Paris : « Mitridate re di Ponto », le chef d’œuvre d’un Mozart de 14 ans…

Mozart, 14 ans et une précocité sidérante

À l’issue de la représentation, l’on ne peut s’empêcher d’applaudir aussi Mozart qui nous a écrit là de très belles pages musicales, ménageant un nombre impressionnant d’arias pour chacun des protagonistes, avec des acrobaties vocales célèbres, mais aussi des récitatifs dramatiques tissant le fil d’une véritable tragédie, et caractérisant chacun des personnages dans leurs fortes personnalités diverses et antagoniques. Mithridate (Mitridate en italien, langue dans laquelle est écrit le livret de Vittorio Amedeo Cigna-Santi) est un héros de l’antiquité, ennemi héréditaire de la puissante Rome, qui règle sur le « Pont » (Ponte en italien), région de la mer Noire, actuellement en Turquie.

La composition est impressionnante de maturité et d’intelligence musicale même si on notera que Mozart ne se lance pas encore dans les confrontations directes entre personnages et surtout les ensembles qui feront ensuite la gloire de ses opéras : l’acte II s’achève sur un duo entre Aspasia et Sifare (« Se viver non degg’io ») et un bref quintette termine l’opéra.

Et les pages virtuoses exigent des qualités vocales particulièrement rares, réservées aux plus grands chanteurs notamment pour les deux rôles principaux qui héritent de partitions aux ambitus démesurés.

Christophe Rousset possède parfaitement son Mitridate

En février 2016, le théâtre des Champs-Élysées avait proposé quelques représentations d’une version mise en scène par Clément Hervieu-Léger, avec le Concert d’Astrée sous la direction d’Emmanuelle Haim et le Mitridate de Michael Spyres, titulaire impressionnant du rôle également à Londres dans la mise en scène de Graham Vick, cette fois avec les Talens lyriques et Christophe Rousset. L’une de ces représentations a été captée pour un DVD que l’on ne peut que recommander !

Rousset, chef d’orchestre hier soir pour cette belle version-concert, est une référence dans Mozart depuis des années et dirigeait déjà ce Mitridate il y a vingt-cinq au Châtelet.

Vétéran du travail de réhabilitation d’un Mozart « authentique », Rousset démontre une fois encore, comment il faut diriger l’œuvre en donnant toute sa place, mais rien que sa place, au bel orchestre avec instruments d’époque qu’il a lui-même formé, en valorisant les « solis » instrumentaux, les passages orchestraux et notamment la très belle ouverture à qui il rend ses lettres de noblesse, en réduisant le continuo à la discrète et délicate alliance entre la basse et le clavier, sans jamais brider les nécessaires envolées lyriques des chanteurs, et leurs multiples reprises (Da Capo) si typiques du style d’alors.

Les trois heures s’écoutent sans le moindre ennui tant les accents, couleurs, changement de rythme dont Mozart a le secret, sont scrupuleusement respectés rendant toute sa vie à la musique d’un génie précoce.

Jessica Pratt et Levy Sekgapane, couple idéal

La star de la soirée est la très attendue Jessica Pratt que les amateurs de bel canto connaissent déjà bien pour ses multiples rôles pyrotechniques. Nous avions beaucoup apprécié son enregistrement Delirio. Non seulement elle possède une technique de chant admirable, mais en plus, elle est dotée d’un très beau timbre corsé, coloré, capable d’ajouter mille nuances de piano, de forte, de crescendo, et de multiples couleurs à son arsenal infaillible de trilles, appogiatures, notes piquées, vocalises diverses.

Et dès son premier air « Al destin, che la minaccia », les envolées spectaculaires des premiers phrasés emportent immédiatement l’adhésion du public, suspendu à ses lèvres et qui lui réserve une formidable ovation méritée. Et elle montre son adéquation également aux airs plus lents et plus approfondis comme son admirable « Nel grave tormento ». Mozart glisse d’ailleurs une réplique du premier air du roi Mitridate, si bien sculpté qu’il vous bouleverse surtout que ce début lent est suivi à nouveau d’une belle accélération où les notes piquées se succèdent à toute vitesse au milieu de quelques trilles périlleux, mais réussis.

Mais elle n’est pas la seule triomphatrice de la soirée.

On l’a dit, les solistes doivent être exceptionnels et l’on sent la tension du courageux Levy Sekgapane, ce ténor que nous aimons beaucoup et qui nous avait déjà impressionnés récemment en Rodrigo dans l’Otello de Rossini. Il renouvelle son exploit avec un Mitridate bouleversant de vérité alliant l’art technique vocale avec l’expressivité et l’engagement scénique total dans les limites de la version concert. Pourtant le premier air, le superbe « Se di Lauri, il crine adorno » est de ceux qui vous crucifie le meilleur ténor, tant il faut « assurer » dans les écarts de notes monstrueux en évitant le saut de registre (la dissociation du grave et de l’aigu qui donne l’impression que deux voix différentes s’expriment), mais aussi le hurlement de l’aigu qu’il faut au contraire amener comme sur un plateau, le détimbrage du grave qui n’est pas la note la plus naturelle pour un ténor à l’aise dans les contre-notes, le tout avec les longues phrases musicales, les ornementations et appogiatures, les vocalises et trilles, bref… à l’issue de cet air réussi, l’on sent notre ténor soulagé qui va poursuivre avec assurance son périple au milieu des chausse-trappes ménagées par ce satané gamin de 14 ans. Et tout lui réussit hier soir, l’émouvant et solennel « Tu che fedel » dont il maitrise parfaitement l’écart de notes comme les nuances de la première partie, donnant l’accélération et l’énergie nécessaire à la deuxième partie, avant de revenir au mode lent et ainsi de suite. La colère du « Gia di pieta mi sploglio » n’est pas feinte et l’on sent le ténor entièrement tourné vers la profondeur des sentiments qui agitent alors le Roi, scandant « vendetta, vendetta », le tout dans une prosodie italienne parfaite avant une descente en vocalises impressionnantes du suraigu au grave le plus profond.

Richesses vocales

Et le « couple » est fort bien entouré par une équipe de jeunes artistes toutes talentueuses.

On ne sait qui féliciter le plus chaleureusement tant chacune nous ravit au moins une fois dans la soirée ! Vanessa Golkoetxa (remplaçant Olga Bezsmertna, initialement prévue) interprète un très beau Sifare au medium solide même si les aigus détimbrent parfois quelque peu. Et son « soffre il mio cor con pace » asséné avec force dès le premier acte, respire la bonne santé vocale et confirme là aussi une technique solide. Son « Lungi da te, mio bene », que Mozart a prévu accompagné d’un cor anglais, est l’un des grands moments de la soirée.

Le Farnace de la contralto québécoise Rose Naggar-Tremblay est très impressionnant dès son arrivée sur la scène. L’artiste est très grande et en impose autant par la taille que par son timbre particulièrement adéquat au rôle. Toute en rouge, elle se donne l’air masculin qui sied au fils aîné de Mitridate, chanté par un castrat alto à l’époque de la création. Le timbre est de toute beauté et l’incarnation réellement expressive même si on peut regretter que les vocalises soient parfois légèrement bousculées, l’ensemble de la prestation marque les esprits notamment son magnifique « Venga pure, minacci e frema » où l’étendue de sa tessiture est sollicitée à plusieurs reprises. Notons que l’artiste a la particularité d’être ce qu’on appelle une personnalité polyvalente, à la fois pédagogue, autrice-compositrice-interprète et librettiste.

Maria Kokareva est une charmante Ismene au timbre fruité malgré le peu d’intérêts de ses arias, elle s’en sort fort bien et nous réjouit notamment dans son « So quanto a te dispiace » par l’aisance de son phrasé et la précision de ses vertigineuses vocalises brillamment conclues par un long trille.

Nina van Essen campe un Arbate peut-être un peu délicat pour incarner le gouverneur de Nymphée, rôle écrit comme celui de Sifare, pour un sopraniste castrat, et qui demande aussi une très grande agilité vocale qu’elle possède parfaitement par ailleurs. Le « l’odio nel cor frenate » est énergique, mais sans doute assez peu caractérisé alors que l’air ne comporte pas que des virtuosités. Elle n’en demeure pas moins époustouflante dans ces phrasés qui passent là aussi du grave à l’aigu, via quelques vocalises ou notes piquées complexes.

Enfin le ténor Alasdair Kent se tire bien du petit rôle de l’officier romain Marzio, malgré un timbre un peu ingrat et son « se di regnar sei vago » est correctement chanté et s’attire une petite ovation tout à fait méritée, le rôle n’étant guère gratifiant au milieu des multiples arias de ses partenaires.

Ajoutons que les échanges lors des récitatifs, le duo Sifare/Aspasia à la fin de l’acte 2 et le quintette final sont fort bien interprétés par une équipe soudée qui a manifestement à cœur de servir Mozart ainsi que le public totalement conquis qui rappelle longuement les artistes, l’orchestre et le chef pour les assurer de leur immense gratitude d’avoir passé une aussi belle soirée.