Pour la quatre-vingt-deuxième représentation de cette mise en scène créée à Baden Baden en 2013, l’Opéra de Paris a convié une distribution brillante. La Flûte enchantée garde sa part de mystère et son charme inusable. À voir ou à revoir !
L’Opéra de Paris avait co-produit, avec le festival de Baden Baden, cette nouvelle mise en scène de Robert Carsen, qui s’attaquait pour la seconde fois à l’opéra fétiche de Mozart, la plus célèbre de ses œuvres lyriques.
C’est en 2014 que le grand vaisseau de la Bastille accueillait, dans cette nouvelle production, cet opéra conçu pour des salles et des scènes à dimensions beaucoup plus « humaines », voire très réduites puisque, rappelons-le, la Flûte est créée en 1791 dans un petit théâtre très populaire des faubourgs de Vienne.
Repris de multiples fois depuis, le spectacle garde son charme malgré ces évidentes limites de lieu peu adapté, et le succès était au rendez-vous ce 5 novembre 2024, plus de dix ans après ses débuts en mars 2014. Robert Carsen succédait notamment aux mises en scène de Robert Wilson (1991) avec son gros perroquet vert et ses effets sonores rajoutés, et d’Alex Ollé, très controversée (2005), en présentant une nouvelle approche.
Pour Robert Carsen le thème principal de la Flûte est l’obsession de la mort symbolisée par les tombeaux fraichement ouverts qui trouent la pelouse d’un vert immaculé dès la première scène et d’où Tamino extraira le serpent mort. Le dur parcours initiatique de Tamino et Papageno se déroulera dans des souterrains jonchés de tombes et de squelettes, la tentation de la mort volontaire symbolise chez Pamina puis Papageno la renonciation au monde des Lumières et de la raison. Si ce thème marque incontestablement une œuvre composée par Mozart alors qu’il était déjà malade et obsédé lui-même par son destin funeste, la mise en scène a tendance à gommer a contrario, le côté enchanteur de l’histoire, surtout lors d’un acte 1 très « noir » qui ne donne pas assez, à notre sens, la part belle à la magique et enchanteresse rencontre entre Tamino et Pamina.
Certes, on apprécie toujours autant l’astucieuse disposition scénique basée sur les différentes profondeurs de l’impressionnante scène de la Bastille et un proscenium « augmenté » entourant la fosse sur deux côtés et permettant l’arrivée par les travées de la salle elle-même de Papageno, puis de Pamina, mais aussi le regroupement en rangs serrés des partisans de Sarastro sur l’étroite bande qui surplombe l’orchestre, le tout permettant de retrouver un peu l’intimité qui présidait aux œuvres lyriques au dix-huitième siècle. Ce dispositif entourait initialement totalement la fosse : la partie avant a été supprimée pour cette reprise.
Les décors de Michael Levine apportent beaucoup de fraicheur et de simplicité à l’ensemble, et la superposition des projections de cette forêt qui passe par toutes les couleurs et les états des quatre saisons et s’enrichit soudain de vols d’oiseaux, est du plus bel effet, tantôt sur le rideau translucide en devant de scène tantôt dans le fond de l’immense plateau alors totalement ouvert.
Carsen pousse l’astuce scénographique jusqu’à juxtaposer ses deux décors, celui de la surface d’herbe vert pomme et celui du souterrain brun foncé, jouant de leur interaction quand l’une des dames jette un seau d’eau depuis la surface dans l’un des tombeaux ouverts et que Papageno reçoit la trombe glacée depuis le souterrain où il erre avec Tamino.
Malgré l’incontestable sens de l’esthétique et la beauté subtile de ses décors enveloppant les artistes et leur donnant un cadre enchanté comme il se doit, nous restons dubitatifs après plusieurs vues de cette mise en scène, sur le choix de Robert Carsen d’avoir fait de la Reine de la Nuit la complice de Sarastro dans le travail d’initiation des deux jeunes jouvenceaux que sont le Prince Tamino et la belle Pamina. Choix qui rend la fameuse scène de la Reine de la Nuit menaçant sa fille Pamina de la mort si elle ne tue pas Sarastro, totalement incompréhensible puisqu’elle la serre en même temps dans ses bras….
Le manichéisme soulignant le triomphe de la lumière sur les ténèbres, voulu par Mozart comme par son librettiste Schikaneder, devient pour Carsen, une évolution où chacun part de l’obscurité et apparait entièrement vêtu de noir, tête couverte le plus souvent, pour devenir blanc immaculé quand les deux jeunes héros – seuls tout de blanc vêtus dès leur apparition – ont réussi la dernière épreuve, celle du feu.
Si l’on excepte Papageno et sa comparse, d’abord sorte de monstre sorti d’une tombe puis charmante et espiègle « fiancée », l’uniformisation de ces costumes renvoie à une interprétation très discutable et pour tout dire en contresens, des intentions de Mozart qui voulait au contraire précipiter dans la nuit éternelle la Reine et ses amis pour voir triompher les Lumières pour lesquelles il nourrissait une admiration totale. Et c’est aussi à Mozart que l’on doit l’accumulation des symboles maçonniques et le sens des invocations à Isis et Osiris du « camp » de Sarastro.
Certes, beaucoup de propos ont vieilli dans ce Singspiel qui reste l’une des plus belles réussites de Mozart, mais l’ensemble conserve une incontestable jeunesse, – les dialogues parlés ont été rajeunis – et glorifie l’innocence et le courage de héros décidés et combatifs qui se joueront des obstacles mis sur leur chemin. Et la conclusion « La force a triomphé et elle récompense la beauté et la sagesse d’une couronne éternelle » retentit avec tant d’évidence que la salle ne peut retenir ses applaudissements sur les derniers accords de l’orchestre.
La direction musicale de Oksana Lyniv est une merveille de subtilité, aux accents délicats, sculptés, colorés, sans la brutalité que l’on entend parfois et qui sied si mal à Mozart, soulignant sans ostentation, les traits dramatiques dont le compositeur a truffé sa partition et accompagnant merveilleusement sa distribution qui bénéficie d’une attention de tous les instants valorisant le chant tout en conduisant l’ensemble des instruments, parfaitement accordés et brillants de mille feux. On lui reprochera parfois cependant des tempi un peu lents notamment lors des premières mesures de l’ouverture, avant le fugato très enlevé, ou durant quelques-uns des grands airs des chanteurs. Mais son interprétation nous a paru fidèle aux intentions du compositeur si souvent malmené par les grandes formations orchestrales.
Les chœurs ne sont pas en reste d’ailleurs, sous la direction de Alessandro di Stefano, ils nous offrent de très belles et multiples interventions, assurant une présence efficace sur la scène ou dans les coulisses selon les parties.
C’est le ténor Pavol Breslik qui avait créé le rôle de Tamino dans cette mise en scène à Baden Baden en 2013, puis à Bastille en 2014. Il revient dix ans plus tard et s’il fait preuve d’une incontestable aisance théâtrale dans ce rôle et d’un engagement sans faille dans son incarnation du héros « positif » de Mozart, la voix accuse parfois quelques fatigues en première partie, qui contredisent son allure restée juvénile. En seconde partie où il doit faire face à des airs moins tendus que son « Dies Bildnis ist bezaubernd schön » de l’acte 1, le ténor retrouve heureusement ses beaux moyens mais désormais, il suit une carrière qui l’éloigne de Mozart et voit sans doute évoluer sa voix vers d’autres horizons lyriques. Rappelons qu’il a été Narraboth dans Salomé à Bastille l’an dernier (avec Lise Davidsen) et qu’il vient de réussir un brillant Faust dans le Mefistofele de Boito à Dresde, deux rôles lyriques à la tessiture assez différente des rondeurs mozartiennes.
À ses côtés nous découvrons la merveilleuse Pamina de la belle Nikola Hillebrand, soprano allemande qui réalise des débuts ovationnés à l’opéra Bastille. Silhouette gracieuse et présence charismatique qui justifie le coup de foudre du Prince, Nikola Hillebrand déploie un chant puissant d’une pureté angélique, aux modulations parfaites, et valorise le rôle loin d’une vision « oie blanche » que son costume pourrait favoriser, elle fait de son personnage une jeune fille énergique, décidée, courageuse et obstinée dans son cheminement semé d’embûches vers le bonheur.
Le Papageno du bartyon Mikhail Timoshenko, habitué de Bastille, est au même niveau d’excellence et l’on apprécie d’ailleurs tout particulièrement leurs duos, grands moments musicaux. Drôle et parfois tragi-comique, ce Papageno se situe à des hauteurs rarement atteintes dans ce rôle tout à la fois espiègle et rempli de cette fantaisie enchanteresse qui caractérise l’œuvre. Très à l’aise sur scène, la voix puissante et subtile tout à la fois, le baryton nous enchante de son arrivée par les travées de la salle à son désopilant numéro avec Papagena (merveilleuse Ilanah Lobel-Torres, membre de la troupe lyrique de l’OnP, qu’on espère revoir dans des rôles plus consistants).
En Reine de la Nuit, Aleksandra Olczyk, fort mal représentée par Carsen dans une tenue de ville de deuil avec escarpins, voilette et sac à main, rencontre des difficultés à incarner un personnage aussi emblématique et aussi malmené. Son premier air est trop hésitant pour être vraiment réussi et manque de legato et d’aisance tandis que le fameux « Der Hölle Rache kocht in meinem Herzen », la voit se rattraper avec une prestation qui sans être époustouflante, est correcte et même agréable.
Jean Teitgen habite très bien le rôle aux graves abyssaux de Sarastro, rendant au maître du bien, des Lumières et de la raison, son côté à la fois solennel et très humain, avec beaucoup de justesse et de talent. On apprécie beaucoup, d’une manière générale, les prestations de la basse française sur cette scène et celle-ci confirme un immense talent.
Quant au Monostatos de Mathias Vidal, déjà apprécié dans cette même salle, il est idéal pour représenter ce méchant malheureux (qui sera absout dans la scène finale de la mise en scène de Carsen), hargneux et cruel, drôle et pitoyable, un rôle de composition pour la Haute-contre française, un rôle dans lequel il excelle et que nous revoyons toujours avec grand plaisir.
Saluons également l’équilibre et la justesse des trois dames, tant sur le plan vocal que scénique, Margarita Polonskaya, Marie-Andrée Bouchard-Lesieur et Claudia Huckle.
Enfin les trois garçons (die drei Knaben), issus des Solistes de l’Aurelius Sängerknaben de Calw dans le Bade-Wurtemberg, complètent agréablement une distribution de qualité.
La salle était bien remplie comme toujours avec ce titre à succès et la soirée bien agréable, La Flûte reste enchantée pour tout mélomane qui se respecte !