En cette belle soirée de novembre, le Palais Garnier s’était paré de guirlandes de fleurs et de branchages aux couleurs de l’automne pour le gala lyrique consacré au « show » du contre-ténor américain Anthony Roth Costanzo. Entremêlant audacieusement Haendel et Glass, le spectacle, original et haut en couleurs, présentait film, danse, musique, dessin et chant.
Le soin porté au décorum dans cette magnifique salle de théâtre qui n’a besoin de rien pour briller dans son écrin raffiné, ne relativisait pas pour autant l’exigence de qualité musicale que l’Opéra de Paris doit à ses spectateurs.
L’on découvrait le sopraniste Anthony Roth Costanzo, unique invité de la soirée, star en son pays, mais un peu moins connu dans nos contrées.
Il faut dire que notre époque ne manque pas d’excellents contre-ténors, de Philippe Jaroussky à Carlo Vistoli en passant par les célèbres Franco Fagioli ou Jakub Józef Orliński et qu’il se passe rarement plus d’un mois avant qu’on découvre un nouveau talent, dans telle ou telle œuvre baroque, répertoire de choix depuis des décennies, dans toutes les grandes maisons d’Europe.
Qui est donc cet Anthony Roth Costanzo qui a les honneurs d’un récital de prestige, ciselé par ses soins, où il revendique son concept d’« opéra, art total », mêlant habilement plusieurs disciplines artistiques dans le même spectacle ?
Il a 43 ans, remplit toutes les salles outre-Atlantique sur son nom, a fait ses débuts, enfant à Broadway, a eu l’occasion de jouer un petit garçon dont la mère était Jane Birkin dans un film de James Ivory. Son personnage allait à l’opéra Garnier avec « maman » et depuis lors, il rêvait de chanter dans cette salle prestigieuse.
C’est chose faite, même s’il a déjà chanté dans l’autre salle de l’Opéra de Paris, à Bastille, dans le magnifique Ange exterminateur de Thomas Adès (d’après Buñuel).
Bastille l’accueillera à nouveau dans l’opéra contemporain de Philip Glass, Satyagraha, où il interprétera en avril prochain, le rôle de Gandhi, habituellement dévolu à un ténor.
L’originalité d’Anthony Roth Costanzo est sans aucun doute ce sens du spectacle qu’il a su habilement démontrer lors de ce prestigieux gala en mêlant opéra, danse, arts plastiques, cinéma et mode dans un tout harmonieux. Le charisme du chanteur a fait le reste, il impose en effet sa gracieuse silhouette androgyne et les robes élégantes qui lui donne son cachet inimitable.
Contre-ténor un peu atypique, il est plus sopraniste qu’alto, avec un timbre agréable, une technique virtuose alliant avec aisances vocalises et trilles dans les ornementations baroques, adéquat au répertoire contemporain où il démontre une facilité à dominer les distorsions de tonalité, Costanzo a occupé brillamment toute la soirée au travers d’un programme fort intéressant.
Spectacle multimédia où l’on pouvait suivre dans le même mouvement, le peintre Glenn Brown dessinant en direct sur un petit écran très éclairé côté cour, des yeux entremêlés pour former un animal étrange, des films réalisés par des artistes internationaux – Tilda Swinton & Sandro Kopp, Pierpaolo Ferrari & Maurizio Cattelan, James Ivory & Pix Talarico – projetés sur grand écran en fond de scène et formant un décor d’inégale qualité et enfin des vidéos prises en direct à partir du spectacle lui-même.

L’orchestre sous la direction de Karen Kamensek s’était placé côté jardin, ménageant un bel espace en avant-scène pour permettre à cinq danseurs d’interpréter des chorégraphies de Pam Tanowitz.
Entre deux morceaux de musique, des bruitages ou « paysages sonores » de Sabisha Friedberg, résonnaient assez étrangement entre les velours et les ors de Garnier. Et l’on n’oubliera pas l’aspect « mode » de ce spectacle multiforme, avec les costumes de Raf Simons, les trois robes – rouge, bleue, blanche avec graffitis, du contre-ténor.
On saluera l’originalité du programme de chant davantage que celle du décorum qui nous a paru finalement ressasser quelques impressions de déjà vu sans qu’on décèle toujours le sens des choix de décor ou de chorégraphie.
En effet en « mariant » en quelque sorte Haendel et Glass, Costanzo nous invite à deux périodes extrêmes de la musique lyrique, tout en soulignant ce qui, de son point de vue, réunit les genres. C’est après chanté par deux fois l’Akhnaton de Glass (à Londres et à New York) qu’il se rend compte que le minimalisme répétitif du compositeur américain n’est pas si éloigné des motifs haendéliens, avec ces da capo ou reprises ornementées.
Il fait remarquer à juste titre que de nombreux compositeurs de notre époque écrivent des rôles pour les voix de contre-ténor, reprenant là la tradition de l’époque baroque avec ses célèbres castrats.
La voix aiguë d’un homme plait à l’opéra et Costanzo en est l’une des illustrations.
Il commence par l’acte 3 de Tolomeo (1728) de Haendel – sa treizième et dernière œuvre composée pour la Royal Académie of music de Londres dans l’objectif de populariser l’art italien de l’opéra auprès des Britanniques. Enchainant le récitatif « Inumano fratel, barbara madre » et l’Arioso « Stille amare, già vi sento tutte in seno », il chante le moment où Tolomeo croit avoir absorbé un poison mortel alors qu’en réalité ce n’est qu’un somnifère.
La vidéo (de James Ivory et Pix Talarico) donne de l’élan à l’incarnation du contre-ténor en représentant le contre-ténor déguisé en chevalier médiéval en armure, courant dans l’herbe, le bois puis pénétrant dans l’eau vive d’une rivière alors qu’un autre chevalier, lance à la main, casque sur la tête, contre toute attente, viendra le délivrer et le sortir d’une noyade probable.
Les bruitages servent de liaison vers le « Songs from liquid days » de Glass qui suit immédiatement. On laisse Ptolémée à sa félicité pour la collection de chansons composées en 1986 sur des paroles écrites par les chanteurs Laurie Anderson, David Byrne, Paul Simon et Suzanne Vega tandis qu’un talentueux danseur de hip-hop apparait sur l’écran (film de Marck Romanek).
Dans cet ensemble de six chansons, Costanzo choisit le très planant « Liquid days, partie 1 », qui constitue le quatrième morceau de l’ensemble. De lent et langoureux, à plus actif voire déclamatoire, le contre-ténor déploie son chant avec grâce pour un opus qui lui convient parfaitement et qui, sans être très varié, se laisse écouter en rêvant tandis que sur le grand écran de charmants épagneuls courent sur une plage déserte et se baignent avec une évidente délectation sur « loves likes me » ou « we are old friends » et le répétitif « drink me ».
Sans transition (ou presque) l’on passe à la fiévreuse et virtuose prière de Flavio le roi des Lombards (1723), « Rompo i lacci » (je romps les chaines) qui commence par une partie extrêmement rapide et animée pour se poursuivre dans un tempo plus lent, mesuré et plaintif sur le motif « Come, Oh dio, viver potro? » (Comment pourrais-je vivre encore ?), avant de repartir dans des ornementations impressionnantes sur un rythme très rapide. On a dans l’oreille l’extraordinaire interprétation d’un Philippe Jaroussky dans son album Haendel et notre contre-ténor de la soirée n’a pas tout à fait ni les couleurs, ni l’agilité, ni le sens de l’incarnation voulue. On a le regret de dire que, sans démériter, l’ensemble parait un peu gris malgré tout ce qui entoure brillamment la prestation. Par la suite, la voix prendra davantage de brillance.
Le « No more you Petty Spirits » (assez ! Esprits inférieurs) de Glass qui suit a été composé en 2021 pour une commande de la BBC, sur un texte de Shakespeare extrait de la tragédie Cymbeline (1610). Costanzo, qui sait nous étonner dans ses incarnations éclectiques, quitte la superbe robe rouge façon manteau avec laquelle il était brillamment apparu sur scène pour rester dans une robe bleutée où sont écrits les noms des compositeurs à qui il rend hommage ce soir et qui laisse apparaître ses bottines rouge vif à très hauts talons, soulignant le remarquable équilibre que l’acteur d’opéra possède sur scène.
Mais en choisissant d’accompagner ce morceau pourtant brillamment interprété par le contre-ténor qui sculpte les vers du grand Shakespeare, par de multiples effets visuels sans rapport avec le texte (vidéo, dessin en direct, danseurs), l’attention ne se focalise pas suffisamment sur la prestation du chanteur, et encore moins sur ce qu’il dit. C’est un peu dommage et l’effet « attirance » de l’œil sur l’écran, se développe encore davantage avec ce torrent d’images surréalistes et psychédéliques qui illustrent le « Vivi, tiranno » (Vis, Tyran) extrait de Rodelinda (1725). Le film est réalisé par Maurizio Cattelan et Pierpaolo Ferrari, créant un univers d’images dans un désordre chaotique et parfois d’assez mauvais goût.
Pourtant avec cet aria tout comme le magnifique et célèbre « Lascia ch’io pianga », aria de Rinaldo (1711), Costanzo prouve qu’il ne manque ni de volume, ni de l’art virtuose requis pour les héros de l’opera seria handélien, dont les airs sont précisément composés pour valoriser les voix étonnantes des castrats, et les reprises pour laisser libre jeu à leur audace dans l’ornementation.

Amadigi di Gaula (1715) n’est pas l’opéra le plus souvent donné de Haendel, même si l’air choisi par Costanzo, « Penna Tirana » (cruelle souffrance) fait partie généralement des albums Haendel des contre-ténor actuels. Durant les déchirantes plaintes du prince de Thrace, Dardano, le film du collectif d’artistes russes, AEF+S, nous montre des scènes successives où des hommes sont menacés par des femmes, attachés à des roues façon hamster ou enfermés dans des cages, autant d’impressions esthétiquement superbes, mais dérangeantes.
Les airs extraits des œuvres de Glass, Monsters of Grace, « In the Arc of Your Mallet » ( (dans l’arc de ton maillet, arrangements de Michael Riesman) et The Fall of the House of Husher, « How All Living Things Breathe » (comme tout être vivant respire), inspiré de la nouvelle éponyme de Edgar Allan Poe, encerclent Rodelinda, dans la deuxième partie de la soirée accompagnés de films également très esthétisants de Daniel Askil et Rupert Sanders.
On apprécie les textes littéraires, l’excellente diction du contre-ténor et cette manière qu’il a de leur donner vie et sens.
Le dernier morceau « The encounter » extrait de la pièce théâtrale multimédia de Philip Glass, 1000 Airplanes on the Roof, tourne autour de la syllabe « ah » répétée en boucle et censée donner un sens à un récit de rencontre avec un extra-terrestre. Elle a été créée en 1988 dans un hangar de l’aéroport de Vienne et il est probable que la scène cosi de Garnier ne correspond pas exactement à ce que Glass imaginait. L’ostinato qui accompagne le chant est particulièrement réussi et Costanzo, rompu à l’exercice, donne à ces « ah » autant de modulations et de significations possibles à l’instar des da capo des Arias virtuose de Haendel.
Une soirée courte puisqu’elle dure 1h40, entracte d’une demi-heure compris, qui aura permis de découvrir à Paris, l’univers artistique d’un contre-ténor original.
Et saluons les organisateurs pour la qualité de l’accueil et l’excellence du cocktail.

Gala lyrique Anthony Roth Costanzo
Visuel : Photo de Une Roth Costanzo Anthony © Matthu Placek
Photos des saluts : © Hélène Adam