Deux monstres sacrés de l’art lyrique s’affrontaient dans une représentation de Tosca survoltée, valorisant par leur talent vocal et scénique la belle mise en scène de Pierre Audi récemment disparu. Jonas Kaufmann et Ludovic Tézier ont superbement incarné leurs personnages emblématiques, le chevalier peintre et révolutionnaire Cavaradossi et le cruel prédateur chef de la police, Scarpia. Une soirée exceptionnelle aux côtés de la Tosca de Saoia Hernandez.
Le public des grands soirs se pressait à la Bastille pour la deuxième des trois représentations qui réunissaient les très attendus Jonas Kaufmann et Ludovic Tézier que l’on n’avait pas vus ensemble en ces lieux depuis un mémorable Don Carlos à jamais gravé dans les exploits lyriques de ces dernières années.
Nous avions vu la mise en scène de Pierre Audi lors de sa création en 2015, puis à plusieurs reprises depuis, avec diverses distributions.
Lors de la Première, Ludovic Tézier faisait sa prise de rôle en Scarpia, assez mal accompagné par une Tosca en souci de justesse et aux aigus tirés et un Cavaradossi sans charisme qui chantait trop souvent face à la scène. D’autres distributions ont davantage par la suite valorisé la conception scénique de Pierre Audi, on se rappellera notamment, en 2018, la rencontre assez improbable, mais finalement réussie entre Anja Harteros (qu’on regrette de ne plus voir sur les scènes) et Vittorio Grigolo (dont les engagements se sont, également, faits moins fréquents, depuis cette époque).
Mais hier soir, la mise en scène prenait un tout autre sens et nos artistes rompus l’un et l’autre à leurs rôles respectifs se sont manifestement faits un malin plaisir à en souligner toutes les richesses et les immenses possibilités dans l’illustration intelligente et précise de l’inusable thriller de Puccini.
La mise en scène de Pierre Audi a été souvent critiquée à cause d’une certaine lourdeur des décors (de Christof Hetzer) et d’un troisième acte qui ne se situe pas au château de Saint Ange, mais sur un campement de soldats dans un paysage désertique. Nous retiendrons de la soirée d’hier, un sens finalement aigu de la valorisation systématique des ressources du drame qui, rappelons-le se déroule sur une journée en un temps très resserré. Audi respecte l’époque ce qui est une condition sine qua non de réussite pour une œuvre historique de ce type, clairement située à l’époque de Bonaparte, à Rome. La rébellion de Cesare Angelotti, ancien consul de la République de Rome (1797), prisonnier politique évadé, la révolte de Cavaradossi, chevalier, peintre et révolutionnaire, et son fameux « Vittoria » asséné quand il apprend la victoire de Marengo, alors qu’il est torturé et ne cède pas, refusant de révéler en quel lieu il a donné asile à Angelotti, la cruauté du baron Scarpia chef de la police, qui ne se soumet qu’à l’Église et à son pouvoir omnipotent, l’agression de Scarpia contre Tosca, l’autodéfense de cette dernière qui le tue avec la rage et la colère d’une femme trahie et amoureuse, la mort de tous les protagonistes à l’issue de la journée, tout est scrupuleusement respecté par Audi. Les costumes superbes de Jean Kalman, sont conformes à leur temps, le sang coule sur les tempes de Cavaradossi, Tosca se signe après avoir tué Scarpia et éteint les bougies puis dépose une croix près de son corps. L’énorme croix qui surplombe la scène n’empêche pas la représentation assez subtile de l’Église de l’acte 1 où Cavaradossi peint une commande picturale, permettant tout à la fois les scènes de fuite éperdue d’Angelotti et les « scènes » que Tosca inflige à Cavaradossi et qu’il prend avec la désinvolture de celui qui aime et a confiance dans l’attachement de sa chère « jalouse ». Le bureau de Scarpia est tendu de rouge, les accessoires sont simples, mais particulièrement fonctionnels, et surtout le jeu des lumières intérieurs-extérieur (que l’on doit à Klaus Bertisch), symbolise à merveille la violence des sentiments exprimés à l’acte 2. Et, finalement, une fois la surprise passée, on apprécie ce champ désertique, où se dressent des arbres squelettiques, qui verra la mort de Cavaradossi, puis celle de Tosca. Et il faut saluer le jeu de lumières très appuyé et qui fait sens à chaque instant.
Nous avions d’ailleurs apprécié de la même manière les choix de Pierre Audi pour les deux derniers volets du Ring à la Monnaie de Bruxelles.
Et quel bel hommage lui ont rendu les artistes en interprétant aussi bien sa production de Tosca. Car c’est d’abord et avant cette alchimie si particulière des grands artistes avec ce qu’ils interprètent, qui a donné à la soirée cet élan sans faille durant les deux heures trente de cette journée trépidante et fatale qui se termine par la mort de tous les protagonistes.
Dans Tosca, Kaufmann et Tézier occupent rarement la scène ensemble (hélas), mais l’on sent la volonté de chacun ne jamais rester immobile, de fournir à chaque minute un geste, une posture, une mimique qui donne sens à ce qui se chante.
C’est si impressionnant et volontairement travaillé qu’on se sent aussitôt entrainés dans cette course folle au malheur. Le Cavaradossi de Kaufmann est légendaire tant il a marqué de son empreinte le rôle dès ses débuts à Londres au ROH en 2008 sous la direction de Pappano.
Le ténor a vocalement évolué, la voix marque parfois quelques micro-fêlures rendant de temps à autre sa ligne de chant moins « nette » qu’auparavant, mais il a gardé ce formidable charisme sur scène, cette présence et cette incarnation, rendant son personnage plus vivant que jamais, avec ses passions (amoureuses, picturales et politiques), et son courage à toute épreuve. Scéniquement exceptionnel, Kaufmann reste vocalement hors-norme : personne à ce jour ne chante Cavaradossi avec autant de nuances, de couleurs, de sensibilité et d’intelligence du texte. C’est évidemment le résultat d’une technique très particulière qui lui est propre et qui reste fondamentalement sa signature vocale (on peut bien sûr préférer d’autres ténors dans ce rôle, là n’est pas la question).

Il domine donc parfaitement son sujet et offre toujours, outre une incarnation idéale du personnage, une somme impressionnante de nuances, crescendos sur le début d’une phrase musicale qu’il enfle progressivement sans décrocher, diminuendos en retour, pianis parfaitement audibles, qu’il est le seul à maitriser à ce point sur le plan technique. Et si le medium marque parfois de légères faiblesses où sa voix semble un très court instant se dérober, mais où il évite tout accident, ses aigus spinto restent absolument percutants et sa projection impressionnante de puissance. Son « Vittoria » vous colle sur votre siège (et le deuxième est très longuement tenu) et son « Lucevan le stelle » avec la douceur de la nostalgie du bonheur perdu et la rage finale des regrets de devoir mourir, est longuement ovationné pour l’immense émotion qu’il crée alors dans la salle suspendue à son souffle.
On ne sait plus comment décrire la splendeur du Scarpia de Ludovic Tézier tant la prestation est aboutie et phénoménale.
En dix ans, Tézier a muri son rôle de tous les points de vue : l’insolence vocale (sans fêlures !) est impressionnante et l’aisance scénique sidérante, surtout venant de lui dont les talents d’acteur ont mis un peu temps à émerger Dès l’acte 1, il apparait avec vaguement l’allure de Dark Vador (ce qui est très bien vu), autorité et lubricité éclairent successivement son visage quand il jette son dévolu sur Tosca et sa diction parfaite lui permet de scander ses ordres, de rire méchamment à la pensée de ce qu’il se prépare à faire, de déployer un lyrisme dramatique très verdien dans ses grands airs, bref, de donner à ce Scarpia le visage inquiétant du dictateur à qui tout est permis. Triomphant dans un acte 2 d’anthologie, il récolte la plus grande ovation au rideau, il est avec son public de l’opéra de Paris, mais il a le même succès partout, notamment à Munich où il est également devenu une superstar.

Il se paye le luxe en toute tranquillité, sûr de sa technique vocale, de ne jamais rester en place lui non plus, traversant le champ de son bureau pour menacer un Cavaradossi qui est déjà parti à l’opposé, toisant son adversaire en sachant qu’il l’écrasera, puis jouant au chat et à la souris avec Tosca dans un machiavélique plan dont il n’aura qu’une gloire posthume.
On voudrait pouvoir dire que la Tosca de Saoia Hernandez, qui nous a donné très récemment une sympathique interview, se situe sur les mêmes cimes, mais ce n’est pas tout à fait le cas. Si la ligne de chant est bien tenue, les aigus largement déployés (quoiqu’un peu criards à la fin de sa prestation), le sens des nuances lui échappe le plus souvent et, avec des partenaires comme Kaufmann et Tézier, cela ressort plus cruellement. Le timbre est globalement beau et agréable, mais le chant reste générique et elle parle de son amour pour le peintre sans y mettre l’affect correspondant, manque de cette nécessaire minauderie de la femme qui lui suggère de « lui faire des yeux noirs ». Cette infinie tendresse entre Tosca et Cavaradossi est exprimée le plus souvent par Kaufmann qui l’attire à lui, l’entoure et la cajole tandis qu’elle a tendance à chanter seule, face au public, sans chercher les subtilités d’une incarnation originale.
Bousculée par le Scarpia très entreprenant de Tézier elle est souvent émouvante dans ses hésitations pour sauver son amour, son « Vissi d’arte » est très réussi (et applaudi), mais l’on reste loin malgré tout, des meilleures Tosca actuelles, la volcanique Sondra Radvanovsky ou la diva jouant son rôle d’Anna Netrebko. Nul doute que l’expérience la verra progresser dans la recherche nécessaire d’une véritable incarnation qui lui soit propre et personnelle.

Les comprimari tiennent très bien leurs rôles sur ce plateau souvent explosif du fait du dynamisme des artistes.
La basse iranienne Amin Ahangaran, membre de la troupe lyrique de l’Opéra de Paris, campe un Angelotti fiévreux, inquiet, aux aguets, plongeant d’entrée de jeu dans l’ambiance du thriller. La voix est belle et le style parfait.
Le baryton français André Heyboer, avec son crâne chauve et son allure parfaitement hypocrite de sbire au service du chef de la police est un Spoletta idéal tandis que le baryton camerounais Florent Mbia, également membre de la troupe de l’OnP, montre à quel point il est à l’aise dans tous les registres en incarnant un Sacristain veule et bigot très crédible.
Tosca c’est aussi la partition foisonnante et contrastée de Puccini que l’orchestre, en grande forme, maitrise également à merveille, sous la direction que nous avons trouvée inspirée et dynamique d’Oksana Lyniv.

La jeune cheffe ukrainienne fut l’assistante de Kiril Petrenko à Munich et confiait récemment qu’il lui avait beaucoup appris et qu’elle avait souvent rencontré Jonas Kaufmann dans ce cadre. Elle a gardé des leçons du maestro, ce sens des contrastes, des nuances et des accélérations qui valorise la partition sans la faire tomber dans les excès du vérisme, genre auquel Puccini n’appartient pas.
Elle est capable ainsi de produire un effet climax saisissant à l’issue de l’acte 2 quand Tosca cherche une porte pour s’enfuir et que soudain, tout le plateau s’éclaire lui montrant la voie, et dès le début de l’acte suivant, de faire jouer la même formation en style chambriste pour laisser le sublime « Lucevan le stelle » s’élever dans les airs après le doux air du berger à l’aube naissante.
On saluera également les chœurs de l’Opéra national de Paris, particulièrement brillants dans le Te deum et la maîtrise de Fontainebleau, sous la direction d’Astryd Cottet qui nous offre une arrivée des enfants dans l’église très bien millimétrée et bien chantée (et on pardonnera au petit berger visiblement très ému, un tout petit souci de justesse au démarrage de son étrange mélopée).
On peut se demander parfois ce qui fait une vraie soirée réussie. Incontestablement la fusion musique-théâtre qui fait de l’opéra, l’art réunissant tous les arts, en est la colonne vertébrale et exige des chanteurs totalement investis dans leurs rôles, quitte à prendre parfois des risques sur le plan vocal pour aller au bout de leurs personnages et les rendre vivants et totalement crédibles dans leurs passions.
C’était le cas hier soir et l’on ne peut que remercier et féliciter les artistes manifestement heureux des applaudissements chaleureux d’un public conquis.
À noter : le trio Hernandez/Kaufmann/Tézier, sera une dernière fois réuni le lundi 8 décembre puis leur succéderont plusieurs séries de distributions, dès le 11 décembre avec Elena Stikhina, Adam Smith et Alexey Markov. La série de représentations avait commencé avec Hernandez/Alagna/Markov en novembre (et Cult en avait rendu compte avec enthousiasme), et verra également, en Tosca, Angel Blue en mars prochain, puis Sondra Radvanovski en avril, tandis que Freddie de Tommaso pour ses débuts à la Bastille incarnera Cavaradossi en mars, Yusiv Eyvazov assurant les représentations d’avril. Alexey Markov et Gevorg Hakobyan se partageront le rôle de Scarpia.


Tosca à l’Opéra de Paris, séries de représentations en novembre, décembre, mars et avril.
Détails des distributions et réservations ici.
Séance du 5 décembre 2025.
Visuels : © Vincent Pontet (OnP), © Sony Classical , © Hélène Adam (saluts).
Le portrait (©) de Kaufmann en Cavaradossi a été publié par l’AROP avec la mention : portrait de sortie de scène du ténor Jonas Kaufmann, réalisé par James Bort à l’issue d’une représentation de « Tosca » à l’Opéra national de Paris.