorance). Avec cet air, Alagna nous faisait-là un clin d’œil, soulignant qu’en ce moment une partie non négligeable de sa carrière se déroule en Pologne, le pays de son épouse.
Ce fut ensuite une interprétation superlative du « Nemico della patria » d’Andrea Chénier par Ludovic Tézier. Rien ne manquait, ni la justesse des mots, ni l’incroyable opulence de ce timbre de bronze, ni la dureté combinée d’ambiguïtés du personnage, ni l’évidence de la présence du baryton dans le répertoire vériste.
La première partie s’est achevée avec le Grand opéra à la française et le duo entre Rodrigo et Carlo du Don Carlo de Verdi. Que de souvenirs (souvent disjoints) dans cette interprétation tant ces rôles collent à la peau des deux artistes et que l’on repense, notamment, du jeune Alagna au Châtelet… en 1996 ! Actant d’ailleurs le fait qu’ils ont l’un et l’autre fréquenté les versions en Italien et en Français, ils ont alterné les couplets dans l’une et l’autre langue.
La deuxième partie commençait avec l’un des plus beaux duos masculins du répertoire français, « Au fond du temple saint », extrait des Pêcheurs de perles de Georges Bizet. C’était notamment l’occasion, outre la capacité à entrer dans cette suave mélodie empreinte de rivalité, de mettre en évidence l’excellence de la prononciation de notre langue, un exercice dans lequel Alagna montrera néanmoins son éternelle suprématie.
Mais si avantage il y avait, chez Wagner, c’était Tézier qui le reprenait. Son somptueux « O du, mein holder Abendstern » de Tannhäuser prouvait qu’il est chez lui dans ce répertoire et qu’il y a brillé dans de nombreux rôles. Avec « Mein lieber Schwan », il était alors normal qu’Alagna rappelle qu’il a eu raison d’aller faire cette incursion dans Lohengrin ; et qu’en plein Covid-19, puis la saison suivante, il avait, devant le public exigeant de Berlin, réussi son examen de passage des ténors lyriques qui ont le courage d’aller affronter le rôle.
Après ce festival, il ne restait qu’à rappeler au public que si l’opéra est chose sérieuse, il est aussi artifice et gaieté. La distanciation et la respiration qui suivaient avec le si drôle « Venti scudi » de L’Elisir d’amore étaient d’autant plus savoureuses qu’Alagna incarnait le benêt Nemorino et Tézier, le roué Belcore, avec leurs timbres d’or et une justesse qui ne tombait jamais dans la facilité comique.
Après cela, il fallait un sacré culot pour nous servir le fameux duo de la jalousie d’Otello de Verdi ! Avec l’un des rôles les plus exigeants issus de la plume du compositeur de Busseto, Alagna a rappelé alors que non seulement ce rôle est l’un de ses plus grands en scène par l’investissement et la façon dont il s’y consume, mais qu’il est aussi l’un de ceux qui a marqué à jamais l’histoire de l’œuvre. Avec le Iago de haute volée de Tézier, l’intensité de cet extrait ne pouvait qu’emporter la stupéfaction et l’enthousiasme du public.
Après cette boule de feu incandescente, il fallait posément redescendre vers plus de légèreté. Ce fut fait, en duo, avec « Parla più piano » de Nino Rota, tiré du film Le Parrain de Francis Ford Coppola. Puis avec le très beau (et bien accompagné) « Libertà » de David Alagna, « Les Feuilles mortes » par Ludovic Tézier et, enfin, La Danza » de Rossini, dans un duo qui a comblé un public déjà en délire.
Les deux partenaires avaient la chance d’être accompagnés par le Belgian National Orchestra, dirigé par Giorgio Croci. Le chef n’a pas borné sa formation au rôle de la phalange destinée à faire briller les solistes. Montrant la qualité de ses cordes (dans le prélude de l’acte III de La Traviata notamment) et la richesse de tous les pupitres avec l’ouverture des Vêpres siciliennes, l’extrait d’Aïda et le prélude de l’acte III de Lohengrin, l’orchestre n’a pas laissé l’ombre d’un doute sur son aptitude à entrer, avec professionnalisme, dans les grands répertoires verdiens et wagnériens.
Si l’on s’attendait à une soirée de haute volée, Alagna et Tézier nous auront surpris par leur capacité à faire alchimie et spectacle. Mais aussi à reconstituer sur scène de modestes bouts d’opéra tout en préservant chacune des singularités. Ce fut, en quelque sorte, une démonstration de l’art des très grands.
Visuel : © Maria Stuarda
Notons, pour ceux qui seront à Naples ces jours là, qu’un film intitulé « Ludovic » y sera projeté, en avant-première, le lundi 7 octobre. Toutes les informations sont ici.