Paris : « Deborah », un oratorio anglais de Haendel pour une soirée sous le signe du talent.

Et Haendel abandonna l’opéra seria italien pour l’oratorio anglais

Deborah, second oratorio en langue anglaise de Haendel, inaugurait un vaste cycle de ces œuvres basées sur les récits de l’Ancien Testament, ces « drames sacrés » qui ne nécessitent pas en principe de mise en scène ce qui permettait au compositeur de faire l’économie des coûteux décors tout en se livrant à un récit assez linéaire autour d’un thème historico-religieux.

Le premier de ces oratorios fut Esther que Haendel composa en 1732 sous cette forme. Une première version avait précédé sa série d’opéras seria italiens, sous la forme d’un « masque » – ce genre de spectacle baroque typiquement anglais, qui se fixait pour objectif de mêler tous les arts de scène.  À la fin des années 1720, Haendel rencontre des difficultés liées à une certaine désaffection du public qui lui avait assuré un grand succès pour ses nombreux opéras italiens, tandis que la Royal Academy of Music dont il est le principal compositeur est en faillite financière. La concurrence fait rage à Londres et Haendel révise entièrement Esther pour en faire un oratorio en anglais, forme qu’il composera ensuite systématiquement jusqu’à la fin de sa carrière.

Deborah en est une très belle illustration, assez peu connue des spectateurs d’aujourd’hui, et encore donnée lors de la Première, avec des interprètes italiens (qui, parait-il, écorchaient assez abondamment la prosodie anglaise), dont le fameux Senesino, castrat le plus célèbre de l’époque et du lieu.

L’œuvre comprend des parties orchestrales nombreuses et assez solennelles, faisant intervenir à plusieurs reprises, quelques cuivres (cors et trompettes) et des percussions (timbales), et surtout des chœurs très massifs – environ vingt-cinq choristes – qui ont de très nombreuses parties, longues et riches sur le plan musical.

Haendel privilégie les récitatifs, parfois secs, pour les solistes ne leur ménageant que quelques arias très virtuoses avec da capo, duos et quatuor, qui annoncent souvent une reprise du thème par les Chœurs.

Ton Koopman, pionnier des redécouvertes du son baroque

L’Amsterdam Baroque Orchestra & Choir, sous la direction du chef d’orchestre néerlandais Ton Koopman, est presque une curiosité. En effet, celui qui est tout à la fois organiste, claveciniste tout en dirigeant sa formation baroque, a été un pionnier dans l’interprétation sur instruments d’époque et sur une recherche musicologique visant à retrouver les pratiques d’interprétation originales des œuvres qu’il travaille. Son premier ensemble baroque sera créé en 1969. Rien d’étonnant à ce titre, qu’il nous propose un rare Deborah, avec le talent du spécialiste de la musique baroque qui n’hésite pas à donner à l’oratorio toute sa grâce originale.

Si les cordes des instruments d’époque doivent être réaccordées régulièrement, si les cors et leur drôle d’allure ne sont pas faciles à contrôler, ce souci d’authenticité est appréciable, notamment l’exact équilibre numérique entre orchestre et chœur qui valorise ces derniers à l’instar de la volonté du compositeur.

Car l’oratorio se situe entre deux genres – religieux et épique – et, tout au long du déroulement de la représentation, cette ambivalence est parfaitement ressentie : l’on passe de recueillements mystiques, d’appels à Dieu, de glorification du divin à des arias guerrières et des marches au combat impressionnantes.

Sans caricaturer, mais parfois avec une insistance qui manque de légèreté, Ton Koopman nous amène d’épisodes en épisodes vers le triomphe des « bons » et la défaite des « méchants » tout en assurant la partie clavecin du continuo et même l’accompagnement orgue de l’un des morceaux.

Outre l’excellent orchestre, les Chœurs de la formation baroque sont très impressionnants dans leurs multiples interventions, façon chœur antique dans la tragédie grecque, et de leur énergique « Immortal Lord of earth and skies » introductif à leur « Let our glad songs to heav’n ascend » rempli d’allégresse, leur art du canon rythmique, les alternances entre voix de femmes et voix d’hommes, le caractère souvent massif et très sonore de leurs airs, sont autant d’atouts et de richesses dans l’interprétation de cet oratorio.

On citera en particulier l’impressionnant enchainement du solennel « Lord of Eternity » avec le vif « playd thy just cause » tout en mode fugué rapide, où les voix féminines s’envolent vers les sommets tandis que les voix masculines scandent leurs phrasés en un rythme soutenu.

La succession de ces deux airs des Chœurs, est immédiatement suivi d’un court récitatif de « By his great name, and his alone » puis de l’un des morceaux musicalement les plus excitants et fort bien interprétés, le « All your boast will end in woe » où les solistes et le double chœur entonnent ensemble l’un de ces exercices virtuoses qui font la richesse de l’écriture haendélienne. L’orchestre au grand complet, orgue compris, les choeurs et tous les solistes confèrent une formidable sonorité où chaque pupitre s’entend comme chaque voix.

Sophie Junker, Jakub Józef Orliński et les autres

Car les solistes ne sont pas en reste et cette homogénéité du plateau vocal valorise particulièrement cette oeuvre méconnue permettant une découverte/redécouverte dans des conditions optimales.

Le rôle-titre est incarné par l’étonnante et merveilleuse soprano Sophie Junker qui, pour ce rôle, revêt un châle d’un rouge éclatant qui symbolise la belle Deborah et sa mission. La voix est ferme et décidée, ductile et souple et le timbre pulpeux et fruité. Très à l’aise dans toutes les reprises, les vocalises, les trilles, les descentes ou montées chromatiques, la soprano exécute avec aisance les virtuosités de la partition, tout en colorant son chant des milles nuances qui expriment ses états d’âmes dans les différentes situations.

 Sophie Junker, spécialiste du baroque n’est pas forcément très connue chez nous mais, impressionnés par sa très belle prestation au Théâtre des Champs-Elysées, nous en profitons pour signaler son récent enregistrement de référence dans ce répertoire, publié en mars dernier chez Aparté, et intitulé « la Serenissima, venetian silhouettes », hommage aux grands compositeurs de l’école vénitienne. Elle avait déjà été remarquée pour la qualité de son style, de sa technique, de son timbre, dans son enregistrement précédent consacré au « rossignol de Handel », Élisabeth Duparc, dite « La Francesina », cantatrice française pour laquelle Haendel écrivit ces rôles virtuoses d’oratorio anglais.

Sophie Junker en est l’interprète idéale de nos jours dans la jeune génération : sa prosodie anglaise est impeccable et elle éblouit autant par l’audace irréprochable de ses vocalises, dans que par la beauté de ses phrasés lors des arias au rythme plus lent ou des récitatifs, l’émouvant « Barak, we now to battle go » comme l’éblouissant « The glorious sun shall cease to shed ».

Le célèbre contre-ténor polonais Jakub Józef Orliński (dont la présence contribue certainement à remplir totalement la salle !) se révèle être un excellent Barak également y compris d’ailleurs dans les duos tels que « smiling freedom, lovely guest ». Son timbre s’estr affermi et il se montre capable de timbrer ses phrasés sur l’ensemble de sa tessiture, des aigus plus puissants et mieux maitrisés qu’à ses débuts, à des graves qu’il pose avec assurance et sensibilité. Sa prestation est magnifique et l’on citera notamment « Low at her feet he bow’d, he fell » et l’époustouflant « In the battle, fame pursuing » où le contre-ténor prononce des paroles terribles avec la fermeté du combattant et le charme de l’artiste.

D’abord surpris par le timbre très spécial de la basse Wolf Matthias Friedrich dans le rôle du père de Barak, Abinoam et par sa verve rocailleuse et guerrière, nous avons été rapidement séduits par l’épaisseur humaine incontestable qu’il donne au rôle au-delà d’une technique incontestable dès son « Awake the ardour of they breast » et son « Swift inundation of desolation » est particulièrement réaliste.

Dans la même veine de grande qualité stylistique, la contralto Sophia Patsi chante un Sisera (le général « ennemi ») auquel on croit sans problème. Le timbre est particulièrement chaleureux et la voix puissante et très harmonieuse.

La charmante Amelia Berridge campe une Jaël à la très jolie voix angélique, et à l’allure très juvénile en contraste partait (et plaisant) avec les horreurs qu’elle chante très bien notamment le récit « I saw the tyrant breathless in her tent » où elle raconte comment elle a éliminé le tyran Sisera pendant son sommeil en lui plantant un pieu dans l’oreille avec un marteau.

Cette dernière est par ailleurs membre du Chœur qu’elle rejoint entre deux récitatifs et arias, de même que Kieran White (Un héraut / Le grand prêtre de Baal) et Donald Bentvelsen (Le grand prêtre des Israélites).

Devenue depuis de nombreuses années la salle de référence des oeuvres de Haendel à Paris, le Théâtre des Champs-Elysées pour ce dernier mandat de Michel Frank, aura fait un riche choix d’ouvrages comme d’interprètes, parmi lesquels on rappellera le Jephté donné le mois dernier, le Semele, mis en scène récemment, mais aussi un Messie et un bel Alcina en version-concert. La prochaine saison poursuivra cette belle tradition, avec Theodora, Alcina, le Messie, Giulio Cesare, Orlando, Il Delirio amoroso, Aminta e Fillide, Ariodante etDixit Dominus, Salve Regina, Stabat Mater.