Agréable soirée avec cette reprise de la mise en scène de Claus Guth pour un Rigoletto enlevé et émouvant, malgré les défaillances du rôle-titre annoncé souffrant après l’entracte. L’un des meilleurs opéras de Verdi est fort bien dirigé par le jeune chef Battistoni, et s’honore de quelques pointures côté chant parmi lesquelles la jeune et émouvante Gilda de Slávka Zámečníková et le flamboyant Duc de Mantoue de Dmitry Korchak.
Claus Guth a construit une mise en scène originale que d’aucuns trouveront pauvre en décors, mais qui, à la longue – elle a plus de dix ans – se révèle solide et à même de durer avec ses propres références, désormais connues des mélomanes : le bouffon du Duc, destiné à l’aider dans ses entreprises de séduction, ne possède plus qu’une boite en carton qu’il serre contre son cœur, d’où il sort la robe blanche ensanglantée de sa fille chérie Gilda, alors que l’ouverture fait entendre tout le tragique de ce récit. Cette boite en carton sert ensuite de décor unique occupant tout l’espace scénique et qui se refermera à l’issue du drame. L’intérieur est aménagé assez sommairement – escalier lors des scènes d’enlèvement, rideau bleu qui dissimule une petite scène et un théâtre pour les exploits du Duc révélés à Gilda par son père, entrées et sorties aménagées à cour et à jardin pour renforcer le côté spectacle de cour à la fois bouffon, hypocrite et rempli de faux-semblants.
Des vidéos projetés sur le pan supérieur du carton évoquent l’enfance de Gilda et les jours heureux. Les ballerines de trois âges différents symbolisent la pureté de la jeune fille tandis que les danseuses à pompons représentent autour de la très sulfureuse Maddalena, celles du cabaret, lieu de perdition des amours du Duc.
Les éclairages de Olaf Winter , assombrissent ou éclairent violemment le plateau, projetant les ombres inquiétantes des personnages comme pour annoncer leur destin, dès le fameux « Maledizione » dont Rigoletto se sait frappé suite à la condamnation de Monterone.
La scénographie a été supervisée par Sandra Pocceschi, pour cette reprise et l’on ne peut que se féliciter de ce très beau travail, facilité par les talents d’acteurs des chœurs et des interprètes, et qui rend fluide et particulièrement lisible, la lecture de ce très bel ouvrage.
Et c’est ce qui est le plus admirable dans le travail de Guth : il épouse, entrelace, valorise, souligne la musique de Verdi dont on sait à quel point elle illustre les changements d’atmosphères de l’opéra au millimètre.
On peut discuter certains choix : celui du Duc se « shootant » à l’arrière de la scène au milieu des danseuses de revue avec plumes qui se trémoussent, tandis qu’à l’avant-scène, Gilda se désespère de ce que lui montre son père de la vraie nature des séducteurs, mais c’est un trait qui a fini par marquer l’originalité du travail de Guth. Le personnage du double omniprésent de Rigoletto ne nous a pas semblé, une fois encore, apporter quoi que ce soit à la dramaturgie, l’artiste chantant le rôle étant particulièrement bien dirigé et expressif pour rendre compte fidèlement à chaque geste du drame que vit le bouffon bien malgré lui. Cette petite manie de Guth aurait gagné à ne pas figurer dans cette mise en scène qu’elle alourdit un peu. Mais ce n’est pas l’essentiel et tout le reste résiste bien au temps, gardant toute sa poésie. Les chœurs, les ensembles, les danseurs, tout est prévu, en place, en mouvement, en phase à chaque instant, et rend ces parties musicales passionnantes, intégrées dans l’œuvre et faisant sens. L’enlèvement de Gilda, par exemple, est magnifique esthétiquement, visuellement et émotionnellement. Et l’on se rappelle longtemps des vidéos des jours heureux comme de ce rideau bleu tranchant sur le gris-marron du carton, qui deviendra en tombant au sol au dernier acte, le fleuve fatal.
L’entente entre le jeune chef Andrea Battistoni, les chœurs, les ensembles de danseurs, les mouvements sur scène et l’ensemble de cette mise en scène, est à saluer par sa capacité à valoriser la tension dramatique tout en ménageant les moments de respiration et même les moments drôles et légers, même s’ils sont généralement sarcastiques.
Andrea Battistoni est un « élève » d’Antonio Pappano, dont il a été l’assistant (tout comme Daniele Rustioni qui dirigeait ce Rigoletto il y a quelques années ici même). C’est donc un bon chef d’opéra, l’une des premières qualités de Pappano. Il a en également quelques tics (amusants à observer) dans la gestuelle très appuyée ou dans les mouvements de bouche avec lesquels il accompagne chacun. Il dirige l’œuvre à un rythme plutôt soutenu où chaque partie se fait clairement entendre – cuivres, timbales, cordes se répondent avec un très grand sens de la coloration orchestrale – et où les chanteurs ont la part belle dans l’attention scrupuleuse que leur porte le chef. Il va jusqu’à ostensiblement ralentir les tempi quand il sent le rôle-titre en difficulté pour redonner ensuite tout l’élan nécessaire à sa propre interprétation très riche de Verdi.
Georges Gagnidze montre, dès son premier air, des difficultés dans son émission très caverneuse et souvent rocailleuse, difficultés qui semblent surmontées de temps en temps avant de réapparaitre en force dès que les tempi se bousculent ou que l’exigence de vocalises et de trilles ne lui permet plus de déployer de longues notes où la voix se chauffe progressivement. Sans surprise au retour de l’entracte, il est annoncé souffrant, mais chantant quand même. On regrette, pour protéger sa voix et pour les spectateurs, que l’Opéra de Paris n’ait pas prévu une doublure, comme cela s’est déjà fait pour d’autres artistes, y compris dans ce Rigoletto, un rôle particulièrement exposé pour un chanteur malade.
C’est donc avec beaucoup de courage, et finalement des capacités vocales qui reviennent peu à peu lui permettant d’offrir un final bien mieux chanté que tout ce qui précède, que Georges Gagnidze, un habitué du rôle, termine avec panache une prestation très applaudie par un public particulièrement chaleureux.
La plus belle surprise de la soirée nous est offerte par la prestation tout en nuances et en sensibilités de la jeune soprano slovaque Slávka Zámečníková – un nom à retenir – qui avait été Musetta dans la Bohème à Bastille et était pour cette série de reprises, Gilda, la fille tendrement aimée du bouffon, qui tombe dans les filets du Duc et ne s’en remettra pas.
Lors de sa première apparition, dans le duo avec son père « Figlia… Mio padre », alors qu’elle garde encore un timbre jeune, un rien acidulé, sa manière de moduler l’air, a ceci d’à la fois innocent, gracieux et juvénile (tout en annonçant par certains accents, le futur drame) qui fait immédiatement frissonner. Le timbre est fruité et les aigus déjà opulents même si la respiration parait encore un peu trop audible, révélant sans doute un léger trac qui va disparaitre assez rapidement.
Sa voix s’élargit, ses aigus sont d’une sûreté et d’une stabilité absolues tout en restant délicats quand elle affirme son amour de femme (« Giovanna, ho dei rimorsi »), dans ses échanges avec le Duc (« E il sol dell’anima » ) et surtout dans son « Caro nome ». L’artiste sait à merveille transmettre au public à quel point son amour pour ce « Gualtier Maldè », qu’elle prend alors pour l’étudiant pauvre qu’il a prétendu être, sera irrémédiable quoiqu’il arrive.
Dans l’acte 2 son « Tutte le feste al tempio » monte encore d’un cran tandis qu’elle raconte son enlèvement et que les quelques danseurs figurants miment le récit. Elle est pieds nus (terriblement simple et émouvant), sa robe blanche est froissée, elle a perdu son innocence. On pleure avec elle.
Elle meurt dans un suprême instant d’émotion, un de ces moments dont on rêve toujours à l’opéra, le duo avec un Rigoletto qui donne tout et qui réussit à reprendre son panache, elle qui traverse la scène comme une somnambule, sa voix qui reste comme suspendue à un fil, d’une pureté totale, lui qui enfle la sienne, Battistoni qui donne toute la gomme, l’orchestre qui suit avec une ferveur toute verdienne pour une fin où l’émotion est au rendez-vous.
Elle a été ovationnée, et on espère la revoir très rapidement !
Dmitry Korchak campe de son côté un Duc de Mantoue, dont il fait très intelligemment évoluer le style, révélant les différentes facettes d’un personnage qu’il parvient à rendre sympathique, ce qui est en soi un exploit. Il faut dire que le ténor, roi de Rossini et de son festival à Pesaro, qui a incarné au cours de sa carrière de très nombreux personnages du maitre du bel canto et évolue vers des rôles plus lourds du répertoire lyrique, possède une technique impressionnante qui lui permet d’allier puissance et souplesse de la voix. Son duo « Addio… speranza ed anima » avec Gilda est époustouflant d’intelligence musicale. Loin de toute banalité parfois ressentie pour des airs trop connus, les deux artistes s’ingénient à traduire en expressivité les sentiments qui animent alors les deux personnages.
Le ténor, très en forme, se montre particulièrement brillant, multipliant nuances et couleurs, dans le « Ella mi fu rapita » donnant crédit à un amour sincère même si son goût des aventures sans lendemain le conduira à l’oublier.
Il avait déjà chanté le rôle en 2021 à Bastille et avait été également un Hoffmann remarqué et apprécié l’an dernier. On signalera que le ténor russe avait enregistré, en 2018, un très bel album intitulé « Bel Canto Rarities » chez Universal où il montrait déjà bien des facettes de son talent.
Comme à son habitude, Alexander Tsymbalyuk nous séduit sans la moindre réserve en Sparafucile, à qui il confère sa dimension sombre et inquiétante à merveille, d’autant plus que son timbre reste somptueux et son émission totalement sous contrôle à l’instar de son récent Philippe II dans Don Carlos sur cette même scène.
La mezzo-soprano Justina Gringytė est une Maddalena pétillante et particulièrement à l’aise sur scène. Elle possède un très beau timbre proche du contralto et sa prestation est tout à fait remarquable. Une belle artiste à suivre également !
Le contraste entre la femme très délurée qu’est Maddalena et la discrète gouvernante de Gilda, Giovanna, est saisissant. Le choix de la mezzo-soprano turque au timbre délicat, Seray Pinar, dont l’allure générale est à l’opposé de celle de Gringyté, est du plus bel effet dans l’art de souligner la personnalité des comprimari et là aussi, nous nous félicitons de cet ensemble de rôles dits secondaires et fort bien tenus.
La basse Daniel Giulianini est un Conte di Monterone fort digne dont la voix impressionne dès son apparition sur scène à l’acte 1.
Les autres personnages, souvent interprétés par les jeunes membres de la troupe de l’Opéra de Paris, brillent par leur aisance et leurs qualités vocales et scéniques dans les divers petits rôles. On citera notamment le Marullo de Florent Mbia très en verve.
En regrettant la méforme que l’on espère très passagère du tenant du rôle-titre, Georges Gagnidze et en lui souhaitant un prompt rétablissement, on soulignera à quel point les qualités de l’œuvre de Verdi étaient valorisées pour la première de cette reprise sur le plateau de la Bastille. Et l’on est toujours heureux de découvrir de nouveaux talents ou de voir confirmer notre confiance dans des valeurs sûres.
Rigoletto de Giuseppe Verdi – Opéra Bastille