Après les représentations mises en scène par Emmanuel Rousseau à Rouen, le chef d’œuvre de Rossini, Semiramide nous arrivait en version concertante au Théâtre des Champs-Élysées. Le plaisir d’écouter cette œuvre trop rare nous a permis de découvrir un chanteur extraordinaire, la basse Giorgi Manoshvili dans le rôle magnifique du Prince Assur. Un nom à retenir !
De Gioachino Rossini on connait évidemment le Barbier de Séville (1816), donné actuellement en reprise de la mise en scène de Michieletto, à l’Opéra Bastille, qui appartient au genre comique comme l’Italienne à Alger (1813) que l’on pourra voir également en juin, au Théâtre des Champs-Élysées.
Mais Rossini a composé de nombreux autres opéras à différentes périodes de sa vie, parmi lesquels ce Semiramide (1823), sa dernière œuvre vénitienne, sur un livret de Gaetano Rossi, inspiré par l’ouvrage éponyme de Voltaire.
Opéra seria – donc tragique – flamboyant, Semiramide est l’un des fleurons de ce genre que Rossini aborda suite à sa rencontre (et à son mariage) avec la soprano dramatique Isabella Colbran. Figurent également dans ce genre dramatique, des œuvres majeures telles que Elisabetta, regina d’Inghilterra (1815), Otello (1816), Armida (1817), Mosè in Egitto (1818), ou Maometto II (1820). Semiramide est le dernier de la liste. La cantatrice (qu’on appelait le Rossignol noir) créa l’ensemble des rôles féminins de la période « seria » de Rossini. Mezzo-soprano, son ambitus allait du « sol grave au mi soprano » et l’écriture de Rossini offre quelques défis qui valorisent son talent réputé à l’époque.
Outre une Ouverture orchestrale riche en thèmes que l’on retrouvera au cours de l’œuvre, Semiramide comprend aussi de nombreux morceaux de bravoures pour toutes les tessitures, des duos, des ensembles pour solistes et des chœurs. Autant dire que l’on a là l’une des belles compositions du bel canto italien pour raconter l’histoire de cette reine de Babylone qui a fait assassiner son mari pour occuper le trône et y inviter le bel Arsace qui se révèle être en réalité son propre fils tandis qu’elle provoque colère et fureur chez le Prince Assur.
Remis au goût du jour dès les années 60, Semiramide a bénéficié de l’enregistrement d’une intégrale très brillante à Pesaro, avec une partition rétablie dans son entièreté, lors du festival Rossini, sous la direction du meilleur chef de ce répertoire, Alberto Zedda, en 1992.
Quelques très grandes voix se sont illustrées dans le rôle-titre, parmi lesquelles on citera Joan Sutherland, Montserrat Caballé ou plus près de nous Angela Meade et Joyce Didonato. Elles ont été accompagnées par de très beaux Arsace, rôle écrit pour une contralto, et pour lequel Marilyn Horne a laissé son empreinte inoubliable. Quant à la basse Assur, on évoquera surtout la belle performance historique de Samuel Ramey.
La représentation en version concert, donnée hier soir avenue Montaigne, n’atteindra pas ces cimes, exception faite de l’extraordinaire interprète du Prince Assur, la basse Giorgi Manoshvili. Il a tout pour lui, l’aisance scénique et vocale, le timbre riche et capiteux, l’expressivité généreuse, le legato, la technique du bel canto, trilles et vocalises comprises et le charisme du chanteur qui vit son rôle et sait transmettre ses émotions. Le public ne s’y est pas trompé qui lui a réservé sa plus belle ovation, au milieu de sa longue scène de l’acte 2. On attend avec impatience d’autres engagements à venir pour ce chanteur qui se révèle tout à fait exceptionnel et devrait exceller autant dans le bel canto que dans Verdi.
Une fois n’est pas coutume, l’autre clé de fa, l’autre basse était également très impressionnante, Grigory Shkarupa en Oroe, le Grand-Prêtre qui est le premier à intervenir après l’ouverture et les chœurs, possède une projection impressionnante et son timbre sombre à souhait, convient particulièrement bien au rôle qu’il interprète avec grand talent.
On descend de quelques crans avec l’Idreno du ténor Alasdair Kent, dont la voix se révèle finalement assez petite après une jolie démonstration dans un petit rôle lors du récent Mitridate sur cette même scène. Le timbre, un peu nasal, n’est pas des plus plaisants non plus mais il faut saluer sa belle technique notamment dans son grand air de l’acte 2, « la Speranza piu suave », où il aligne des suraigus percutants et très bien maitrisés, se risquant à des changements de couleurs et de puissance, passant du forte au piano avec aisance, emportant l’adhésion d’un public séduit à l’issue d’une performance pyrotechnique avec cabalette et reprises.
L’on est plus réservé, malgré sa belle présence, sur l’adéquation de Karine Deshayes au rôle de Semiramide, la guerrière dont elle n’a guère le profil vindicatif ce qui s’entend dans ses airs les plus combattifs. Elle reste trop souvent prisonnière d’un profil qui lui est personnel, de belle princesse fragile alors qu’il faudrait une toute autre hargne. Si l’on ajoute le fait qu’elle peine parfois à dominer la partition, notamment dans les aigus, souvent lancés fortissimo sans lien réel avec sa ligne de chant, et quelques vocalises un peu savonnées ou hâtivement « passées « , l’on peut considérer que finalement ce n’est pas son meilleur rôle. On regrette que cette belle artiste que nous aimons beaucoup se fourvoie ainsi dans des emplois prestigieux qui ne sont pas tout à fait pour elle. Reste qu’elle a une solide armada de fans qui la soutiennent dans toutes ses entreprises et étaient là hier soir pour l’encourager !
Le cas Fagioli nous a laissé carrément profondément perplexes. Cela tient déjà au choix d’un contre-ténor pour tenir un rôle de contralto particulièrement complexe qui comprend non seulement lui aussi un ambitus considérable mais également son lot de vocalises périlleuses. Outre le fait que ce type de tessiture a du mal à rivaliser en puissance avec les autres voix du plateau, ce qui déséquilibre duos et ensembles, Fagioli fournit la preuve en direct de l’impossibilité, malgré son talent incontestable, d’éviter de très importantes dissociations de régimes entre son aigu, son médium et son grave (poitriné), autant de distorsions qui n’ont pas lieu d’être si la distribution est bien confiée à une contralto. Autrement dit on a parfois l’impression que trois chanteurs sont sur le plateau. Si on ajoute le fait que son registre grave n’est pas très beau, il lui reste la pyrotechnie époustouflante de ses aigus, qui reste très séduisante malgré un inquiétant blanchissement de son timbre, ce qui est un peu frustrant alors qu’il ne manque pas de contraltos pour exécuter à merveille la performance d’Arsace, l’un des rôles-clés de ce Semiramide. Sans égaler forcément l’inoubliable Marilyn Horne, des mezzos comme Aude Extremo ou Daniela Barcelona occupent infiniment mieux le terrain. La plus grande réussite des deux rôles principaux aura été leur duo de l’acte 1, le délicieux « Alle piu calme immagini », bien rythmé et finement exécuté mais là aussi, on émettra quelques réserves du fait d’une juxtaposition artificielle de deux timbres que la partition n’a pas prévu de marier. Or l’un des ressorts principaux de la beauté de cette œuvre, repose sur cette fusion, mère d’ambiguïtés dans les relations amoureuses ou filiales qui sait ? que l’on attend et qui ne se produit jamais.
Natalie Pérez offre une Azema agréable à l’oreille et dont le petit rôle est bien mené tout comme l’autre emploi secondaire, celui de Mitrane tenu par le ténor Jérémy Florent, voix stable et joli timbre chaleureux.
Les chœurs Accentus chantent un peu fort, leur performance étant particulièrement valorisée sur le plan sonore par la disposition de la scène puisqu’ils sont surélevés par rapport aux solistes mais ce qu’ils et elles font, est tout à fait réussi et leurs interventions marquent positivement la soirée.
L’ensemble se déroule sous la battue énergique et inspirée de la jeune cheffe Valentina Peleggi, directrice du Richmond Symphony orchestra depuis 2020. L’orchestre de l’Opéra de Rouen brille de mille feux malgré quelques rudesses parfois dans lors des démarrages des cordes. On saluera la beauté des prestations des cuivres et des vents et cette capacité à souligner sans excès inutiles les moments tragiques en évitant tout côté superficiel ou routinier malgré l’utilisation à toutes les sauces (parfois indigestes) des thèmes archi connus de la partition.
Nous avons passé malgré tout une bonne soirée, illuminée par la beauté musicale de l’oeuvre et la qualité de plusieurs interprètes, tout en regrettant certains choix qui ne nous ont pas paru judicieux. La salle a très chaleureusement accueilli l’ensemble des artistes.