L’opéra de Lille et l’Opéra-Comique coproduisent un Faust qui revient aux origines de l’oeuvre de Gounod, faisant suite à la version proposée par le Palazetto Bru Zane en 2018 en concert et en 2019 au disque, mais en version scénique, avec une partition plus développée et une distribution de haut niveau, sous la baguette experte de Louis Langrée. Une production qui fera date dans l’Histoire de l’oeuvre.
Faust est un cas à part dans la production lyrique. Il a été très longtemps l’opéra le plus joué au monde, avant d’être détrôné seulement au début du XXIème siècle par Carmen puis récemment par La Traviata. Au XXème siècle, les directeurs d’opéras se transmettaient une sorte de mantra : quand la situation financière était mauvaise, il fallait absolument monter le Faust de Gounod, dont le succès était assuré.
Pourtant, une petite faille se cachait dans ce succès indéniable. Le Méphistophélès de Gounod, personnage essentiel du drame, échouait à faire réellement peur, moins inquiétant que son double chez Berlioz, moins terrifiant que celui de Boito. La raison en est simple : il est loin du « spirito che nega » de Boito, et assez différent de « l’esprit de vie » plein de mystère qui anime celui de Berlioz. Le sarcasme est son arme, car son ancrage dans le contexte religieux de la seconde partie du XIXème siècle français en fait une âme qui ne fait que rire de tout et se moquer de l’essentiel, affirmant la vanité des aspirations humaines à admirer le beau et le pur. Cet esprit moqueur, persifleur, trouvait sa source dans la version initiale de l’œuvre, pensée sous la forme d’opéra-comique par Gounod. Et c’est bien sous cette forme que l’œuvre a été créée en 1859, avant de subir maintes évolutions jusqu’à sa forme quasi-définitive en 1869 lors de son entrée à l’Opéra de Paris en tant que Grand Opéra muni de récitatifs et chargé d’un ballet obligé. Toute l’œuvre en a été chamboulée, et sa perception transformée. C’est ainsi : comme pour Carmen, il était nécessaire d’abandonner les dialogues parlés pour assurer un succès mondial à Faust, puisque les scènes étrangères ne pouvaient décemment demander à leurs troupes de parler correctement le français des dialogues.
Cette évidence ayant été perdue de vue, il ne restait des origines de la première mouture que la curieuse impression d’un Méphisto sarcastique un peu décalé dans un Grand-Opéra assez emphatique. Jusqu’à ce que, dans les années 1990, Michel Plasson grave en marge de son intégrale pour EMI de nombreux extraits des ensembles et scènes coupées issues de cette première mouture, et que Carlo Rizzi en intègre certains dans son intégrale gravée pour Teldec. Enfin, le Palazetto Bru Zane a fait sensation en 2018, présentant en concert au TCE, et l’année suivante au disque, une version enfin assez conforme aux vœux de Gounod, à quelques détails près. Le monde lyrique a pu alors découvrir la version opéra-comique de l’œuvre. Restait à en assurer une production scénique, ce qui a été possible grâce à la coproduction entre l’opéra de Lille et l’Opéra-Comique, qui se partagent cette recréation en 2025.
Mais il faut être précis : il ne s’agit pas comme on le lit, ici ou là, de la version de la création de 1859. Car celle-ci avait déjà été amendée et trahissait déjà le rêve de Gounod. Il s’agit donc de la version des premières répétitions de 1858, établie grâce à une nouvelle édition conduite par Paul Prévost chez Bärenreiter. En effet, Gounod avait subi la pression de Léon Carvalho, le directeur du Théâtre-Lyrique, troisième scène parisienne qui a créé l’œuvre, ainsi que d’Ingres et de divers « amis » qui lui ont forcé la main. De sorte que la version de la création de 1859, si elle est un opéra-comique doté de dialogues, a vu déjà certains airs transformés pour assurer le succès de l’ouvrage : le duo entre Valentin et Marguerite est supprimé, l’air du Scarabée de Méphisto est remplacé par la célèbre ronde du « Veau d’or », et l’air de Valentin « Chaque jour, nouvelle affaire » est remplacé par le chœur des soldats « Gloire immortelle de nos aïeux », l’air de Siébel « Versez vos chagrins dans mon âme » est remplacé par « Si le bonheur à sourire t’invite ».
Ainsi, la version défendue par Louis Langrée et son assistant Sammy El Ghadab à Lille se rapproche-t-elle de l’édition discographique Bru Zane de 2019, tout en la modifiant. Le duo du jardin est plus long, le tableau de Walpurgis est plus développé, l’air du Scarabée de Méphisto est remplacé par l’ « Air du Nombre Treize », dont on retrouve le thème plus loin repris par le chœur à Walpurgis, d’autres ajouts et modifications moins sensibles sont effectués (comme le choix du postlude avec orchestre seul après la mort de Valentin et l’adjonction de sept mélodrames dont l’orchestration manquante ou incomplète a été reconstituée pour cette production), mais surtout Louis Langrée ajoute à la partition l’ Allegro « C’est l’Enfer qui t’envoie », qui suit la cavatine de Faust, récemment retrouvé par hasard dans une brocante. Enregistré par Pene Pati dans son second CD chez Sony en 2024, cet Allegro constitue une première scénique mondiale, puisqu’il n’avait pas été chanté lors de la création, le ténor Barbot l’ayant fait couper.
Si l’absence de certains airs célèbres peut dérouter certains auditeurs, il est certain que cette édition totalement cohérente permet d’appréhender les personnages dans une dimension moins simpliste que dans la version Grand-Opéra, et les rapproche de ce qu’ils sont chez Goethe (notamment Wagner, réduit à la portion congrue en 1869, ici plus développé, comme Siebel, Marthe et même Faust et Méphistophélès). Cela permet de réfléchir à ce que vaut un air à succès dans une œuvre : l’air de Valentin « Avant de quitter ces lieux », que tout le monde connaît, modifie la perception du frère de Marguerite en le dotant d’une noblesse qui ne lui est pas naturelle : cet air a été créé à la demande d’un baryton britannique pour la reprise londonienne de 1864 à partir d’un morceau du prélude, et jamais Gounod n’a accepté qu’il soit intégré à la partition. Que la tradition l’ait validé ne change rien à l’affaire : il n’est pas conforme aux vœux de Gounod, et d’ailleurs n’a été intégré que tardivement aux productions parisiennes, dans la seconde moitié du XXème siècle.
La seule coquetterie que se sont autorisée Alexandre Dratwicki et Louis Langrée est de distribuer Méphisto à un baryton. Cela ne s’imposait pas, car le créateur Mathieu-Emile Balanqué était bien une basse, alors que le seul baryton qui ait marqué l’histoire de l’œuvre est Jean- Baptiste Faure, qui au contraire a créé la version Grand-Opéra en 1869. Cela n’est pas sans conséquence.
Pour mener à bien la création scénique de ce Faust issu des répétitions de 1858, la production a fait appel à Denis Podalydès, avant tout homme de théâtre, même s’il a récemment porté à la scène plusieurs opéras. C’est donc bien évidemment le théâtre qu’il a voulu privilégier, les dialogues offrant un lien naturel entre les arias, la musique et le texte ayant pour vocation ici de s’interpénétrer. Le metteur en scène a confié à Eric Ruf le soin de composer une scénographie très épurée, concentrée sur une tournette souvent vide, qui représente la marche du destin entraînant Faust et Marguerite vers l’abîme, doublée dans les cintres par une rampe d’ampoules circulaire mobile. Le rythme de la tournette est sans cesse adapté, soit pour monter que Faust marche dans le vide, incapable de rattraper ni Marguerite ni les événements, soit pour faire des pauses plus ou moins trompeuses, soit pour mettre en avant l’inexorable avancée de l’action, comme quand deux danseurs à la fin de la kermesse, symbolisant Faust et Marguerite, dansent « jusqu’à mourir » comme le disent les chœurs dans le rythme frénétique du crescendo de cette fin d’acte. Les décors minimalistes se réduisent parfois à quelques meubles : une armoire, une écritoire, un lit, et surtout une porte vide avec son chambranle, qui permet de représenter le passage entre le monde réel et celui, surnaturel mais damné, de Méphisto, des fantasmes et des désirs inassouvis, monde où Marguerite refuse de fuir à la fin du dernier acte, préférant mourir dans le monde des hommes pour rejoindre Dieu. Ces meubles descendent des cintres grâce à des filins manipulés de loin par deux acolytes de Méphisto, et parfois ne touchent même pas le sol de la tournette, suspendus au ras du plancher et immobiles dans un monde qui tourne sans eux. L’armoire se voit suspendue dans les airs avec Méphisto à l’intérieur dans la scène du jardin quand il échappe à Marthe et commente ce qu’elle dit de façon ironique et cruelle. Des gradins mobiles en treillage de tubes d’acier entourant une porte centrale permettent de nombreuses dispositions pour accueillir les chœurs représentant soit les soldats, soit des femmes en robe et capote noire dotée d’une voilette, soit des hommes en frac et haut-de forme, représentant le public du XIXème siècle, maquillés de blanc comme des spectres. Ces femmes portent en-dessous de la pelisse noire des robes de mousseline chamarrées qui leur permettront de se dévoiler comme courtisanes à Walpurgis : les superbes costumes, confiés à Christian Lacroix, ajoutent leur touche de grand style à l’épure de la mise en scène. Cependant, on peine à retrouver Hélène et les belles femmes de l’Antiquité : Walpurgis est un bouge ici, l’envers d’un monde trivial qui ressemble de façon troublante à celui que les spectateurs de l’époque reconnaissent.
La maison de Marguerite est esquissée avec des parois qui tournent à vue et s’assemblent, recevant une projection de feuillages au jardin (un tronc d’arbre et un lampadaire, des bancs parachèvent l’idée du jardin), puis sont retournés au dernier acte pour figurer l’intérieur de la maison de Marguerite quand Faust ne revient pas, dévoilant leurs treillis de métal comme un envers du décor qui ne manque pas de signifier que Marguerite est déjà presque passée de l’autre côté du miroir. Les dernières scènes montrent ces décors rangés en fond de plateau, la tournette à nu : on est dans le Theatrum mundi, puisqu’à ce moment, la rampe de petites ampoules circulaire, qui intervient tout au long du spectacle à de nombreuses reprises, éclaire le public plus que la scène. Ces décors chiches concentrent l’action et permettent au tourbillon de la tournette de ne rien perdre de sa fluidité, tout en donnant à l’action un cadre quasi squelettique, qui révèle l’illusion théâtrale autant qu’il la réduit à néant, dans l’esprit d’une vanité. Le seul vrai défaut du décor est d’être nu au premier tableau notamment, ce qui nuit fortement à la projection des chanteurs qui doivent lutter avec l’orchestre sans le nécessaire appui de parois renvoyant le son.
La grande idée de Denis Podalydès est sans doute l’adjonction au personnage de Méphisto de ces deux acolytes à chapeau melon, étranges et comme échappés d’un tableau de Magritte, qui révèlent sa présence permanente et inquiétante, réduite parfois à leurs regards et à la position de leur tête en biais. Ils agissent en tant que succédanés des pouvoirs magiques de Méphisto : ils enlèvent au vieux Faust son masque et nettoient même sa barbe blanche d’un geste pour que le jeune Faust soit crédible, changent les fleurs de Siebel en bouquet fané dans sa main, remplacent les épées dans la main de Valentin et Faust au moment du duel, dotés de gants rouges pour l’occasion, protègent leur maître du chœur des soldats quand ceux-ci le menacent à la fin de la kermesse. Ils sont la main de Méphisto mais révèlent aussi l’illusion, incarnant eux aussi le théâtre dans le théâtre, comme quand ils prennent une taille irréelle par l’entremise des lumières qui projettent leur ombre démesurément agrandie sur le fond du décor quand ils font mine de faire descendre les meubles des cintres dès le début du prologue. Enfin, ils ramassent les danseurs tombés à terre ou les cadavres en les trainant par les pieds comme des fossoyeurs : ici encore, la vanité.
La seconde idée très personnelle du metteur en scène est de faire grandir l’enfant de Marguerite, devenue une fillette de sept ans qui joue avec le rouet cassé de sa mère au début du troisième acte (rappelons que la forme initiale de l’œuvre comporte un prélude et quatre actes, contre cinq actes dans la version de 1869). C’est quand l’enfant sort de la maison de Marguerite que Valentin, de retour de guerre, se rend compte de ce qui s’est passé en son absence, le dialogue avec Siébel restant ici plein de non-dits : sa présence donne un poids inattendu et fort à « Sois clément, Valentin », le moment est théâtralement saisissant. Plus fort encore le moment où, au début du dernier acte, sur la tournette, Marguerite, de dos, serre l’enfant dans ses bras jusqu’à l’étouffer, car seules les mains de la fillette agitées de soubresauts dans le dos de sa mère manifestent sa détresse paniquée puis sa mort sans un cri, au son d’une musique poignante, le grave des violoncelles se fondant avec celui des contrebasses dans un grondement terrifiant.
Ces idées fortes sont perméables à d’autres influences, pas toujours aussi pertinentes : ainsi les soldats de retour de guerre, éclopés, sentent le clin d’œil à la mise en scène de Lavelli tout comme la mort de Valentin debout, qui manque un peu son objectif sur le plan de l’émotion, par excès de statisme, alors que l’idée de faire venir un cercueil placé par les acolytes où Valentin va s’allonger après qu’ils l’ont maquillé de blanc était bonne en soi. Podalydès reprend aussi un topos de l’œuvre, le rouet de Marguerite, qui file la laine à l’ancienne pendant la chanson du roi de Thulé : clin d’œil peu pertinent, car sa scène s’étiole et le théâtre ici s’effiloche.
Mais Podalydès a pris conscience des possibilités que lui offre le retour à la version originale avec dialogues. Ces possibilités sont d’ordre dramaturgique et structurel. Structurellement, il revient à l’ordre des scènes prévu par Gounod, et place la mort de Valentin avant la scène de l’église, ce qui lui rend sa force dramatique : le cercueil ouvert de Valentin placé au centre de la tournette structure la veillée funèbre dans chapelle ardente sombre où Méphisto, à peine visible au milieu des choristes fantomatiques, puise sa force dans l’ombre, au son lugubre de l’orgue, tandis que les choristes en coulisses répondent à ceux qui sont sur scène dans un dialogue saisissant.
Le metteur en scène, surtout, a mené une réflexion sur la définition des personnages et profite de la complexité des dialogues pour ramener Faust vers Goethe. Car il ne faut pas oublier que le livret de Barbier et Carré péchait par ses origines. Il ne découle pas de la pièce de Goethe mais de l’obscure pièce de Carré Faust et Marguerite, créée en 1850, qui simplifiait à l’extrême le profil des personnages et surtout celui de Faust qui, de philosophe amer chez Goethe, se réduisait à un vieillard libidineux très appauvri sur le plan psychologique. Les dialogues dessinent ici un Faust très différent, parfois moqueur en retour (« Est-ce qu’on t’aurait aspergé d’eau bénite ? »), qui se voit piégé par Méphisto mais rue sérieusement dans les brancards. Il faudrait compter le nombre des « Va-t’en ! » et « Arrête !» qu’il lui lance, et même un « Serpent » quand celui-ci envisage de donner les bijoux à Siébel, piquant sa jalousie. Il le traite de « maudit !» quand Valentin est touché : ce Faust-là s’oppose à son tentateur, il a certes bien pactisé avec lui, mais s’en mord les doigts. Il tombe vraiment amoureux de Marguerite, ses sentiments sont sincères au jardin. Il a mis le doigt dans l’engrenage, mais refuse de laisser Marguerite devenir une victime. C’est justement pour cela qu’il l’abandonne et ne revient pas après qu’elle a enfanté, pour la libérer de l’influence de Méphisto : il dit explicitement au tentateur l’avoir quittée « pour l’arracher à ton infernale présence » et le traite alors de « mélange ironique de boue et de feu ». Cette dimension redonne une fraîcheur certaine à un personnage qui avait été réduit par la version avec récitatifs à un pleutre trompeur, profiteur et cynique sans beaucoup d’épaisseur. La scène du jardin où les deux couples, l’ignoble et le noble, s’opposent symétriquement gagne alors en force : Faust y est bien sincère dans ses déclarations à Marguerite, tandis que Méphisto, lui, s’amuse cyniquement avec la pauvre Marthe pour moquer la sincérité de son affidé. Mais c’est le texte de l’Allegro lui-même qui opère la radicale transformation du personnage. Avant même que la relation avec Marguerite n’aboutisse, Faust rejette son pacte : « C’est l’Enfer qui t’envoie », son remords prend corps, il se reproche le mal qu’il va faire à la malheureuse jeune fille (« empoisonner la joie de ce calme séjour » ; « Et l’implacable abîme la dévore avec toi. »). Plus qu’un morceau de démonstration vocale, cet ajout est la pierre angulaire du basculement du personnage Faust.
Même Marthe n’est plus la matrone habituelle, personnage de comédie un peu balourd : elle émeut en plusieurs circonstances, dans des dialogues très développés. On ne rit pas quand elle déplore « Tout n’est pas rose », on compatit avec elle devant ses difficultés face aux aléas de la vie. Si les dialogues parlés développent la partie comique de l’œuvre qu’ils rééquilibrent ainsi, ils sont assez complexes psychologiquement pour qu’on s’attache plus aux personnages, tant Siebel que Wagner et Marthe, moins à Valentin justement parce qu’il s’agit d’un repoussoir (et on comprend Lionel Lhote qui lors du bord de scène le 10 mai affirme préférer la version traditionnelle un peu plus valorisante, mais c’est l’exception).
Siebel, lui, reste relativement conforme au personnage habituel même si son rôle est vocalement plus développé, à ceci près que Podalydès lui octroie un petit moment de grâce poétique : il se lave les mains symboliquement dans la musique de la fosse d’orchestre pour se « désensorceler ».
Le personnage de Méphisto, s’il diffère peu de ce qu’il est dans la version traditionnelle, est développé de façon assez originale sur deux axes dans cette production : d’une part, la mise en scène joue beaucoup sur la fumée de sa pipe qui lui permet de se moquer des humains : le « Pardon !» traditionnel qui lui permet de couper la chanson du rat de Wagner est idéalement appuyé par la fumée qu’il lui jette au visage. Par ailleurs, son costume et la direction d’acteurs en font une sorte de caricature de Daumier en vieux bourgeois dans son costume noir, bedonnant et arthritique, assez vulgaire (il peine à ramasser un accessoire au sol dès son apparition, puis pose ses pieds sur l’écritoire de Faust). Plus tard, il se mouche bruyamment, et, lors de son air « Vous qui faites l’endormie », multiplie les poses grivoises, posant son haut-de-forme devant son sexe et caricaturant l’ouverture de la porte par l’ouverture du chapeau sur son entrejambe. Il est tout rire gras et sourire narquois, moqueur, persifleur, entre Vautrin et Robert Macaire, mais apparaît et disparaît à l’envi grâce à l’ombre qui entoure la tournette, et règne dans le tableau de Walpurgis sur un « empire » impressionnant formé par un pan de décor retourné coiffé par la rampe lumineuse circulaire donnant sur un gradin de tubes métalliques retourné, entourés de fumée suggestive.
Si l’ensemble de la mise en scène séduit par une fluidité de mouvements extrêmement pertinente, ponctuellement, certains moments sont moins réussis : on perd les éléments magiques impressionnants de la kermesse, quand Méphisto fait apparaître le vin coulant depuis le tonneau de Bacchus qui sert d’enseigne à l’auberge (les acolytes versent le vin, sans plus), et le vin qui s’enflamme quand Valentin le jette à terre (rarement réalisé). On l’a dit, la mort de Valentin manque d’impact, comme celle de Marguerite, qui disparaît seulement après qu’un des acolytes lui a coupé les cheveux et l’encolure au-dessus des gradins avant l’exécution attendue. Au début du dernier acte, au son des tambours annonciateurs de l’exécution, on voit revenir l’enfant qui court autour de l’espace circulaire de la tournette comme dans un cirque, mais l’idée ne va pas plus loin. Par contre, l’assomption de l’enfant après la mort de Marguerite est plus réussie : le luminaire suspendu finit par descendre autour de lui et s’éteint en touchant terre, puis la fillette sort de la tournette sous une poursuite en surplomb, symbolisant sans doute la résurrection de Marguerite au travers de celle de l’enfant sacrifié, qui brise le cercle infernal en le quittant par le fond du décor.
Pour donner corps et perspective à cette scénographie complexe et vive, les lumières de Bertrand Couderc sont un atout précieux, variant les positions, les couleurs et offrant des ombres évocatrices, privilégiant les poursuites claires pour Faust et Marguerite et les éclairages du dessus pour Méphisto, le présentant dans un halo mystérieux. Les couleurs, bleutée, orange ou verte, évoquent l’apparition du malin ou matérialisent sa présence-absence par leur reflet sur les visages blancs des spectateurs/acteurs du chœur, se muant en rouge évocateur dans le tableau de Walpurgis. Des éclairs zèbrent la taverne quand Méphisto y intervient, et la rampe circulaire éblouit les lieux quand les croix des épées le mettent à terre avec ses acolytes qui se trémoussent alors ensemble comme des vampires impuissants vaincus par le soleil rédempteur. C’est un effet stroboscopique frappant depuis la rampe suspendue qui accompagne l’enfant au début du dernier acte pour esquisser l’idée du cirque. Nul doute que la lumière est essentielle dans ce drame pour incarner l’intervention céleste comme pour creuser les contrastes de l’ombre portée du Malin, et Bertrand Couderc lui apporte une belle contribution.
L’un des atouts maîtres de la production est la performance du chœur de l’opéra de Lille, préparés par Mathieu Romano et Louis Gal. Dès sa première intervention, on est frappé par la douceur de leurs attaques (« Aux champs l’aurore nous rappelle »), comme par la clarté de leur élocution. La fugue au début de la kermesse est parfaitement réalisée, les interventions dans la « Chanson du Nombre Treize » alternent les tutti puissants (« Voilà ») avec les délicatesses subites (« mystère »). Au retour de la guerre, « Déposons les armes », s’il ne mène pas au célèbre « Gloire immortelle », séduit cependant par le contrôle parfait de l’émission des choristes, leur fondu, et l’adéquation idéale du son et du mot dans sa couleur expressive. Au moment de la mort de Valentin, « Ô terreur ! Ô blasphème ! À ton heure suprême, Infortuné, Songe hélas à toi-même ! » est d’une sincérité, d’une justesse de ton admirable. Lors de la scène de l’église, scindés, les chœurs d’hommes en coulisses sont terrifiants (« Adieu les nuits d’amour ! ») tandis que la partie des chœurs religieux qui redouble la voix de Marguerite est d’une infinie délicatesse (« Qu’un rayon de votre lumière descende sur eux »). Le chœur féminin se met en valeur, couché à terre autour de la tournette dans la scène du Harz (splendides diminuendi dans « Mouvantes flammes Rayons glacés » des feux-follets). On ne peut reprocher au chœur masculin que de chanter un peu fort en surimpression de l’orchestre et du ténor dans les couples bachiques (la partie n’est pas égale).
Louis Langrée a effectué un travail admirable, non seulement dans les choix éditoriaux, mais aussi avec l’orchestre lillois. Il a réfléchi sur la couleur orchestrale, les phrasés, les attaques, pour offrir un orchestre « dégraissé », fluide, lumineux, dont il maitrise l’étagement sonore des plans avec une maestria rare. Tout est fluide mais aussi narratif, cursif, sous sa baguette, et le drame s’en voit rafraîchi, quasi renouvelé : a-t-on déjà entendu de telles volutes de cordes au début du troisième acte (« Il ne revient pas ») qui semblent enserrer Marguerite ? Pourtant il ne refuse pas totalement le pompiérisme de certains passages, qu’il assume ( au moment de la mort de Valentin, « Meurs ! Et si Dieu te pardonne, Sois maudite ici-bas ! », avec des cymbales et timbales parfaitement dosées). Le sens du rythme du chef n’est jamais pris en défaut : le prélude, relativement lent, a quelque chose de sépulcral, mais sans lenteur, le rythme pointé de « Salut, ô mon dernier matin » est séduisant, et la gradation de l’accelerando dans la valse de la kermesse remarquable. Le ralenti au jardin sur « Qu’est-ce donc ? » a la force de l’évidence, comme la césure entre « demoiselle/ni belle » que chante Marguerite au dernier acte. Les soli instrumentaux sont tous à louer, que ce soit la clarinette, les autres bois, particulièrement le basson associé à Méphisto qui est d’une troublante séduction au jardin, les flûtes, les harpes, et le violon solo qui accompagne la cavatine de Faust brille d’une lumière étincelante. L’orchestre, tout le long de la représentation, sait se faire le discret mais très efficace commentateur de l’action, les cordes dessinant au fusain la laine filée au rouet par Marguerite, les arpèges des cordes esquissant les traits du Malin au jardin dans le quatuor. Les vocalises des vents semblent mimer l’éclosion de fleurs dans le duo Faust-Marguerite (« Laisse-moi contempler ton visage »). Seule ombre au tableau : le volume de l’orchestre semble échapper au chef à plusieurs reprises, particulièrement dans l’Allegro de Faust, où les trombones berlioziens, grondants comme jamais, rivalisent de puissance avec la voix du ténor, comme dans les couplets bachiques à Walpurgis, où le chœur et l’orchestre se déchainent à l’excès.
Louis Langrée et Caroline Sonrier (par l’entremise de Josquin Macarez) ont établi une distribution francophone à la hauteur de l’enjeu de cette recréation, bien que les aléas du spectacle vivant l’aient provisoirement modifiée, la soprano Vanina Santoni, souffrante, se voyant remplacée au pied levé lors de la générale, la seconde et la troisième représentation par Gabrielle Philiponet.
On ne peut qu’être indulgent pour la soprano qui, bien qu’elle ait chanté le rôle il y a deux ans à Limoges et Vichy, a dû apprendre la mise en scène en quelques heures et a eu besoin de quelque temps pour maîtriser les dialogues de cette version spécifique. Rien n’y paraît lors de la représentation du 10 mai, si ce n’est que l’émotion qui émanait de son chant à Vichy a disparu, peut-être du fait de son stress évident. Cependant, ce sont des carences plus graves en termes techniques qui nous ont gênés : le grave est épais et très poitriné, peu élégant, l’aigu souvent poussé et strident, vibré à l’excès. Si d’une certaine manière, on retrouve le soprano lyrique prévu pour Delphine Ugalde avant la création, c’est au prix d’une diction problématique des voyelles, toujours trop fermées, des a ressemblant à des o, une couverture excessive de l’émission, qui empêche la soprano de colorer son chant et élimine toute l’émotion qui pouvait émaner du seul chant. Les trilles de l’air des bijoux, présents à Vichy, sont ici à peine esquissés, mais cet air est plutôt réussi grâce à un souffle très long permettant un legato uni, les envolés dans l’aigu étant pleinement intégrées à la voix, sans démonstration, comme dans du théâtre chanté. Les duos avec Faust, peu investis émotionnellement, tombent à plat alors que la conception de Podalydès permettait justement d’y espérer un lyrisme sans arrière-pensée.
Le cas de Méphisto est plus complexe : on peut affirmer que le rôle va comme un gant à Jérôme Boutillier, qui s’en donne à cœur-joie sur le plan théâtral, virevoltant et inquiétant, sournois et fourbe, avec un sourire narquois et une morgue amusée, quoique l’aspect bedonnant et arthritique semble ici inutile voire déplacé, comme sa vulgarité revendiquée (il se mouche bruyamment, rit gras). La capacité du chanteur à « fumer » en chantant est impressionnante, et donne beaucoup de corps au personnage. Sur le plan vocal, les aigus brillants et la capacité du baryton à nuancer son chant lui permettent non seulement des demi-teintes mais aussi toute une palette de colorations suivant les intentions moqueuses, cyniques du roublard tentateur insaisissable. Il est tout aussi impressionnant dans sa voix parlée au fil des longs dialogues qui lui sont dévolus, comme au moment où il fait carrément taire les bravos qui suivent l’Allegro de Faust, jolie improvisation, ou avec un « J’ai mon projet » d’autant plus terrifiant qu’il est juste soufflé avant le jardin. Sa capacité à enfler le son donne un effet saisissant à « Voici la nuit de Walpurgis ». Cependant, comment pourrait-il assumer les graves d’un rôle de basse ? Dans l’ « Air du Nombre Treize » comme dans « Vous qui faites l’endormie », et aussi à l’église, le grave lui manque pour donner plus de corps au Malin, et de ce point de vue, malgré l’excellence de la prestation scénique virevoltante (il frappe ses talons en l’air en sautant comme un gamin juste avant le duo « Il se fait tard » entre Faust et Marguerite), il manque à donner au personnage la densité que lui aurait offerte une basse (et on n’en manque pas aujourd’hui d’assez expérimentées, de Courjal à Teitgen en passant par Blot).
Les rôles de Wagner et Siébel, ainsi que Marthe, plus développés, sont tenus par des artistes qui les mettent au premier plan. Anas Séguin, qui a déjà chanté Valentin, est un Wagner plein de faconde, sa prestance physique impressionne, et la chaleur de son timbre ambré réchauffe les ensembles comme les parties où il chante seul ; sa projection excellente et sa diction impeccable dessinent un personnage de grand relief. La voix de Juliette Mey présente un timbre assez clair aux jolis reflets métalliques. Dans le haut du registre on entend presque la couleur d’un soprano, mais elle atteint les graves de l’adolescent amoureux avec aisance. Sa musicalité exquise donne à « Faites-lui mes aveux » une fraîcheur bienvenue, comme à « Versez vos chagrins dans mon âme », et sa présence théâtrale plutôt discrète convient bien au personnage hésitant qu’elle incarne. Quant à Marie Lenormand, à qui il reste peu à chanter, sauf au jardin, elle campe une Marthe psychologiquement complexe, très humaine, secouée par les aléas de la vie, prête à se compromettre avec le Malin mais sans malice, sans balourdise, se montrant plutôt touchante.
Lionel Lhote incarne un Valentin très solide vocalement, à la projection franche et aux aigus particulièrement aisés (« d’un seul coup de lance » au I, « Regarde ! » à la fin de la kermesse). Il sait donner du relief aux mots (« Une qui mérite, Comme Marguerite » dans « Chaque jour, nouvelle affaire ») et incarne un soldat fier et quelque peu brutal et vindicatif très crédible. Au moment de la mort, la délicatesse de « pour en avoir peur » trahit la fragilité inattendue du réître, et « Je meurs de ta main » presque évanescent finit de donner au portrait toute sa complexité vocale et dramatique.
Mais c’est bien le rôle-titre qui donne le plus de satisfactions. Julien Dran avait fait sa prise de rôle à Limoges et Vichy en 2023 dans la version traditionnelle, mais c’était un véritable défi de se mesurer à cette version originale où la longueur des dialogues ajoutée aux multiples arias font du rôle un véritable Everest pour un ténor.
Et la partie ne commence pas de façon aisée : le lourd châle de laine, le masque de vieillard et le plateau nu sont autant de difficultés initiales pour l’interprète de Faust. Julien Dran est tout à fait crédible en vieillard courbé et hésitant, et d’emblée le délié de « un mot consolateur », le diminuendo sur « m’attache encore à la Terre » signent une interprétation de grande classe. Très vite, on s’aperçoit que dans les dialogues ses qualités d’acteur avec la voix sont au même niveau que celles du chanteur. Ses rires de barbon sont à l’unisson, comme sa fausse colère si crédible face à Wagner et Siébel qui perdent leur temps. Sa capacité à investir le sens des mots dans la couleur du chant reste son atout le plus précieux : « je veux… la jeunesse » est éperdu, les trois « A toi » ont chacun leur couleur propre. Bien sûr, ses habituelles qualités de longueur de souffle, son arsenal technique lui permettent de conjuguer un legato de miel avec des diminuendi très expressifs (« pour faire le chemin » lors de la rencontre avec Marguerite). Sa diction particulièrement claire permet au spectateur de ne pas manquer une syllabe du texte. La cavatine est bien sûr un moment de grâce, les allégements (« en ce réduit ») particulièrement à propos, les « c’est là » sont à la fois adoucis et filés, des rallentandi qui complexifient le phrasé (« « chaste »), la reprise mixée traduit l’émotion du docteur autant qu’elle touche l’auditeur, avec un « amour » transparent, jusqu’à un ut fortissimo filé qui saisit le public. A peine une respiration et commence l’Allegro, où sa capacité à infuser du sens dans les récitatifs fait merveille (« elle enfermait sa vie en ce petit jardin » délicat et frémissant), jusqu’à ce que la tension monte à son paroxysme et se libère en un éclat effaré (« et l’implacable abîme la dévore ») jusqu’à un ut phénoménal de douze secondes, d’une largeur époustouflante.
Au jardin, il dispense toujours des trésors de délicatesse, déployant les reflets moirés de son timbre en des phrasés enchanteurs (« c’était un ange », « mon cœur parle, écoute »). Par ailleurs, il ne faut pas oublier que le ténor Gruyer, initialement prévu, était doté d’un grave rare, que Julien Dran assume avec aisance (« caresse ta beauté » au jardin, et plus tard dans la prison (« et d’éternels remords », et surtout « tué par elle », grandiose). Que de sons filés au jardin, la sublime déclamation du ténor rendant sa déclaration irrésistible (« verse les cieux dans nos deux âmes »). Et quelle détresse dans « Ah, fuyons ! ». Et les couplets bachiques lui permettent encore de darder des aigus rageurs (« Je sens se dresser mes cheveux »). Dans la prison, l’alternance du fortissimo (« son pauvre enfant ») et du piano subito (« tué ») exprime toute l’angoisse et la détresse du docteur qui sent que la situation lui échappe, même si l’aigu fulgurant de à la fin d’ »anges purs » manifeste l’énergie du désespoir qui l’anime. Au total, quel portrait, crédible scéniquement (grâce aussi à un très beau costume blanc cassé de Christian Lacroix) par sa classe naturelle plus que par la directions d’acteurs de Podalydès parfois curieusement relâchée pour ce personnage essentiel, et vocalement des plus séduisants, entre délicatesses finement distillées et éclats grandioses : le ténor rejoint aisément les plus grandes références, de Georges Thill à Geairges Noré à Alain Vanzo, aucun d’entre eux n’ayant affronté un rôle aussi exigeant vocalement, théâtralement et scéniquement. Seul le manque d’osmose avec sa Marguerite ici en difficulté l’empêche d’atteindre la perfection. Julien Dran, après un Arnold brillant à Lausanne en octobre dernier, un Nadir simplement idéal à Dijon en mars, offre un nouveau fleuron à sa carrière qui n’en finit pas de s’épanouir.
Si cette nouvelle version s’impose complètement face à la version traditionnelle sur le plan dramaturgique, le rêve de Gounod rejoignant nos aspirations les plus débridées, il n’est pas certain qu’elle fera florès, du fait de la force de la tradition sans doute, et bien sûr des difficultés que pose pour des chanteurs non francophones un tel volume de dialogues, ainsi que pour sa longueur (3h15 sas compter l’entracte). Raison de plus pour aller revoir cette production à l’Opéra-comique en juin, en rêvant qu’elle soit reprise un jour.
Visuels ©Simon Gosselin