Le retour de l’homme à la pomme à l’Opéra Royal de Wallonie s’est appuyé sur une distribution solide dominée par Nicola Alaimo et John Osborn, et sur la direction énergique de Stefano Montanari.
En 1828, après des années de productions intenses, Rossini se fait de plus en plus exigeant et rejette deux propositions du librettiste Scribe, Gustave III ou Le Bal masqué (dont se saisiront, néanmoins, Auber, Mercadante et Verdi), et La Juive (que l’on retrouvera chez Halévy). C’est alors le tour de Guillaume Tell, tiré de la tragédie (1804) de Schiller (encore lui !). Étienne de Jouy en tire un livret trop volumineux que les ciseaux et remaniements d’Hippolyte Bis (et dit-on aussi d’Armand Marrast et d’Isaac-Adolphe Crémieux) rendront plus acceptable. Rapidement, Rossini, âgé à peine de 37 ans, annonce que Guillaume Tell sera son dernier opéra.
Lors de la première, le 3 août 1829, en dépit d’une distribution composée des « stars » de l’Opéra de Paris (Dabadie, Cinti-Damoreau, Nourrit, Levasseur), le succès est loin d’être fracassant. Va alors commencer un détricotage en règle de l’ouvrage : dès la troisième représentation, Nourrit décide de supprimer l’air « Asile héréditaire » ; l’œuvre est, ensuite, réduite à trois actes. Ce ne sera bientôt plus que le seul acte Il qui sera donné en première partie de représentations de ballets. Un jour, alors que le directeur de l’opéra annonçait à Rossini qu’on jouerait, le soir même, le second acte de Guillaume Tell, l’on prête ce bon mot au compositeur (dont l’humour n’était pas à prouver) : « Quoi ? tout l’acte ? »
Les reprises étrangères ne se feront pas attendre (souvent cependant dans des versions guère fidèles à l’original) : ce fut d’abord Londres en mai 1830, puis New York (en 1831, en anglais), et Lucques en Italie, où est créée la version italienne de l’opéra. C’est lors de ces représentations italiennes qu’un jeune ténor français, Gilbert-Louis Duprez osa lancer son spectaculaire « ut de poitrine », une technique qui deviendra la norme pour les ténors à suivre, mais que, cependant, Rossini n’hésita pas à qualifier de « cri du chapon égorgé »…
Finalement, bon an, mal an, Guillaume Tell demeura, au répertoire de l’Opéra de Paris et se raréfiera progressivement, souvent donné dans sa version italienne, sur les scènes étrangères, tantôt à La Scala (Toscanini, 1899 ; Muti, 1988), au Met de New-York (en 1923, avec Rosa Ponselle et Giovanni Martinelli; en 1931, avec Giacomo Lauri-Volpi et Ezio Pinza), au Mai musical florentin en 1972 (Muti, avec Marton et Gedda), à Genève (en 1979, puis en 1991 avec José van Dam), au festival de Pesaro en 1988 (Muti à la baguette, Ronconi à la mise en scène, avec Merritt, Studer, Zancanaro). L’œuvre est donnée au Théâtre des Champs-Élysées, en 1989, dans une mise en scène de Pier Luigi Pizzi, avec Chris Merritt et Lella Cuberli. En mars 2003, Guillaume Tell revient à l’Opéra Bastille (avec Thomas Hampson et Hasmik Papian), mais est, actuellement, de nouveau, porté disparu dans la grande boutique… Enfin, l’Opéra de Lausanne a tout récemment marqué un beau coup avec sa production (Lanzillotta, Ravella, Bou, Kulchynska, Dran).
Il y a matière à discuter des qualités du dernier opéra de Rossini qui se distingue des œuvres précédentes qu’il avait récemment produites pour l’Opéra de Paris (Le siège de Corinthe, Moïse et Pharaon) et qui souvent étaient des reprises d’œuvres italiennes antérieures. Si l’on peut considérer que Guillaume Tell s’inscrit dans la forme de la tragédie lyrique, il anticipe l’essor à venir du grand opéra. C’est donc une œuvre atypique pour l’époque, mais aussi inégale, avec de fréquentes ruptures de style, de très (trop ?) nombreux passages choraux (dont certains remarquables), et des choix musicaux tantôt audacieux, tantôt s’inscrivant dans la plus pure écriture d’essence rossinienne. Pour toutes ces raisons, si l’opéra est d’un intérêt musicologique incontestable, l’on peine à le traiter de chef-d’œuvre. Ses particularités ont probablement expliqué son parcours erratique et la difficulté pour l’œuvre de se maintenir durablement sur les scènes.
La version choisie pour l’Opéra de Liège a subi quelques coupures qui ne paraissent pas, hormis pour quelques reprises, et surtout pour l’air solo de Jemmy qui aurait pu être rétabli, compte tenu de la qualité de l’interprète, très préjudiciables. Elles touchent relativement peu les dialogues qui sont nécessaires au déroulement de l’action et les nombreuses participations du chœur qui ont été, peu ou prou, conservées.
À l’écoute de l’œuvre, l’on a le sentiment que ce n’est pas forcément le rôle-titre qui a le plus intéressé Rossini. Celui-ci est souvent présent en scène, il intervient dans des passages déclamatoires et dans des scènes de groupes, des duos et trios, mais ne bénéficie réellement que d’un seul grand air, certes remarquable. Le baryton, qui doit faire avec les particularités curieuses de cette partition, ne laisse alors pas échapper le grand moment de la soirée emblématique de l’écriture rossinienne novatrice. En grand habitué du rôle, Nicola Alaimo aborde cet air (« Sois immobile, et vers la terre incline un genou suppliant ») avec la douleur d’un père et une très belle sensibilité appuyée par un solo poignant de violoncelle et s’avère absolument émouvant.
Dès son entrée avec le récitatif « Il me parle d’hymen… », John Osborn montre, une fois de plus, sa maitrise de la prosodie française avec son élocution d’une superbe clarté. Dans le très beau duo entre Guillaume et Arnold (« Ah ! Mathilde, idole de mon âme ! (…) Ô ciel ! tu sais si Mathilde m’est chère ») qui suit, il fait immédiatement preuve d’une musicalité littéralement enchanteresse. Alors qu’Arnold apprend la mort de son père, il livre un « Ses jours qu’ils ont osé proscrire / je ne les ai pas défendus ! » sombre et magnifiquement interprété. C’est, bien sûr, dans le grand air de l’acte IV (« Asile héréditaire, où mes yeux s’ouvrirent au jour » (…) « Non, plus de larmes inutiles, plus de plaintes stériles » (…) « Amis, amis, secondez ma vengeance ») qu’on l’attendait avec impatience. C’est alors une véritable leçon de chant français à laquelle on assiste tant la voix est posée, l’élocution franche et d’une clarté fabuleuse, tant les aigus continuent à être inaltérés par le temps qui passe et qui démontrent une fois de plus le parcours exemplaire du ténor qui a su ne jamais se fourvoyer dans des rôles qui ne lui convenaient pas.
Si Salomé Jicia ne manque ni de panache, ni d’une voix corsée qui aurait pu satisfaire ici, elle ne possède pas, cependant, tous les atouts pour incarner une grande Mathilde. Certes, dans « Sombre forêt, désert triste et sauvage », elle fait preuve d’un beau legato, mais les nuances sont rares et la voix n’est pas suffisamment large, notamment dans les aigus qui plafonnent très rapidement. D’un point de vue dramatique, elle se montre souvent émouvante, mais peine à se hisser à la hauteur de ses collègues. Le premier duo rapide avec Arnold (« Oui, vous l’arrachez à mon âme ce secret qu’ont trahi mes yeux »), s’avère déjà compliqué ; elle projette alors avec difficultés, comme si le souffle était court, et la prononciation devient, par conséquent, aléatoire. L’aigu forte final est particulièrement disgracieux. En dépit d’un accompagnement attentionné de l’orchestre, l’on retrouvera, malheureusement, les mêmes handicaps dans le duo de l’acte III (« Pour notre amour plus d’espérance ») même si l’engagement et le tempérament dramatique permettent, en partie, de sauver la mise. Ce sera finalement dans le dernier acte (« Je rends à votre amour un fils digne de vous »), qu’elle s’avèrera la plus convaincante dans le trio aux côtés des excellentes Emanuela Pascu et Elena Galitskaya.
Les seconds rôles sont quasiment irréprochables du Melchtal d’Ugo Rabec au Gessler d’Inho Jeong. Le Walter de Patrick Bolleire est de grande classe. Le Leuthold de Tomislav Lavoie est également exemplaire, tout comme le Rodolphe de Krešimir Špicer.
Si dans le premier acte, dans le rôle d’Hedwige, Emanuela Pascu marque déjà par sa présence, c’est bien dans le 4e qu’elle fait grande impression. Son air « Toi, qui du faible est l’espérance, sauve Guillaume, ô Providence ! » montre une voix sûre et puissante, une élocution teintée d’un fort dramatisme, et est absolument remarquable.
Quant à la Jemmy d’Elena Galitskaya dont la projection émerge sans peine des ensembles, même si elle participe de belle manière au trio du dernier acte avec Mathilde et Hedwige, on regrette que son air solo (« Ah ! Que ton âme se rassure ») n’ait pas été rétabli pour l’occasion. Enfin, il est justice de distinguer le magnifique Nico Darmanin, ancien élève de l’Académie Rossini « Alberto Zedda » qui nous a gratifiés, dans le très court rôle du pêcheur, de délicieux suraigus et demi-teintes.
À la tête de l’Orchestre de l’Opéra de Liège, Stefano Montanari opte pour une direction énergique sans jamais sacrifier ses interprètes. L’ouverture en quatre parties (qui annonce déjà les tourments du drame) est menée tambour battant avec une très belle clarté, d’où émergent les instruments solistes, notamment les cuivres et les percussions. Au-delà d’une propension à forcer le trait pour les scènes de groupes, on apprécie autant la vivacité des pages portées par l’excellent chœur de l’Opéra (« Enfants de la nature, / le simple habit de bure », « Jurons, jurons par nos dangers » à la fin de l’acte II, « Gloire au pouvoir suprême ! » au début de l’acte III), une certaine légèreté dans le ballet (« Toi que l’oiseau ne suivrait pas ! »). La fin de l’acte I (« Que du ravage, que du pillage ») est traitée à son maximum spectaculaire, mais est impressionnante. Par ailleurs, il faut noter une véritable délicatesse d’accompagnement des airs, duos (celui entre Guillaume et Arnold au premier acte) et trios.
La mise en scène de Jean-Louis Grinda qui s’est déjà souvent intéressé à l’œuvre (notamment à Orange en 2019) est assez inégale, mais elle est globalement efficace et parfaitement lisible. À des scènes sur un plateau vide où le jeu d’acteurs est assez conventionnel, succèdent d’autres scènes, puissantes, notamment celles de la pomme où le peuple est maltraité et où tout contribue au drame du moment. Enfin, l’image finale projetée avec le soleil qui éclaire de nouveau l’Helvétie est très belle.
Les scènes dansées (chorégraphie d’Eugénie Andrin) sont parfois assez mièvres et folkloriques, mais, de même, celle de la scène du troisième acte s’avère très bien réglée grâce au concours de danseurs aux pirouettes élastiques particulièrement bienvenues.
Guillaume Tell avait été donné, à Liège, la dernière fois, en novembre 2000. Il est remarquable que, 25 ans après, l’Opéra de Wallonie (après la récente et convaincante production lausannoise) ait accepté de porter haut les couleurs de cet opéra singulier de Rossini, signe que cette maison continue à s’inscrire dans une politique de répertoire conquérante. Les salles pleines et le public enthousiaste montrent que c’est là un pari gagnant.
Visuels : © J Berger / ORW