Créé en France au début de l’année 2024 à Lille et à Strasbourg, Polifemo (1735) se voit à nouveau fêté ; cette fois à Versailles, et dans une autre mise en scène. Nicola Porpora retrouve le chemin des scènes après un long oubli et il faut des voix exceptionnelles pour lui rendre hommage. C’était le cas en ce dimanche après-midi.
Voir ce rare Polifemo de Nicola Porpora quelques jours après l’Alcina de Haendel permet de se livrer aussitôt au jeu des comparaisons puisque ces deux opéras ont été créés la même année 1735, à Londres. Les deux compositeurs se livraient alors à une rivalité acharnée. Polifemo est fêté le 1er février, juste après l’Ariodante de Haendel (janvier) et Alcina triomphe en avril, quelques mois plus tard. Nicola Porpora est alors l’un des plus illustres représentants de cet art napolitain, véritable maître des chanteurs virtuoses, qui a formé les castrats Senesino et Farinelli, ou la soprano Francesca Cuzzoni.
Et c’est le contralto Senesino (Francesco Bernardi dit…) qui, fâché avec Haendel, fonde la compagnie The Opera of the Nobility pour damer le pion à The Royal Academy of Music qui produit les œuvres du saxon.
Les Britanniques ont pu bénéficier alors de la création de nombreux opéras italiens qui se multipliaient à Londres grâce à cette émulation acharnée. Las, trop c’était trop, et les deux compagnies ont fait faillite en 1737 à la suite de dépenses somptuaires et sans doute, à une certaine lassitude du public anglo-saxon pour l’opéra italien.
Haendel s’est ensuite essentiellement consacré à l’oratorio en anglais qui assura sa renommée jusqu’à nos jours tandis que Porpora retournait en Italie.
Si Porpora est tombé dans un oubli relatif alors que Haendel reste l’un des compositeurs les plus joués de nos jours dans ce répertoire du début du 18e siècle, c’est sans doute parce que les œuvres du premier tiennent d’abord leur succès des parties littéralement pyrotechniques confiées aux voix des contre-ténors et des sopranos.
Le fil dramatique est assez mince et très convenu, s’appuyant sur des récits mythologiques maintes fois illustrés à l’opéra et pas forcément traités de manière très originale par l’Italien, bien loin de l’art de l’opera seria de Haendel où la tension dramatique est infiniment plus dense et bien mieux construite tout comme la psychologie des personnages.
Encore aujourd’hui, pour réhabiliter Porpora à sa juste valeur, il faut des artistes exceptionnels à la hauteur des créateurs des rôles dont nous avons parlés plus haut.
L’on doit à la renaissance du baroque sur instruments d’époque dans le monde lyrique et à l’émergence de nombreux brillants chanteurs, contre-ténors comme Philippe Jaroussky ou Franco Fagioli, sopranos comme Cecilia Bartoli, Vivica Genaux ou Julia Lezhneva, la redécouverte de ces fameux arias virtuoses, notamment ceux de Nicola Porpora, dont ils ont parsemé leurs récitals ces dernières années.
Franco Fagioli a publié d’ailleurs chez Naïve un enregistrement des airs les plus virtuoses de Porpora, parmi lesquels on trouve notamment deux « tubes » de Polifemo «Nell’attendere il mio bene » et « Alto giove ».
Chez Decca, Max Emanuel Cenčić avait également gravé un « Operas arias de Nicola Porpora » qui avait grandement contribué à la réhabilitation du napolitain.
La France étant rarement à l’avant-garde dès qu’il s’agit de faire réémerger des œuvres oubliées, il faudra attendre février 2024 pour que les Opéras de Lille et de Strasbourg se livrent à la création française de ce Polifemo, suivis de près par l’Opéra Royal de Versailles en cette fin d’année, qui propose une autre mise en scène.
Il faut associer aux compliments concernant la réalisation, l’ensemble de l’équipe, Justin Way pour la mise en scène, mais aussi Pierre-François Dollé pour une Chorégraphie souvent humoristique et joyeuse, Christian Lacroix pour les somptueux costumes et Roland Fontaine pour ses jolis décors désuets et charmants, sans oublier Stéphane Le Bel, auteur de ces douces lumières et Laurence Couture des audacieux maquillages et coiffures, des personnages.
Ce travail collectif particulièrement adapté à l’écrin superbe de l’Opéra Royal, donne vie à cette interprétation de l’un des récits des Métamorphoses d’Ovide, largement « arrangé » par Porpora où le personnage d’Ulysse (tiré de l’Odyssée dans le récit où il échappe au cyclope et tombe sous le charme de Calypso) croise Acis et Galatée, dont les amours sont contrariées par l’effrayant Polifemo, l’Etna transformé en géant redoutable.
Ce joyeux mélange n’a rien de déplaisant ainsi traité par la mise en scène qui respecte scrupuleusement l’ensemble des « tableaux », moutons vivants compris et permet les nombreux mouvements des chanteurs au milieu des rochers disposés à différentes hauteurs. Cela ne demande aucun effort intellectuel autre que de se laisser porter par le fil fort ténu du récit et surtout impressionner par les véritables numéros pyrotechniques des uns et des autres.
On regrettera cependant d’incontestables longueurs dans cet opus de près de trois heures, pour une œuvre qui globalement, n’atteint jamais les sommets d’émotion de nombreux operas serias de la même époque.
C’est donc vers le travail formidable des chanteurs que l’on se tournera pour souligner leurs immenses qualités qui permettent de retenir l’attention du spectateur et de provoquer à l’issue du spectacle une standing ovation totalement méritée sur un « bis » enthousiasmant du final collectif de l’œuvre.
Saluons d’abord la véritable incarnation unique d’Acis par le contre-ténor argentin Franco Fagioli. Bien sûr sa voix a parfois perdu de la brillance et de la souplesse de ses débuts éblouissants dans ce répertoire, mais elle garde ce timbre unique et parfaitement reconnaissable dans la galaxie des contre-ténors, et surtout cette façon émouvante de rendre compte des fragilités d’un personnage au travers des multiples colorations de chaque phrase musicale, des longs trilles ou des vocalises précises et qui semblent ne jamais vouloir finir, des aigus et suraigus délicats et surtout d’impressionnants sauts d’octave toujours maitrisés même s’il frôle parfois la rupture entre ses registres. Une performance suffisamment exceptionnelle (ah son « Alto Giove » ! ) pour valoir à elle seule le déplacement à Versailles, tant il est évident qu’aucun autre artiste ne donne autant de poésie à son incarnation, tout en restant l’un des meilleurs virtuoses du moment.
Julia Lezhneva en Galatée, est une partenaire idéale. Sa voix virevolte littéralement pour nous envelopper de son chant coloré. L’agilité de ses vocalises est impressionnante et particulièrement agréable à l’oreille par le velouté d’un legato idéal, et les reprises souvent données a capella permettent de juger de leur pureté et de leur justesse sans le soutien de l’orchestre. La soprano russe n’a pas d’égal aujourd’hui pour rendre compte tout à la fois du charme infini de la Néréide (nymphe marine) amoureuse du berger Acis, et du drame que vit celle qui croit Acis mort écrasé sous le rocher jeté par le monstre Polifemo fou de jalousie. Et sa présence scénique est particulièrement charismatique.
Les étoiles sont particulièrement brillantes, mais n’éclipsent pas pour autant le reste de la distribution avec un Paul-Antoine Bénos-Djian qui interprète un Ulysse, héros terrestre en quelque sorte face au berger Acis, voix ferme et style plus classique très différent de ceux de Fagioli, offre un contraste bienvenu et fort bien mené notamment dans le célèbre aria « Quel vasto, quel fiero ».
En Calypso, Éléonore Pancrazi, à la voix moins brillante que Julia Lezhneva, souffre un peu de la comparaison dans ses premières apparitions, légèrement en retrait quoique vocalement irréprochables. Mais au fil du récit, elle impose peu à peu son personnage avec talent et humour.
Quant au rôle-titre, il est très bien incarné par la basse bolivienne José Coca Loza, qui outre une stature impressionnante (et un costume qui lui ajoute une tête supplémentaire de monstre), possède les graves profonds exigés par la partition qui ne fait aucun cadeau aux « clés de fa » non plus !
L’orchestre de l’Opéra Royal sous la direction de Stefan Plewniak donne le rythme, attentif aux chanteurs et à leurs « numéros » comme le genre l’exige, donnant ses quelques parties orchestrales avec précision malgré quelques mesures discutables, et accompagnant l’ensemble avec une musicalité fort agréable, la sonorité des instruments baroques étant douce à l’oreille.
Les danseurs de l’Académie de danse baroque de l’Opéra Royal montrent également avec talent leur savoir-faire dans ce répertoire et apportent une note pittoresque à l’ensemble.
Malgré plus de trois heures trente de spectacle (entracte compris), la salle a ovationné l’ensemble et chacun des chanteurs avec tant d’entrain et de conviction qu’ils ont octroyés un « bis » du final pour cette dernière séance, filmée et enregistrée pour un futur DVD.
Une belle réalisation qui mérite de rester dans les annales.
Visuels : © Franck Putigny