Après l’Or du Rhin et la Walkyrie, le projet de restitution d’un « Ring » intégral, jouissant d’une interprétation historiquement documentée, proposait Siegfried à la Philharmonie de Paris. Les nouvelles sonorités sur instruments d’époque, l’évolution du langage chanté, et le rythme rapide et dynamique insufflé par la baguette de Kent Nagano ont totalement séduit un public survolté, d’autant que le plateau vocal déployait des trésors de talents divers.
C’est dans la continuité des « Lectures Wagner » initiées en 2016 par Kent Nagano, le Concerto Köln et la fondation rhénane Kunststiftung NRW, que le projet de ce Ring « historiquement informé » s’inscrit.
Kent Nagano déclarait à son propos : « Des instruments au chant en passant par l’utilisation générale des mots, beaucoup de choses que nous pouvons entendre aujourd’hui lors de représentations des œuvres de Wagner sont différentes de ce qu’elles étaient à l’époque de leur création. Nous sommes heureux de pouvoir nous plonger avec le public dans l’univers musical fascinant du XIXe siècle, de poser aussi des questions critiques, qui sont tout particulièrement nécessaires pour une personnalité comme Wagner ».
Mené conjointement par Jan Vogler et Kent Nagano, avec l’aide du Dresdner Festspielorchester en collaboration avec le Concerto Köln, le projet se fixe pour ambition de faire renaître le fameux cycle du Ring des Nibelungen dans une interprétation nouvelle plus conforme aux pratiques de l’époque de sa création.
La recherche musicologique approfondie menée notamment par Kai Hinrich Müller a permis de retrouver la composition instrumentale exacte en recréant si nécessaire certains instruments disparus.
Ce n’est pas la première expérience de ce type puisque le Prologue de la tétralogie, das Rheingold, avait déjà été joué sur instruments d’époque, notamment par Simon Rattle avec l’Orchestra of the Age of Enlightenment.
Mais, outre le fait que le projet actuel concerne l’ensemble du « Ring », d’autres particularités s’ajoutent, comme nous le verrons, à l’authenticité recherchée.
Dresde, Cologne et Prague ont déjà eu la chance d’entendre Das Rheingold en 2022 et/ou Die Walküre en 2023. L’année 2025 est celle de Siegfried et, cette fois, la tournée de ces concerts passait par la Philharmonie de Paris, ce 4 avril, après avoir joué à Prague le 1er avril. Siegfried sera ensuite donné le 10 avril et le 14 juin 2025 au festival de Dresde, puis à Lucerne qui programme l’événement le 12 septembre 2025 dans le cadre de son prestigieux Festival.
Le choix des « places » a été dicté par l’importance de Wagner et de ses œuvres dans ces métropoles européennes au XIXe siècle.
Dresde était par exemple la ville où Wagner a passé son enfance et sa jeunesse et où il a composé trois de ses opéras et conçu, à l’origine, le cycle du Ring.
Ce troisième volet de la célèbre tétralogie, est, comme les précédents, le résultat de plusieurs années de recherche, qui ont débuté en 2017.
Il s’agissait de recréer les conditions d’une performance historiquement documentée des opéras de Wagner, qui bouleverse de nombreuses traditions accumulées au cours des années notamment dans l’utilisation d’instruments modernes souvent plus sonores que ceux qui existaient du temps de Wagner. Retrouver l’authenticité de l’époque a nécessité un grand travail de recherche dans les divers documents témoignant des pratiques des musiciens et des chanteurs du milieu du siècle, mais aussi un gigantesque apprentissage de la part des instrumentistes et des artistes lyriques invités à cette belle expérience.
Kent Nagano et ses collaborateurs ont étudié les aspects linguistiques de prononciation, les spécificités de la direction d’orchestre, les instruments utilisés et même certains aspects de la mise en scène chez Wagner.
En effet, comme toutes les langues, l’allemand possède plusieurs sortes d’accents, et à la longue, les longs textes complexes de Wagner avaient pris une prononciation générique à laquelle nous étions habitués. L’effort des chanteurs pour modifier nombre d’aspects de la prosodie classique était tout à fait perceptibles dans de nombreux passages, notamment ceux où Wagner privilégie une sorte de sprechgesang, et, la diction allemande des interprètes étant évidemment impeccable, nous avons pu réellement découvrir ces modifications dans le prononcé de certaines consonnes gutturales en particulier. Bravo aux artistes qui se sont prêtés avec talent à cette reconstruction du langage, en respectant son caractère central et même fondamental dans le fameux récit wagnérien.
Tous les membres du Concerto Köln et du Dresdner Festspielorchester, quant à eux, se sont astreints à restituer un son proche de l’original en utilisant des cordes en boyaux, des flûtes du XVIIIe, des hautbois et des cors naturels (parfois victimes de quelques menus couacs) ou des instruments spécialement confectionnés pour Wagner, tels que les fameux « Tuben », ou tubas wagnériens, qui sont d’ailleurs plutôt des cors modifiés à la demande de Wagner. Le compositeur voulait pour son Ring une sonorité intermédiaire entre le saxhorn et le cor, avec un son moins clair que ce dernier, spécialement imaginé pour le motif du Walhalla, et le commanda à Adolf Sax. Ce cuivre est peu utilisé – sauf par Brückner en hommage à Wagner – en dehors de la Tétralogie.
Outre cette remarquable résurrection de la partition, il a fallu la transposer au diapason de l’époque (435 Hz). Le résultat a rencontré l’enthousiasme du public dès le Rheingold et encore davantage avec la Walkyrie, puis hier soir avec Siegfried. Celui-ci, souvent wagnérophile, a manifestement apprécié tout autant la dynamique rafraichissante de l’ensemble de l’opus que la qualité et l’originalité des interprétations.
Notons cependant qu’il est évidemment impossible même avec des instruments d’époque, de reconstruire une acoustique similaire à celle où Wagner fit jouer sa tétralogie, surtout quand on se rappelle que Siegfried a été créé à Bayreuth, salle construite par le compositeur pour son œuvre, où l’orchestre est dissimulé dans une fosse fermée, c’est-à-dire exactement l’inverse de la configuration d’une salle philharmonique où il se trouve à la hauteur des chanteurs.
Ce qui ne retire absolument rien à la surprise incontestable et au bonheur ressenti hier soir dans cette sorte de redécouverte au travers de moult détails, de trésors oubliés de la partition originelle.
Et c’est ce qui procure tant de plaisir à l’écoute d’une œuvre que l’on aime énormément par ailleurs.
Les exégètes se livreront à la recherche de l’ensemble des détails qui nous ont paru à tel ou tel moment, différents de ce que nous entendons habituellement (tel leitmotiv doublé puis repris avec variation, tel ou tel instrument mis en relief…), nous soulignerons à quel point l’impression d’ensemble est surprenante et séduisante.
Nagano, 72 ans quand même !, dirigeait la veille, à Garnier, dans un registre très différent, le dernier opéra de Pascal Dusapin, Il Viaggo, Dante, ce qui ne l’a pas empêché d’être manifestement au mieux de sa forme et de nous transmettre son évidente jubilation dans cette sorte de création wagnérienne de l’interprétation.
Il avait disposé son orchestre à sa manière, les violoncelles devant lui entouré de violons et d’altos débordant à sa gauche et à sa droite pour créer un équilibre parfait entre les aigus et les graves de la partition. Les huit contrebasses d’un côté, les six harpes à l’exact opposé, installées sur des estrades surélevées, donnaient également une très belle harmonie d’ensemble, accentuant leurs interventions notamment celles des basses très sollicitées, avec archet frotté, archer frappé ou sans archet. Vents et cuivres à l’arrière près des percussions et chanteurs à l’avant, complétaient un dispositif astucieux permettant un rendu acoustique optimal dans la grande salle de la Philharmonie.
Les impulsions données par la baguette dynamisante du chef ont été particulièrement efficaces pour valoriser autant les ensembles, que les solistes instrumentaux et donner toute leur place aux artistes lyriques, jamais couverts, toujours profondément respectés, encouragés et parfaitement à l’aise dans cette sorte de version concert « jouée » qui est de plus en plus fréquemment proposée et leur permet d’esquisser tous les gestes et les mimiques nécessaires à l’illustration de leurs rôles. Le corps aide alors la voix et réciproquement ce qui est le « must » pour un chanteur.
On peut même ajouter qu’une telle gestuelle s’apparente souvent à celle du mime et que le spectateur, pris dans la tourmente du récit initiatique de ce jeune homme qui ne connait ni la peur, ni le désir et va les découvrir, voit l’épée dans sa main, la lance dans celle du Wanderer ou le chaudron où cuisine Mime.
Dès l’acte 1 après un prélude mystérieux et déjà enivrant, l’apparition de Mime et de Siegfried laisse augurer une représentation dynamique et même enjouée, particulièrement bien incarnée par les deux ténors Christian Elsner et Thomas Blondelle.
Tout au long des actes 1 et 2, Christian Elsner, Allemand habitué des rôles wagnériens de Siegmund à Loge, campe un Mime retors et obsédé par le désir fou de posséder l’anneau et donc le pouvoir, sans être pour autant dépourvu d’empathie à l’égard de ce jeune homme encore mal dégrossi et agressif qu’il a élevé après avoir recueilli sa mère pourchassée par la colère de Wotan (voir l’épisode précédent !). On apprécie son sens du phrasé wagnérien et la justesse de son timbre et de son style en parfaite osmose avec son partenaire l’étonnant Thomas Blondelle pour une prise de rôle risquée et passionnante.
Car ce dernier, que nous avons également souvent entendu et apprécié en Loge, ce personnage feu follet qui brille dans Das Rheingold aux côtés de Wotan, n’est pas un Siegfried classique de facture heldentenor. Il s’apparente plutôt à d’autres styles de Siegfried, plus juvéniles, plus aériens, à la voix et au corps souple et mince, à l’instar de ce que fut le ténor Lance Ryan lors du Ring dirigé par Kiril Petrenko à Bayreuth, ou plus récemment Magnus Vigilius à Bruxelles que nous avions vu avec plaisir. Moins poétique que ce dernier, plus grinçant et surtout terriblement vivant par sa gestuelle, Thomas Blondelle fait évoluer son personnage avec un talent théâtral remarquable, chaque morceau de ses tirades, en monologue mais le plus souvent en dialogue/confrontation, étant traitée avec un soin interprétatif passionnant : la naïveté, la curiosité, la colère, le mépris, la vantardise, la cruauté même, l’ensemble des sentiments de Siegfried est traitée par des changements d’intonation, de style, de volume, de type de prononciation. Et il faut lui reconnaitre que, même s’il n’a pas la largeur de voix et la puissance d’un Andreas Schager et manque parfois de ces aigus percutants des véritables heldentenor, il n’en demeure pas moins convaincant à chacune des étapes de son chemin vers Brünnhilde. Le ténor a d’ailleurs totalement séduit le public et montré qu’il était capable d’une très grande puissance vocale aux moments les plus importants nous livrant un « Fafner, Fafner, erwache » à réveiller les morts.
Le Fafner de la basse Hanno Müller-Brachmann, lui répond d’ailleurs du fond de la scène avec un gigantesque porte-voix en métal cuivré, conforme paraît-il à la tradition de l’époque, qui amplifie un timbre déjà impressionnant et s’inscrit dans la grande lignée des brillants géants/dragons dont la voix doit absolument dominer toutes les autres. Et l’on apprécie tout particulièrement son dernier air, finalement très émouvant, le « Du helläugiger Knabe, unkund deiner selbst » et particulièrement bien « dit ».
Daniel Schmutzhard est également un très bon Alberich, chaque personnage de ce Ring étant finalement interprété à sa manière par des habitués du monde de la tétralogie, tous rompus au récit wagnérien et ayant déjà marqué de leur personnalité et de leur intelligence musicale plusieurs personnages différents. Le baryton autrichien ne s’est d’ailleurs jamais cantonné à ce répertoire loin de là, on l’a vu très souvent également dans le répertoire italien et il incarne brillamment la noirceur du Nibelung dans sa double confrontation avec le Wanderer puis avec Mime.
L’opéra manque de femmes puisque la première n’arrive qu’à l’acte 3 en la personne de Erda, que le Wanderer réveille pour lui parler de Siegfried. Erda n’a qu’une courte scène qui se termine d’ailleurs par « zu ewigem Schlaf! » (vers le sommeil éternel) que la contralto allemande Gerhild Romberger, elle aussi dotée d’un très beau timbre solide et d’une diction limpide, exécute avec la classe et la solennité nécessaire.
Nous avons gardé les deux meilleurs (à notre avis) pour la fin. D’abord l’admirable et magistral Wanderer du baryton-basse australien Derek Welton, qui nous a déjà fortement impressionné en Elias à Lyon, la saison dernière, puis dans un Wotan remarquable lors de la dernière séance de l’Or du Rhin à Paris-Bastille en remplacement de Iain Paterson, souffrant. Dans ce Ring dirigé par Nagano il chantait déjà Wotan dans la Walkyrie. Son Wanderer possède tout à la fois la noblesse du dieu qui voit peu à peu son pouvoir s’effriter avant d’être réduit à néant, et la tendresse du grand-père découvrant le fruit des amours interdites de ses propres jumeaux. Il y a beaucoup d’humanité dans son incarnation, mêlée à une autorité vocale impressionnante et à une technique typiquement wagnérienne de la longue phrase musicale, où l’interprète ne crie jamais, ne force jamais sa belle projection naturelle, mais passe allègrement au-dessus de l’ensemble de l’orchestre même dans les montées crescendo qui l’accompagnent et emplit sans difficulté le volume de la Philharmonie. Un artiste à suivre de près en espérant qu’il reviendra à Paris dans les grands rôles wagnériens où on l’attend !
Brünnhilde quant à elle, endormie durant les trois-quart de l’opéra, ne se réveille que lors de la dernière scène de l’acte 3 avec un « Heil dir, Sonne! » lumineux, clair, juvénile, printanier, où le timbre et le volume séduisent d’emblée. La soprano suédoise que nous découvrons alors s’appelle Åsa Jäger et c’est une véritable révélation. Elle aussi, en excellente wagnérienne, ne crie jamais, ses aigus sont naturels et souverains et son volume phénoménal. Elle vit littéralement jusque sur son visage, le réveil enchanté de la jeune Walkyrie condamnée au sommeil par Wotan, et la douceur comme la puissance de son chant, sont un véritable enchantement. Une nouvelle Brünnhilde est née et elle n’est pas sans évoquer la très grande Nina Stemme sa compatriote d’autant qu’elle annonce une future Isolde que nous imaginons parfaitement lui convenir.
Enfin, autre agréable surprise car souvent les voix d’enfant soliste ne sont pas les meilleurs choix pour l’incarnation de ces quelques rôles célèbres dans l’opéra, des trois « Knaben » de Mozart au petit Yniold en passant par ce Waldvogel (oiseau de la forêt) qui va guider Siegfried sur le chemin de Brünnhilde. Tenu par l’un des jeunes choristes solistes du Tölzer Knabenchor, le rôle est tout à la fois juste, émouvant et fort bien chanté. Le jeune garçon possède déjà cet art de la projection de la voix suffisamment puissante pour être entendue dans toute la salle, le sens de la présence sur scène puisqu’il « joue » l’oiseau et la beauté de ces timbres purs et cristallins. Notons que, sous la direction artistique de Christian Fliegner, le Tölzer Knabenchor est l’un des chœurs de garçons les plus célèbres et les plus performants au monde, donnant environ 150 concerts et opéras par an.
La fin de l’acte 1 comme de l’acte 2 a donné lieu à des ovations suffisamment appuyées de la part du public subjugué par la performance de tous, pour autoriser trois rappels à chaque fois ce qui est rare de mémoire de spectateur de Siegfried.
Autant dire que le final a fait l’objet d’un véritable délire du public aussitôt debout pour honorer le chef, ses musiciens, ses solistes et finalement son travail et ses découvertes d’une de ces standing ovations spontanées qui marquent les grandes soirées.
Pour les impatients et les passionnés, la suite (Götterdämerung, le Crépuscule des Dieux) sera donnée dans le même format l’an prochain à Cologne. En espérant une reprise à la Philharmonie de Paris en 2026-27 !
Visuels : Kent Nagano © Antoine Saito / Derek Welton : © Street Navigator Photography/ Åsa Jäger © Deborah Sanders – Arts Management/ Thomas Blondelle © Simon Pauly