Le programme s’attachait à faire plutôt connaître les airs de la période post-opératique de Rossini. Un voyage de découverte très agréable, couronné, de surcroît, par un bis étourdissant.
Le feuillet du spectacle annonçait des mélodies rares de Rossini. Certes, le grand homme, qui vécut 76 années, l’un des plus illustres compositeurs de tous les temps, doit sa gloire à un ensemble d’opéras brillants, dont l’aboutissement définitif est Guillaume Tell, alors qu’il n’était âgé que de 36 ans. Dans cette première période de sa vie, à 20 ans, Tancredi est son premier chef-d’œuvre, puis, nombre d’œuvres exceptionnelles vont suivre, tant dans le répertoire buffa que seria.
Ce laps de temps, relativement court dans la vie d’un compositeur, voit pourtant s’épanouir une progression musicale étonnante et absolument géniale qui ouvrira la voie à ses grands successeurs, Bellini, Donizetti et, naturellement, Verdi.
Mais, cette carrière éblouissante et riche d’environ 40 opéras, aura aussi, inévitablement, occulté la période qui suivra, car, à partir de 1830, le compositeur n’écrit plus qu’un peu de musique sacrée (le Stabat mater achevé en 1841 et la Petite messe solennelle en 1864). Il y aura également de nombreux morceaux légers, réunis dans le recueil (en 14 volumes) « Les péchés de vieillesse », que le patriarche gardait pour ses proches lorsqu’ils se retrouvaient dans sa maison de Passy.
Ces morceaux, aux titres souvent évocateurs, sont fréquemment chargés d’un humour décapant… allant parfois, jusqu’à la scatologie.
Le Rossini, bon vivant, amateur de gastronomie fine et de grands vins, peut alors traduire en chansonnettes ou pièce pour piano, une partie de son inspiration gourmande, ne se privant pas d’alterner esprit tendre et dent dure ; c’est la période où on lui attribue quelques bons mots, tel celui qu’il lança, lorsqu’on lui faisait remarquer qu’il tenait une partition de Wagner à l’envers : « J’ai essayé dans l’autre sens : c’était pire ! »
Ce sont donc quelques morceaux de ce cru que Marina Viotti et Jan Schultsz ont choisis pour un récital non conventionnel et plus que séduisant, en ce lieu magique qu’est la Sainte-Chapelle, récital qui a débuté par une petite mise « en doigts et en voix » avec la « Ritournelle Gothique » (par Schultsz), suivie d’un « Petit Gargouillement » (par Viotti).
Le concert a bénéficié de l’appui d’un piano-forte Pleyel en bois clair, datant du milieu du XIXᵉ siècle, proche de celui que Rossini utilisait pour ses compositions, piano-forte dont les sonorités apportent une part de proximité supplémentaire aux morceaux concernés.
Lorsqu’il sera seul aux commandes, Jan Schultsz pourra ainsi nous délecter de la raffinée Barcarole (extraite de l’Album pour enfants dégourdis, 6e volume des « Péchés de vieillesse »), de la sautillante et parfois virtuose Canzonetta « La Vénitienne » (14e volume des « Péchés »), de la (un peu) plus sérieuse et entraînante « Première communion » (extrait de l’Album pour les enfants adolescents, volume 5 des « Péchés ») avec le beau rendu de ce piano-forte.
Marina Viotti, quant à elle, entame véritablement les affaires avec les songeries marines et amoureuses et son « Vogue Elvira, ma bien-aimée, défie la mer dans mes bras », puis, avec l’amour délaissé décrit dans « Mon bien-aimé » avec son pathos certain, non dénué d’ironie. La voix de la chanteuse a la rondeur idéale pour donner le relief nécessaire à ces « petites choses » certes légères, mais où transparaît à tout moment le génie créatif de Rossini.
Puis l’artiste se lance dans le petit récit gentiment coquin de « La regata veneziana » (Album italien, volume 1 des « Péchés ») dans lequel une belle vénitienne, juchée sur son balcon, soutient son bien-aimé, son « momolo » pilote d’une gondole, avec moult élans passionnés ou inquiets lorsqu’elle le perd de vue. Marina Viotti montre alors sa gourmandise d’interprétation, une gourmandise qui répond à celle de Rossini, et donne toute sa valeur à ce savoureux exercice, en hommage à l’un de ses compositeurs fétiches.
Suivent un air religieux (mais pas trop !), un « Ave Maria » (sur deux notes) très agréable puis l’on plonge dans les limites de bienséance d’un Rossini qui savait aussi régaler ses invités avec de la gaudriole, tout d’abord avec un « Petit caprice » (dans le style d’Offenbach, extrait de Miscellanée de musique (Volume 10 des « Péchés ») que le pianiste soutiendra qu’il joue avec les seuls index et petit doigt de la main droite, deux doigts qui, brandis, prennent une forme familière, celle du… cornuto (cocu en italien).
Il sera suivi d’un morceau au goût carrément douteux… mais à l’effet garanti, qui montre que les dîners chez Rossini, à Passy, devaient, parfois, être une belle partie de rigolades. « La chanson du bébé » (extraite du Miscellanée de musique vocale (Volume 11 des « Péchés »), avec ses « pipi » et « caca », chantée d’une voix savamment exagérée, met alors d’autant plus en joie le public, qu’elle est jouée dans un lieu aussi sacré que la Sainte-Chapelle…
Ce seront ensuite deux moments « hispanisants » qui permettent à Marina Viotti de faire le lien avec la Carmen qu’elle interprète en ce moment à Zurich.
C’est d’abord un « À Grenade » (extrait non pas des « Péchés, mais des « Deux nouvelles compositions » qu’Adelina Patti offrit, en son temps, à la Reine d’Espagne), lyrique à souhait.
Et c’est avec l’extraordinaire Canzonetta spagnuola « En medio a mis colores » que Rossini écrivit pour son épouse, la Madrilène Isabel Colbrán, que Marina Viotti achève, avec panache, et un style flamenco étourdissant, la partie officielle du récital.
À ce point, on admire la maturité de l’artiste, cette superbe progression effectuée en quelques années, la rondeur et la richesse de la voix, parfaitement timbrée dans sur son assise naturelle, l’art de l’interprétation et le plaisir d’être en scène, et de nous le faire partager.
Enfin, Marina Viotti a « osé »,…et avec quel talent ! Après les morceaux choisis, petits « Péchés de vieillesse », elle a pris le pari de chanter un « tube » nous renvoyant, un instant, vers les années de gloire de Rossini, en 1817, précisément.
Ce sera un étourdissant rondo final de La Cenerentola ! Outre le fait que celui-ci célèbre « l’amour, la bonté et le pardon », il mettra en évidence l’incroyable maîtrise technique de l’artiste, une articulation impeccable dans un ambitus qui lui est fondamentalement naturel et la qualifie, aujourd’hui, comme l’une des meilleures interprètes de ce répertoire, une interprète à suivre assidûment dans ses prochaines incarnations et prises de rôles rossiniennes.
Marina Viotti et Jan Schultsz, en s’écartant des sentiers battus ne nous ont pas, pour autant, donné une soirée de concert anodine. Ce fut, au contraire, un moment savamment construit, passionnant qui a, ô combien !, mis à l’honneur les facéties d’un compositeur génial précocement « retraité » (pour des raisons restées encore assez mystérieuses) ; un compositeur qui, changeant drastiquement de registre, n’avait, pour autant, rien perdu de son incroyable talent, mis, désormais, au service de plaisirs plus intimes.
N’hésitons pas à dire que la soirée fut un sommet de réjouissances et une nouvelle réussite flamboyante, d’un « Saint-Chapelle Opera Festival », dont le programme est vraiment concocté avec le plus grand soin.
D’ailleurs, Fabienne Conrad, bien que présente en sa qualité d’organisatrice, veillait, avec complicité, de la coulisse. Elle n’était pas, cette fois, en charge d’introduire les morceaux choisis, puisque ce sont les deux artistes qui s’en sont brillamment occupés, avec humour et pédagogie, mais elle savourait… tout comme nous.
Visuels : © Melanie Florentina
Le programme du festival est ici.
À noter que la réservation n’est pas des plus aisées et qu’il faut aller sur le site de la Fnac, de Theatre in Paris ou de Classictic ou appeler au 01 42 77 65 65.