Onze ans après le succès historique de leur première création aixoise, Written on Skin, le duo George Benjamin et Martin Crimp revient au Festival d’Aix-en-Provence avec un nouvel opéra. Picture a day like this, une fable initiatique sur le deuil et la recherche du bonheur, sera visible au Théâtre du Jeu de paume jusqu’au 23 juillet et diffusé sur France Musique le 14 juillet.
Sortant de l’ombre, la Femme, avec une voix riche et brisée par la douleur, entame son récit avec ces mots dévastateurs, chantés a cappella : « A peine mon enfant avait-il commencé à faire des phrases complètes qu’il est mort. » La fable qui s’ensuit repose sur une promesse miraculeuse. Les femmes expliquent à la mère endeuillée que son fils vivra si elle trouve une personne heureuse et ramène un bouton de son vêtement avant la tombée de la nuit. La Femme se lance dans sa quête, munie d’une liste des personnes à solliciter.
Elle rencontre d’abord un couple d’Amoureux, visiblement heureux. Pleine d’espoir, la Femme leur demande un bouton qu’ils sont ravis de lui offrir. Mais rapidement, les mots cruels de l’un font jaillir la jalousie de l’autre, les corps enlacés se délient et l’échange entre amants se termine dans une terrible dispute.
Fuyant le couple agité, elle retrouve ensuite un artisan, ancien fabricant de boutons. Dans une cage en verre, vêtu d’une veste recouverte de boutons et tenant un bouquet de fleurs dans la main, l’Artisan incarne un bonheur apaisé et satisfait. Mais au travers leur dialogue, la Femme réalise que la sérénité affichée de l’Artisan est entièrement tributaire d’un savant mélange de drogues et d’automutilation.
Bouleversée, elle quitte l’artisan écorché et sans interruption, une célèbre compositrice et son assistant se matérialisent sur un tapis roulant. Marchant côte à côte, la Compositrice imbue d’elle-même et l’Assistant collé à son téléphone portable, n’ont guère le temps pour la Femme à la recherche du bonheur. La Compositrice finit par lui accorder quelques minutes de son attention pour lui avouer que sa vie n’est pas aussi réussie qu’elle ne le paraît.
Désespérée à voir le bonheur lui échapper ainsi, la Femme laisse libre cours à sa colère. Ce n’est que quand elle perd tout espoir face à tant d’adversité, que le Collectionneur apparaît, prononçant ces mots mystérieux : « J’ai des salles pleines de miracles. » Pour une femme en recherche de miracle, c’est une aubaine. Sauf que, pour être heureux, le Collectionneur nécessite l’amour de la Femme.
Repoussé par elle, mais néanmoins touché par son chagrin, le Collectionneur lui ouvre la porte vers un jardin merveilleux. La Femme y rencontre Zabelle, une femme patiente et sereine, qui lui ressemble. La déception est d’autant plus grande quand elle réalise que la belle, généreuse et heureuse Zabelle n’existe pas. Quittant la Femme qui la supplie de rester, Zabelle se fond dans l’ombre et disparaît. L’horloge sonne l’heure et un bouton scintillant apparaît dans la main de la Femme.
Revenue à la case départ, la Femme apprendra la vraie nature de sa quête quand les femmes lui révéleront la source de la liste lui avait servi d’itinéraire : « Cette page est arrachée du grand livre des morts – perforée par le chagrin – cousue avec du fil humain – personne ne peut la modifier. Maintenant comprends-tu ? »
Le bonheur est illusoire, le deuil incontournable, le destin immuable et la sérénité à chercher dans l’acceptation de tout ce qui précède. Soit. Mais avec une rage au ventre contre les fausses promesses qui font courir cette pauvre Femme sans nom d’un détraqué à l’autre, une envie irrésistible vous prend de hurler au-dessus des applaudissements déchaînés : « Elle a apporté votre fichu bouton ! Rendez-lui son gosse, bon sang ! »
George Benjamin, l’une des figures majeures de la musique contemporaine, s’est lancé dans l’opéra sur le tard. Ce n’est que quand il rencontre son dramaturge rêvé, Martin Crimp, que le tandem, devenu mythique depuis, commencera à travailler dans le domaine de la création lyrique. Benjamin et Crimp signeront quatre collaborations ensemble, dont Written on Skin, créé à Aix-en-Provence en 2012. Pour la production de Picture a day like this, Benjamin retrouvera également les metteurs en scène Daniel Jeanneteau et Marie-Christine Soma, avec qui il a déjà travaillé sur son tout premier opéra Into the Little Hill en 2006.
Dans un entretien avec Timothéé Picard, le compositeur britannique précise qu’il rencontre les chanteurs pressentis pour chacun des rôles et écrit ensuite la musique en fonction de leur tessiture, leurs spécialités et leurs préférences. Cette approche personnalisée inspire le compositeur dans son procès créatif, mais elle lui permet également d’obtenir le rendu souhaité, d’autant plus qu’il travaille toujours avec le même orchestre – le Mahler Chamber Orchestra – qu’il dirige souvent lui-même. « Leur son si unique et original, mais aussi leurs qualités humaines me portent, m’aident et m’inspirent quand je compose, » expliquera Benjamin. Il dira la même chose de Martin Crimp et d’autres collaborateurs qui l’accompagnent dans sa création. Leur complicité est palpable et assure cette remarquable cohérence entre la musique de Benjamin, les textes de Crimp et l’exécution des interprètes.
Les chanteurs sont tous vocalement excellents et scéniquement convaincants. L’ambiance intimiste du Théâtre du Jeu de Paume leur permet de déployer toutes les nuances d’un jeu fin et précis. La mezzo-soprano française, Marianne Crebassa, recommandé au compositeur par le responsable des castings, Julien Benhamou, est bouleversante dans le rôle de la Femme. Désespoir, fureur, résignation, apaisement; quelle que soit l’émotion qu’elle exprime, la voix de Marianne Crebassa est toujours juste et finement calibrée. Elle se sert de son formidable instrument avec efficacité et sans effets de démonstration, ce qui lui permet de donner corps à la moindre nuance de couleur ou fluctuation d’humour. Présente sur scène pendant toute la durée de l’opéra (75 minutes), Crebassa est l’héroïne incontestable de Picture a day like this, mais les autres interprètes n’ont pas non plus à rougir de leur performance.
Le baryton américain John Brancy dans le rôle de l’Artisan fait preuve des pousseuses vocales phénoménales et sa partition couvre trois octaves entre le baryton et le contreténor. Grâce à sa parfaite maîtrise de ces sauts vertigineux de voix, Brancy incarne les démons de l’Artisan torturé avec une énergie terrifiante qui laisse entrevoir toute l’immensité de l’abîme qui l’appelle. L’étalage de ses cicatrices d’automutilation sur les bras, accompagnée de son air « No one will let me die » nous fait dresser les cheveux sur la tête. Dans un registre plus apaisé vocalement, sa deuxième apparition dans le rôle du Collectionneur, reste tout aussi chargé d’une tristesse insondable.
Dans les rôles des Amoureux et ceux de la Compositrice et de l’Assistant, le contre-ténor canado-iranien Cameron Shahbazi et la soprano norvégienne Beate Mordal forment, dans chacune des configurations, un couple épatant, débordant d’une fraîcheur narcissique et d’une jeunesse arrogante et cruelle. Leur deux voix sont si proches dans les registres aigus, qu’elles se fondent parfois dans un « nous » fusionnel et dénué de toute tendresse ou empathie.
Anna Prohaska, la soprano autrichienne pour qui Benjamin créera le rôle de Zabelle est la première interprète embarquée dans l’aventure. Prohaska incarne son rôle à travers un soprano léger, imprégné d’une émotion troublante et d’un érotisme fuyant. A la fois éthérée et puissante, Prohaska nous livre une Zabelle insaisissable qui, derrière ces injonctions « Ne me touche pas! » cache une douleur transformée et sublimée en ce jardin qui lui ressemble.
Conçu par l’artiste plasticien Hicham Berrada, le jardin de Zabelle est un magnifique univers aquatique, habité par des créatures fantasmagoriques d’une étrange et saisissante beauté.
Les décors de Daniel Jeanneteau et Marie-Christine Soma suivent la narration initiatique linéaire qui mène la Femme à la recherche du véritable bonheur. On les suit littéralement d’une station à l’autre. Les tableaux, qui évoquent tantôt la Passion du Christ tantôt Alice au pays des merveilles, se succèdent et les personnages que la Femme doit rencontrer apparaissent en temps et lieu voulus. Le décor sobre se marie superbement à l’écriture musicale dépouillée et aux costumes impactants de Marie La Rocca. L’ensemble est pensé dans le moindre détail et le résultat en est aussi déroutant qu’envoûtant.
Picture a day like this est un concentré d’émotion musicale qui vous attrape par les tripes et ne vous lâche plus. Prodigieusement interprété par le Mahler Chamber Orchestra, dirigé par le compositeur, et une fantastique équipe de chanteurs, le nouvel opéra de George Benjamin et Martin Crimp est un véritable bijou. Taillé à la perfection, ses facettes nous renvoient l’image fracturée et démultipliée de nos propres deuils, espoirs et combats.
Visuels : © Jean-Louis Fernandez