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« Manon » en grand format à l’Opéra de Vienne

par Paul Fourier
19.11.2024

Quoiqu’un peu éloignée de l’esprit « opéra-comique » de sa création, cette Manon viennoise contenait tous les ingrédients pour une soirée excitante !

Manon et Vienne, une longue histoire d’amour

Comme l’indique le programme de salle, Wilhelm Jahn, le directeur de l’Opéra de la Cour de Vienne à la fin du XIXe siècle, s’attribuait le mérite d’avoir ajouté, en peu de temps, trois œuvres importantes de Jules Massenet au répertoire de la maison. Il s’agissait du Cid, le 22 novembre 1887 (deux ans après sa première parisienne), de Manon, le 19 novembre 1890 (six ans après sa première parisienne) et de Werther, dont la première mondiale a été réalisée ici le 16 février 1892. Marie Renard et Ernest van Dyck étaient Manon et Des Grieux lors des premières représentations. Viendront ensuite Lotte Lehmann, Maria Jeritza, Viorica Ursuleac ou Maria Reining dans le rôle-titre.

 

À Vienne, avec le temps, Manon a plutôt tendance à éclipser les deux autres œuvres de Massenet et l’œuvre reste, avec succès, au répertoire du théâtre jusqu’en 1910. Après une pause de seulement six saisons, elle est réintégrée dans le répertoire et y restera jusqu’au déclenchement de la Seconde Guerre mondiale.

 

Le problème fondamental de l’époque pour Manon comme pour toutes les autres œuvres de langue étrangère, c’est qu’elles ne sont données qu’en traduction allemande dans les pays germaniques. La traduction choisie (d’un certain Ferdinand Gumbert) est, de surcroit, assez médiocre ; elle restera néanmoins en vigueur au Wiener Staatsoper jusqu’après la Seconde Guerre mondiale.

 

S’il n’y a aucun problème avec l’exécution d’œuvres de compositeurs (décédés) des pays ennemis durant la Première Guerre mondiale, les performances de Manon de Massenet sont, en revanche, retirées de l’affiche en 1939. En 1942, un ordre rétablit certains opéras français populaires dans le répertoire du Wiener Staatsoper… mais Manon ne fait pas partie des pièces « amnistiées ».

C’est le retour de la démocratie qui sonne celui de l’opéra et, en l’occurrence, c’est au Theater an der Wien le 2 mai 1949, qu’est créée une nouvelle production (d’Adolf Rott) avec Ljuba Welitsch et Anton Dermota (en alternance avec Sena Jurinac et Rudolf Schock).  Le 22 avril 1960, Manon fait son entrée au Volksoper de Vienne et c’est, à nouveau, Anton Dermota qui incarne Des Grieux.

 

Le 20 novembre 1971, Manon est enfin donnée en français au Wiener Staatsoper, dans la mise en scène de Jean-Pierre Ponnelle qui sera acclamée pendant plus d’un quart de siècle (y compris à Munich, où la production a été transférée en 1985). Jeannette Pilou, Anna Moffo et Teresa Zylis-Gara, de Giacomo Aragall, Georges Liccioni et Juan Oncina y sont les principaux interprètes.

 

Le 8 décembre 1983, la production d’Adam Fischer succède à celle de Ponnelle avec, cette fois, Edita Gruberova et Francisco Araiza dans les deux rôles principaux. Elle accueillera, par la suite, Catherine Malfitano, Patricia Wise et Leontina Vaduva, Giuseppe Sabbatini ou Deon van der Walt.

 

La mise en scène actuelle, celle d’Andrei Serban et de Peter Pabst, est inaugurée, le 3 mars 2007 avec Anna Netrebko et Roberto Alagna ; la première de la série est déjà la 319e représentation de Manon de Massenet au Wiener Staatsoper ; ce qui amène à penser que Manon a été plus donnée à Vienne qu’à Paris depuis sa création…

 

À la reprise de 2024, cette production en est déjà à sa 63e représentation. Auront interprété Manon et son Chevalier, Diana Damrau, Patricia Petibon, Marlis Petersen, Pretty Yende, Jonas Kaufmann, Ramón Vargas, Juan Diego Flórez, Rolando Villazón et Charles Castronovo. En novembre 2024, c’est, cette fois, le tour de Kristina Mkhitaryan et Vittorio Grigolo.

 

Si elle est conçue pour durer, la mise en scène d’Andrei Şerban n’en est pas pour autant particulièrement exceptionnelle. Assez simpliste, voire souvent paresseuse, elle prend, au début, l’allure d’une visite touristique de Paris avec la tour Eiffel et le Moulin Rouge. Avec ses personnages en carton, ses projections et son affiche de « La comtesse aux pieds nus », elle a, certainement surtout eu l’avantage de ne pas avoir trop grevé le budget du Staatsoper. C’est, heureusement, dans le traitement de l’histoire que l’on apprécie les idées de Şerban, car contrairement à d’autres qui ont tendance à aseptiser l’histoire, il ne fait pas l’impasse sur la dimension sexuelle de l’histoire et n’hésite pas à présenter Manon comme une cleptomane, ce qui donne de la substance à son arrestation.

 

Côté musical, le traitement de la partition n’est malheureusement pas très intègre : l’acte III se trouve sérieusement raccourci en raison de l’amputation du dialogue entre Guillot et Brétigny et, par conséquent, du ballet dans sa totalité. En revanche, l’acte de l’hôtel de Transylvanie est, lui, bien complet avec, notamment, la présence de l’air de Lescaut.

Mattia, Kristina, Vittorio…

Le premier à entrer en scène très sportivement, c’est Mattia Olivieri qu’il est difficile de ne pas apprécier dans le rôle de Lescaut avec son français impeccable délicieusement mâtiné d’un charmant accent et de R consciencieusement roulés. On voit bien que l’artiste prend plaisir à son costume de petit escroc roublard et roulant des mécaniques. La voix est parfaitement placée pour son air « Ne bronchez pas » où il joue de sa belle prosodie et de nuances malicieuses. Il sera aussi savoureux dans l’acte III (« À quoi bon l’économie (…) Ô Rosalinde / Il me faudrait gravir le Pinde »), puis à l’acte IV dans lequel il s’avère très présent tant vocalement que scéniquement.

Lorsque Kristina Mkhitaryan entre en scène avec l’air « je suis encor tout étourdie », on constate que cette Manon a bien des arguments à faire valoir, une indéniable souplesse de voix, un médium moelleux, des aigus faciles, ce qu’elle confirme vite avec « Voyons, Manon, plus de chimères ». À l’acte III, elle démontre qu’en plus de son tempérament dramatique, sa voix possède la flexibilité nécessaire pour délivrer le grand air du Cours-la-Reine de manière idoine avec des aigus bien tenus.

 

Alors bien sûr, celui qu’on attend, c’est Vittorio Grigolo qui entre en scène avec son insolence vocale habituelle et cette projection capable d’emplir d’un souffle la grande salle du Staatsoper. Toujours riche de ses belles harmoniques, la voix s’est un peu assombrie ; le français est encore plus distingué que celui de ses partenaires, une qualité qui le prédispose à Manon et à Carmen, deux opéras qu’il a chantés à Vienne.

 

Le premier duo avec Manon trouve les deux artistes en phase (« Nous vivrons à Paris »), Grigolo se paye déjà le luxe d’alléger sa voix sur le deuxième couplet et le final de l’acte I est déjà particulièrement spectaculaire. Le deuxième acte dans l’appartement de la rue Vivienne prolonge l’appréciation que nous avons de la belle synergie existante entre Mkhitaryan et Grigolo.

 

Si à la fin de l’acte, la soprano montre des accents fougueux dans « Allons ! Il le faut pour lui-même… », sa « petite table » manque singulièrement d’émotion. C’est, en revanche Grigolo qui, à son retour nous offrira le plus moment vocal soliste de la soirée avec le « rêve » – l’une des plus belles mélodies de Massenet – littéralement anthologique avec un phrasé superbe, une maîtrise du souffle stupéfiante et de sublimes sons suspendus.

La distribution est peu à peu complétée par Thomas Ebenstein en Guillot de Morfontaine et par Martin Hässler, Brétigny qui reste assez falot, malgré une belle voix, en grande partie en raison de la coupure d’une bonne partie de ses interventions. Quant aux trois péronnelles Poussette, Javotte et Rosette (Ileana Tonca, Alma Neuhaus, Teresa Sales Rebordão) elles remplissent le contrat en étant aussi délurées vocalement que scéniquement…

Une montée en puissance de la Manon de Mkhitaryan et un histrionisme croissant de Grigolo

En début de second tableau de l’acte III, Dan Paul Dumitrescu ne manque certes pas d’arguments pour le rôle du Comte Des Grieux, mais son accent s’avère vraiment problématique et son air « Épouse quelque brave fille » manque d’éclat.

 

Petit à petit, avec sa façon très démonstrative d’incarner, le naturel de Vittorio Grigolo revient au galop. Son « Je suis seul ! Seul enfin ! » est irréprochable par son phrasé, par ses cadencements successifs, par ses élans et diminuendos ; il s’accompagne d’un usage du souffle qui le rend haletant et de la gestuelle d’un homme qui semble chasser le démon. Ses « Ah fuyez ! » ont les accents de la supplication.

 

Comme si elle attendait de s’immerger enfin dans le drame, c’est à partir de ce moment à Saint-Sulpice que Kristina Mkhitaryan s’affirme comme une Manon exceptionnelle. Son « Pardonnez-moi Dieu de toute puissance (…) » montre un engagement qui se confirme ensuite dans le duo-affrontement, l’un des plus beaux écrits par Massenet. Face à Vittorio Grigolo, Des Grieux surexcité, qui la pousse dans ses retranchements à grands coups de « Per-fi-de Ma-non », elle traduit parfaitement le combat psychologique qu’elle mène pour faire céder son amoureux, usant tantôt d’une voix séduisante tantôt de montées dans le haut medium où sa voix s’épanouit. C’est, accompagné d’un orchestre dirigé tambour battant par Emmanuel Villaume, que le magnifique duo enflammé se termine.

 

Dans la scène de l’hôtel de Transylvanie, l’on retrouve un orchestre toujours juste ; quant à la mise en scène, avec son décor et sa direction d’acteurs, elle sort enfin des sentiers battus. Le chœur (curieusement placé en bord de scène) tout comme Poussette, Javotte et Rosette usent d’un parfait français. Dans cet acte, Mattia Olivieri demeure exemplaire, notamment dans l’air saccadé « C’est ici que celle que j’aime ». Quant à Thomas Ebenstein, il trouve dans l’air de Guillot de Morfontaine le seul moment pour véritablement briller avec la toute fin de l’acte. Grigolo, lui, devient de plus en plus démonstratif avec « Manon ! Manon ! Sphinx étonnant » et Mkhitaryan confirme sa belle interprétation d’une héroïne qui, avide d’or, est loin d’être une oie blanche. Son « À nous les amours et les roses ! » montre sa capacité à incarner l’opéra-comique dans ses multiples dimensions. Au-delà de l’engagement des solistes et du chœur, c’est, sans conteste, à l’orchestre dirigé par Emmanuel Villaume que l’on doit une fin de quatrième acte d’une extrême tension.

Enfin point d’aboutissement logique de deux interprètes qui ont admirablement traduit l’évolution de leurs personnages et atteignent l’épilogue de leur aventure, la fin confirme l’excellence de deux artistes qui, au-delà des excès de Grigolo, ont su traiter là la triste « histoire de Manon Lescaut ».

 

Comme nous le rappelions pour les récentes productions turinoise des « 3 Manon », l’opéra de Massenet a été créé en 1884 dans la salle de l’Opéra comique, avec un orchestre en conséquence. Les habitudes ont, avec le temps, fait évoluer le tissu orchestral (qui le supporte parfaitement) vers des formations bien plus importantes ; c’est le cas pour l’Opéra de Vienne. Mais la direction d’Emmanuel Villaume s’est attachée à conserver une dynamique appropriée, à ralentir le tempo dans les parties purement orchestrales pour faire miroiter la musique de Massenet et donner un rendu qui ne soit pas trop pesant. L’ouverture a été finement traitée, les violons étaient soyeux et l’on en est venu à regretter que le ballet de l’acte III soit passé à la trappe.

 

Finalement, avec cet orchestre, avec Kristina Mkhitaryan et Vittorio Grigolo, c’est une Manon en grand format qui nous a été proposée. Ce faisant, l’Opéra de Vienne a pu rappeler que, depuis le 19e siècle, il est l’un des endroits où le chef-d’œuvre de Massenet est le plus respecté et le plus joué…

Visuels : © Wiener Staatsoper / Michael Pöhn