Soirée mitigée, ce 30 avril, au Théâtre des Champs-Élysées avec cette version concert du Freischütz, l’opéra romantique de Weber, amputée de ses dialogues en allemand. Une battue dynamique de Manacorda, un très bel orchestre d’instruments d’époque et quelques magnifiques voix ont honoré la beauté de la musique faute de pouvoir totalement traduire les tensions dramatiques de ce conte germanique.
L’un des premiers fleurons de la période romantique allemande, le chef-d’œuvre de Carl-Maria von Weber, appartient au genre « singspiel » dont l’équivalent en France est « l’opéra-comique ». Les dialogues parlés sont donc partie prenante de la composition et les supprimer pour les remplacer par une littérature moderne (et d’une facture assez pauvre) attribuée aux supposées pensées de Samiel, l’incarnation du mal, rend partiellement incompréhensible le déroulé de l’histoire. Le comble de la confusion est atteint durant la scène de la Gorge aux Loups où toute la tension dramatique disparait.
Le texte ainsi (fort mal) lu a été écrit par l’écrivain allemand Steffen Kopetzky et traduit en français par Lukas Hemleb et Laurent Muhleisen. Car, comble de la dénaturation d’une œuvre, ces paroles assez abracadabrantes, sont prononcées en français et entrecoupent les airs en allemand des chanteurs, sans que l’on puisse comprendre ce choix de rupture linguistique.
Pourtant c’est l’ensemble de l’œuvre de Weber qui mérite d’être entendue, voire découverte pour ceux qui ne la connaissent pas – elle est assez rare en France -, sans être ainsi tronquée et perdre une partie de son charme, de son originalité et de ses qualités narratives autant que musicales.
On passera rapidement sur le fait que pour tout arranger, l’actrice Johanna Wokalek qui se voit attribuer le « rôle » de Samiel, a quelque difficulté avec le texte français et qu’il lui arrive d’accrocher maladroitement les syllabes.
Le Théâtre des Champs-Élysées nous avait déjà proposé cette « version » du Freischütz en 2015, mais, entretemps, nous avions eu la chance de bénéficier de réelles représentations, mises en scène, et respectant l’intégrité de l’œuvre en allemand. C’était en 2019, et Stanislas de Barbeyrac y faisait d’ailleurs des débuts remarqués en Max, l’une des étapes qui conduit aujourd’hui le ténor français sur le chemin de Wagner.
Rappelons que l’œuvre intégrale est une petite révolution en son temps. Elle influencera en particulier le jeune Wagner, et Debussy écrivait à juste titre à propos de son Ouverture célèbre et parfois jouée seule en concert : « L’agencement sonore de cette ouverture est stupéfiante et le retour du ton d’ut majeur (ton initial) est une de ces émotions que l’on retrouve aussi violentes, aussi nouvelles. Il n’y a pas à dire, c’est bon teint, et ça ne s’use pas ».
L’originalité et la nouveauté de l’instrumentation, entremêlant l’orchestre et les voix dans une audacieuse traduction des atmosphères mystérieuses, de l’opacité de la nuit ou de la violence du Mal, avait été saluée en son temps et conserve toute sa magie aujourd’hui.
C’est en découvrant le Fidelio de Beethoven que Weber a d’ailleurs formé le projet de composer à son tour ce « Franc-Tireur » sur un livret du poète Johann Friedrich Kind, qui a connu un énorme succès dès sa création à Berlin en 1821.
Heureusement et malgré les difficultés d’une version concert statique privée de ses dialogues parlés, la soirée nous proposait de très belles voix pour une partition qui exige l’intervention de deux sopranos (Agathe et Ännchen), de deux barytons (Ottokar et Killian), de trois basses ( Kaspar, Kuno et l’Ermite, ces deux derniers rôles pouvant être chantés par le même artiste), des chœurs et un orchestre conséquent pour la période.
Nous avions entendu l’impressionnante Agathe de la soprano Golda Schultz, à Munich son port d’attache, en 2021 dans une mise en scène de Tcherniakov, et déjà sous la direction d’Antonello Manacorda. Autant dire qu’elle possède le rôle au-delà du chant et que son expressivité fait merveille à chacune de ses apparitions.
La voix s’est affermie au cours des années et elle nous a éblouis dans son « Wie nahte mir der Schlummer » (« comment le sommeil m’a saisie »). Le timbre est rond, fruité et coloré, la voix chaude et capable de nuances impressionnantes. Elle commence tout doucement par de longues notes tenues avec une stabilité et une maitrise de la voix remarquable avant d’enfler progressivement en un imperceptible crescendo mené avec beaucoup de douceur. Elle accélère son débit en même temps que l’orchestre s’agite, reprenant les thèmes saccadés de l’ouverture pour terminer en mode forte, pour un émouvant final et recueillir une ovation méritée. D’autres sopranos, à la voix plus puissante, ont interprété Agathe par le passé, formant un contraste plus appuyé avec la légèreté recherchée chez l’autre soprano, Ännchen, mais la performance de Golda Schulz, dont la prosodie allemande est irréprochable, est de celles qui marquent une soirée par son émouvant investissement.
De la même manière, la charmante Ännchen de Nikola Hillebrand est irrésistible, d’autant plus qu’elle joue réellement son rôle notamment lors de son air de l’acte 2 où elle échange des regards langoureux avec le chef qui font rire la salle. Elle nous livre un très virtuose « Kommt ein schlanker Bursch gegangen » (« un jeune homme élancé est passé ») et un magnifique duo avec Agathe, leurs timbres – plus corsé et mûr pour Agathe, plus juvénile et primesautier pour Ännchen – se mariant à la perfection. Nous avions récemment apprécié sa Suzanne ici même, dans des Noces de Figaro et elle confirme son talent.
L’on est plus réservé sur la prestation du ténor Charles Castronovo en Max qui montre vaillance et puissance, notamment dans son véhément « Nein! länger trag’ ich nicht die Qualen » mais manque un peu de subtilité et des nuances nécessaires au rôle. Il enchainait avec la série éprouvante de représentations de Don Carlos à l’Opéra Bastille, ceci expliquant, peut-être, le manque de répétition.
À l’opposé, rompu au rôle et à ce style de chant, le baryton-basse Kyle Ketelsen campe un Kaspar idéal, qui exprime parfaitement sa duplicité et la noirceur de ses intentions dans les riches modulations de son chant. Il incarnait déjà à Munich le chasseur qui a vendu son âme au maléfique Samiel. Avec sa voix est profonde, ses graves soutenus, ses harmoniques très riches, Ketelsen nous livre toutes les nuances requises ; il est chaleureusement applaudi dès son impressionnant et magistral « Schweig! Schweig! damit dich niemand warnt! » de l’acte 1.
Impressionnant par le volume de sa voix ce qui ne l’empêche pas de savoir chanter « piano », la basse coréenne Jongmin Park interprète d’abord Kuno le forestier, puis revient en fin de partie pour chanter l’air de l’ermite.
Tous deux membres de la troupe de l’Opéra de Munich, la basse hongroise Levente Páll, que l’on a vu dans Mozart et Wagner, incarne un Ottokar de grande classe et particulièrement sonore tandis que le baryton Milan Siljanov – que nous avions remarqué en Donner dans la mise en scène de Tobias Kratzer à Munich- se distingue dans une incarnation très travaillée et puissante de Kilian, alliant qualités vocales et grande présence scénique.
Le Kammerakademie de Potsdam et le RIAS Kammerchor (basé à Berlin) sont placés sous la direction rapide et nerveuse d’Antonello Manacorda – qui a récemment dirigé Pelléas et Mélisande à l’Opéra Bastille.
L’orchestre formé d’instruments d’époque, jouant donc au diapason inférieur, a su rendre tout son éclat à cette superbe partition, notamment dans la brillante ouverture et dans l’exquis et enjoué « Entr’Akt » où les cors naturels sont à la fête dans un style un peu pompier propre aux airs de chasse, thème central de l’œuvre.
On notera également la valorisation subtile des différents pupitres soutenant tel ou tel chanteur et la magnificence des chœurs très sollicités, notamment dans le célèbre « chœur des chasseurs » qui tient toutes ses promesses.
Comme à son habitude, le public du Théâtre des Champs-Élysées a très chaleureusement accueilli la magnifique prestation des instrumentistes et des chanteurs dans sa globalité avec quelques rappels, eux aussi traditionnels.
Le concert se tiendra également le 3 mai prochain au Festspielhaus de Baden Baden puis le 5 mai à la Philharmonie de Berlin.
Visuels : Golda Schulz © Dario Acosta / Antonello Manacorda © Nicolaj Lund / Charles Castronovo © droits réservés, site du chanteur.