Paris, opéra Garnier : Elīna Garanča, sur les ailes du chant

L’élégance et la grâce

Ce sont les deux qualificatifs qui viennent à l’esprit lorsque la mezzo-soprano arrive sur la scène avec son pianiste attitré habituel, Malcolm Martineau. Et cela ne tient pas simplement à sa silhouette de rêve et à son bon goût vestimentaire, mais aussi à cette manière aérienne qu’elle a de s’avancer vers le public, de lui sourire sans ostentation et de chanter sans chichi et sans pose de diva, avec cette simplicité qui contribue à son charme.

La voix a gardé sa beauté, le timbre reste opulent et souverain, la technique lui permet des audaces impressionnantes, et si l’interprétation des « Lieder » choisis est plus opératique qu’intimiste, elle parvient à transmettre l’émotion contenu dans chacun de ces petits poèmes mis si brillamment en musique par quelques orfèvres du genre.

Le répertoire letton gagne à être connu !

Le public connait mal les trois compositeurs lettons de la même époque, qu’elle honore en les mettant à son programme, Alfrēds Kalniņš (1879-1951), Jāzeps Mediņš (1877-1947) et Jāzeps Vītols (1863-1948). Le premier, dont elle chante deux airs, « Il pleut doucement » et « Dans le lointain des rêves », a composé trois opéras et de nombreuses mélodies. La deuxième chanson (composée avec Jāzeps Vītols) est particulièrement mélancolique. La mezzo-soprano nous offre une ligne musicale divine, presque sur un fil ténu, avant d’extérioriser son chant pour les vers qui expriment la douleur (« je gémis, l’adore, je ne puis ramener ce que j’ai perdu ») dans un superbe crescendo qui est la marque des très grands artistes lyriques.

Jāzeps Mediņš appartient également à cette école de Riga qui vit se développer la musique lettone au début du dix-neuvième siècle, et qui malheureusement n’est pas très connue. Qui sait aujourd’hui qu’à l’instar de son collègue, il a composé également trois opéras ? Ses mélodies sont variées et riches en harmoniques, que sa compatriote valorise aisément tant son sens de l’expressivité est développé par son expérience opératique. On a tout particulièrement apprécié le ton animé, enjoué de sa « Promenade » contrastant parfaitement avec la mélancolie de « Aux souvenirs ». Enfin c’est Jāzeps Vītols, compositeurs de très nombreuses chansons, qui conclut la partie lettone avec l’ardeur communicatif de son interprète dans sa déclaration d’amour « Ferme les yeux » et le savoir-faire du langoureux « Je me souviens encore de cette nuit silencieuse », où la narration est passionnante.

Une découverte qui nous incitera certainement à écouter ces compositeurs dans leurs autres œuvres.

Et comme pour offrir un commencement de réponse à notre attente, Malcolm Martineau très brillant comme à son habitude, dans ce partenariat avec Elina, nous offre la Berceuse opus 8 de Jāzeps Vītols en guise d’interlude au piano avant le passage vers le répertoire allemand illustré par Richard Strauss.

Strauss, Duparc, Rachmaninov, un beau choix

En commençant pas le célèbre « Zueignung » chanté par tous les interprètes de Lied et ponctué par le « Habe dank » (sois remercié), Elina Garanča propose une interprétation assez différente de celles généralement intimiste retenue par la plupart des chanteurs. Comme pour les chansons lettones, elle choisit l’extériorisation des sentiments exprimés et l’on aura de réserves que concernant sa prononciation, parfois un peu relâchée, de la langue de Goethe.

Le piano fait des merveilles dans l’introduction du « Winternacht » (nuit d’hiver) et Elina Garanča conclut glorieusement ce beau poème sur le « Fruhling der Liebe » (le printemps de l’amour) dans une phrase musicale triomphale de toute beauté.

Au doux et rêveur « Schön sind doch kalt » succède un « Wie sollten wir geheim sie halten » très décidé et plein d’allant, puis le « Allerseelen » avec un aigu sublime sur le « süssen Blicke » et un grave très bien posé sur le « Im Mai » final tandis que le piano arpège avec beaucoup de précision.

Le « Heimliche Aufforderung », Lied complexe et particulièrement difficile à chanter, est très réussi. Elina parvient à maitriser les longues phrases musicales comme les pianissimi et les fortissimi qui se succèdent dans la dernière strophe.

Enfin le « Befreit » sonne magnifiquement dans le jeu des consonnes (le son « k » en particulier) notamment pour un dernier « Glück » (Bonheur) envoyé avec force et qui suscite une immense ovation de la salle, avant une courte pause.

À la reprise, Elina Garanča a changé de tenue et troqué sa longue jupe avec corsage blanc contre une magnifique robe. C’est le tour de la chanson française et du très classique Henri Duparc

Avec successivement « Au pays où se fait la guerre », « L’Invitation au voyage », « Extase », « Romance de Mignon » et « Phidylé ». Chaque poème est sculpté dans ses détails, racontant une véritable petite histoire en quelques minutes et si la mezzo-soprano n’est pas exempte de défauts concernant la prononciation française, au moins fait-elle un sans-faute dans l’expressivité des sentiments décrits, les changements d’humeur comme la colère, la peine, l’amour ou la joie et même les jeux sur les syllabes (Extase, Exquis). Là encore, on s’éloigne des lectures intimistes de beaucoup d’interprètes mais la richesse de ses harmonies fait que l’on se laisse sans difficulté entrainer dans la beauté de son chant.

Malcolm Martineau glisse très intelligemment dans l’économie générale du programme, le « Clair de lune » de Debussy avant de passer à la partie russe avec Rachmaninov et quelques-unes de ses « Piesni » parmi les plus connues là aussi. La prononciation russe est tout à fait correcte même si la ligne musicale est très personnelle. Elina Garanča a la faculté de descendre dans les graves sans exagérément « poitriner » et cela rend le premier poème « O, nie grousti », particulièrement fluide sans le moindre saut de registre.

Son « Viessenie vody » (le printemps arrive) atteint d’ailleurs le sublime avec cette joie qu’elle communique si bien, qui exprime merveilleusement la fin de l’hiver dont sait l’importance en Russie.

Et les trois Bis

Et d’ailleurs elle offre aussitôt un dernier Rachmaninov en « bis », cette chanson qu’elle déclare adorer « Ne poy, krasavitsa, pri mne » dont le premier couplet dit « Ne me les chante pas, ma belle/ces chansons de la Géorgie/leur amertume me rappelle/une autre rive, une autre vie. ». Nous aussi nous sommes émus par ce mélange de nostalgie et d’exaltation qu’elle exprime de manière si intense.

Quelqu’un dans le public lui réclame « Eboli ». On suppose qu’il souhaite le « don fatal » avec lequel elle nous avait ébloui sur la scène de la Bastille en 2017, lors de ce Don Carlos cinq étoiles devenu mythique. Mais si l’artiste souriante et généreuse, accepte de chanter deux airs d’opéra, elle nous surprend d’abord avec un « Io son l’umile ancella » (Adriana Lecouvreur) qui n’appartient pas à son répertoire (et d’ailleurs plutôt à celui des sopranos) et pour lequel elle se livre à un acrobatique crescendo/diminuendo sur une longue phrase musicale de toute beauté, sans reprendre son souffle. Les aigus sont certes un tout petit peu tirés quand elle sort de sa tessiture mais l’ensemble est réussi et très applaudi. Inutile de préciser que la meilleure Carmen actuelle, nous livre aussi une Habanera d’enfer, terriblement sensuelle, aguicheuse et même dansante.

Une standing ovation avant chaque bis conclut une soirée de charme, avec une mezzo-soprano qui poursuit tranquillement sa carrière dans les sommets, avec ses prochains débuts très attendus à Bayreuth où elle interprètera le rôle de Kundry, un de ces rôles chantés par des sopranos comme par des mezzos, et auquel elle a déjà laissé sa marque dans l’intégrale de Parsifal publiée par Sony l’an dernier.

Dommage que le public ait cru bon d’applaudir entre chaque Lied sans laisser le cycle se dérouler…