L’Opéra de Turin a réuni, dans un même cycle, les trois opéras dérivés du roman de l’Abbé Prévost. Arnaud Bernard qui assure les trois mises en scène a mis en parallèle les trois histoires avec des classiques du cinéma français. La Manon de Massenet est ainsi rapproché du procès de Dominique Marceau incarnée par Brigitte Bardot dans le film d’Henri-Georges Clouzot, La Vérité. Ce choix, qui s’appuie sur une belle distribution, s’avère pertinent.
En 1881, Massenet porte le choix de son prochain opéra sur la protagoniste sulfureuse du livre d’Antoine François Prévost ; il va alors produire l’un des plus grands succès du genre opéra-comique. Il est bon de rappeler là, que, dans la France de Louis-Philippe (1830-1848), l’opéra-comique était considéré comme un divertissement assez superficiel destiné aux bourgeois de la salle Favart, globalement peu enclins aux débordements de passions. L’on prétend même que ce public se limitait à « flirter » avec les émotions.
Cependant, les années passant, le genre et son style vont évoluer. Peu de temps après, en 1875, surtout, va éclater une « bombe » nommée Carmen qui va mettre à mal le principe selon lequel jusque-là, les bourgeois pouvaient emmener leurs filles à l’Opéra Comique sans risque de contrevenir à la bonne moralité de leur éducation.
Avec Manon, la contribution de Massenet est, certes, moins violente, mais pas loin d’être aussi révolutionnaire. D’une part, le compositeur s’affranchit subtilement, en partie de la convention d’alternance entre récitatifs parlés et parties chantées. Il remet aussi en cause le principe selon lequel si, dans l’opéra, la femme peut être séductrice et frivole, le ténor – représentant du mâle dominant – doit, lui, rester auréolé de sa vertu. Tout comme il conteste le fait – d’usage dans l’opéra-comique – que la fin de l’opéra se doit de rétablir l’honneur, comme ce fut le cas, par exemple, pour la Manon d’Auber (1856) quand l’héroïne, au moment de mourir s’inscrivait dans une logique de rédemption et de réhabilitation.
Avec cette œuvre dite de « demi-caractère », Massenet va jouer sur l’ensemble de ces curseurs. Par certains aspects, il rapproche même son « opéra-comique » du style du « Grand opéra » à la mode d’alors à l’Opéra de Paris.
Enfin, sa Manon est beaucoup sensuelle que ne l’était son homonyme chez Auber, la scène, à Saint-Sulpice, affirmant, sans ambiguïté, la prééminence de l’Éros sur l’Éthos. Avec Manon, comme ce fut déjà le cas avec Faust (1859) et comme ce le sera avec Thaïs (1894) du même Massenet, les frontières de la « zone de confort » de la morale bourgeoise sont sérieusement mises à l’épreuve.
Finalement, par son audace, Manon s’est avéré à la fois comme le point culminant du genre opéra comique, mais aussi, fort probablement, comme son épilogue, puisqu’après elle et quelques soubresauts, l’Opéra Comique se tournera vers des œuvres bien différentes telles Pelléas et Mélisande. Les prémices de la fin de ce monde se concrétiseront d’ailleurs, symboliquement par la destruction traumatisante de la deuxième salle Favart par un incendie en 1887.
Lors de la création, le 19 janvier 1884, à l’Opéra-Comique, c’est à Marie Heilbronn qu’échoit le rôle de Manon. Et celui de des Grieux est écrit pour Jean-Alexandre Talazac, qui s’est déjà illustré comme le créateur des rôles d’Hoffmann (1881) et de Gérald dans Lakmé (1883).
L’œuvre est immédiatement un succès et enchaîne soixante-dix-huit représentations dans la seule année 1884. En novembre de l’année suivante, la reprise est malheureusement interrompue par le décès prématuré de la soprano.
En 1891, après la réouverture de la salle, le directeur de la (troisième) salle Favart, Leon Carvalho remet Manon à l’affiche et c’est alors Sybil Sanderson qui emmène l’opéra vers sa 100ème puis sa 200ème représentation, atteinte en octobre 1893. À partir de ce moment et jusqu’en 1959, Manon ne quittera plus le répertoire de l’Opéra-Comique et deviendra le deuxième plus grand succès de la salle après… Carmen.
Dès 1884, Manon va dépasser les frontières hexagonales et s’affirmera comme un succès international, en étant successivement produit à Bruxelles, à Amsterdam, à Londres, à Genève, Prague, et, en prenant le large, vers Saint-Pétersbourg et New York. Toutes ces scènes verront briller les meilleurs interprètes d’Ernest Van Dyck (le futur créateur de Werther à l’Opéra Impérial de Vienne) à Mary Garden, Nellie Melba, Rosina Storchio, Victoria de Los Ángeles, Renata Scotto, Beverly Sills, de Tito Schipa à Beniamino Gigli, Alfredo Kraus, Nicolai Gedda…
Enfin, ce n’est qu’en 1974 que Manon foulera les planches de l’Opéra Garnier. Depuis, le public parisien, en 2001, a pu savourer une production mémorable avec Renée Fleming et Marcelo Alvarez. En 2025, l’opéra Bastille reprendra la mise en scène de Vincent Huguet et ce seront successivement Nadine Sierra et Amina Edris (accompagnées de Benjamin Berheim et Roberto Alagna) qui incarneront la belle et tentatrice Manon.
De Prévost à Massenet
L’Histoire du Chevalier des Grieux et de Manon Lescaut (1731) est le septième volume et la partie la plus célèbre des « Mémoires et aventures d’un homme de qualité » de l’abbé Prévost. On y décrit la vie d’un fils de bonne famille entraîné dans une vie dissolue par Manon qui elle, finira emprisonnée et sera envoyée aux Amériques où elle mourra.
Malgré le fait qu’il soit évidemment jugé scandaleux, le roman est immédiatement un grand succès et restera, dans l’histoire, comme l’un des plus édité.
En 1782, il est adapté en vaudeville. Son intérêt diminue ensuite durant les années révolutionnaires et d’Empire (Napoléon le trouvant inconvenant et le qualifiant de « romance de laquais »).
Dans les années 1820, en revanche, il bénéficie d’un retour en grâce. Il devient un mélodrame et surtout, un ballet (1830), dont la musique est d’Halévy et le livret d’Eugène Scribe, qui connaît un immense succès et fait l’objet de débats dans la société parisienne (et est cité dans Le rouge et le noir de Stendhal). Peu après, Alexandre Dumas fait paraître sa Dame aux camélias dont on peut penser qu’elle fut, en partie, inspirée par Manon.
Quant à Madame Bovary et Anna Karénine, ces héroïnes vont bientôt apparaître, à l’époque des « demi-mondaines » ou, dit plus prosaïquement, des « grandes horizontales ».
Finalement, le ballet de 1830 est le point de départ des futures adaptations à l’Opéra. 1837 voit la création de The Maid of Artois, un opéra de Balfe à Londres, 1852 et Vienne, celle d’un ballet de Matthias Strebinger. La Manon Lescaut d’Auber est la quatrième adaptation du roman de Prévost. Elle est la plus proche du livret déjà écrit par Scribe (qui s’avère aussi être le librettiste de l’opéra) mais, dramatiquement, souffre de quelques déséquilibres (notamment un contraste saisissant entre deux actes légers et un troisième soudainement tragique.
L’adaptation la plus aboutie est, sans conteste, celle de Massenet (1884) qui, rappelons-le, vient après Carmen et éloigne un peu plus les règles morales qui existaient du temps d’Auber, le public s’étant familiarisé a des héroïnes pleines de sensualité.
Quant à celle de Puccini (1893), son livret est elliptique à un point tel qu’il fut conseillé aux spectateurs par certains journalistes de lire auparavant le roman pour pouvoir comprendre l’opéra !
Outre ses spécialités culinaires, Turin est connue comme l’une des villes qui, après Paris en 1895, avec l’invention des frères Lumières, a accueilli la première projection cinématographique italienne. Elle peut aujourd’hui s’enorgueillir d’abriter l’un des plus spectaculaires musées au monde consacrés au cinéma.
Qu’Arnaud Bernard ait fait le choix de relier « ses » 3 Manon à l’art cinématographique n’est sûrement pas étranger à cette proximité.
Par ailleurs, partant probablement du principe d’un continuum des arts dans le temps et que le cinéma français a pu connaître une évolution comparable à celle, antérieure, de la littérature, chacune de ses trois Manon va s’arrimer à une époque cinématographique.
La Manon de Massenet est ainsi rapprochée de la période des années soixante, période d’émancipation de la femme et de liberté sexuelle, une période qu’une comédienne a personnifiée mieux que toute autre : Brigitte Bardot.
Le choix s’est donc porté sur le film La vérité d’Henri-Georges Clouzot, dans lequel on assiste au procès de Dominique Marceau, incarnée par BB, qui a tué son amant (Sami Frey).
Le dispositif fonctionne bien et, globalement mieux que ce sera le cas avec les deux autres opéras, d’Auber et de Puccini, rassemblés dans le cycle.
D’une part, Brigitte Bardot, star mondiale, est une figure familière pour les Italiens qui peuvent facilement appréhender la comparaison. D’autre part, le livret de l’opéra est, à chaque moment et de manière assez fluide, mis en miroir avec des scènes clés du film. Le décor figure en arrière-plan la cour d’un tribunal qui assiste à l’action ; à chaque début d’acte, à chaque précipité, l’on se retrouve confronté à une scène connue et, lorsque le rideau s’ouvre, la soprano affublée de la perruque choucroute blonde caractéristique de Brigitte Bardot reprend là où l’actrice s’est arrêtée sur l’écran.
On regrettera, néanmoins, qu’Arnaud Bernard n’ait pas su se réfréner à temps, tordant un peu trop le livret, faisant de Manon une meurtrière qui tue Guillot de Morfontaine, idée d’autant plus absurde que, dans le film, Bardot tue quelqu’un qu’elle aime passionnément, ce qui n’est pas là, le cas.
L’un des grands atouts de cette production est la direction tendue d’Evelino Pidò. Dès le début, la formation du Teatro Regio est menée tambour battant et l’on ne s’en plaint pas, tant cela s’accorde avec la riche orchestration de Massenet. Le chef, surtout, soigne les couleurs de cet opéra mixte : les scènes empreintes de l’esprit « opéra-comique » sont brillantes (notamment lorsqu’elles sont accompagnées de la superbe formation chorale du théâtre), celles dramatiques, spectaculaires grâce à la contribution très bien réglée des différents pupitres, notamment des cordes (admirables !) et des cuivres.
Quant aux percussions, elles sonnent ardemment, notamment dans le début de la scène de l’hôtel de Transylvanie et soutiennent, avec le chœur, d’une présence presque étouffante, la fin enflammée de l’acte IV, avec l’arrestation de Manon et Des Grieux.
Si l’on excepte des passages de registres vers l’aigu un peu agressifs et un accent un rien prononcé, la voix de soprano légère, mais charpentée, d’Ekaterina Bakanova convient parfaitement aux moments brillants de l’héroïne (dont évidemment la scène du Cours-la-Reine).
La chanteuse, usant de son vibrato, sait aussi être émouvante, apportant les failles et la mélancolie de Manon dans « Voyons Manon ! Plus de chimères »… et ainsi, composer son personnage de « Brigitte Bardot » avec une belle pertinence et une grande présence de scène. Sa « petite table » sera profondément émouvante.
Face à elle, même si le timbre est beau, avec sa vaillance et ses graves substantiels d’Atalla Ayan, on aurait pu souhaiter un Des Grieux plus subtil dramatiquement, l’interprète se réfugiant trop souvent dans un jeu exalté, voire à la limite de la caricature.
Cela étant, avec sa prononciation soignée du français, il s’accorde bien avec sa partenaire, notamment dans la scène de l’appartement de la rue Vivienne. Son air « En fermant les yeux, je vois… » accompagné délicatement par les cordes de l’orchestre, démontre qu’il parvient à maîtriser sa nature fougueuse et à produire alors de belles demi-teintes lorsqu’il le veut.
Certes, la voix de Roberto Scandiuzzi finit par pâtir de sa longue expérience de scène. Il compose néanmoins, un conte Des Grieux rêche comme il le faut. Le Lescaut de Björn Bürger est exemplaire avec sa voix souple et sonore et sa prononciation accomplie. Son air « Ne bronchez pas, soyez gentille » en est la parfaite illustration. Le Brétigny d’Allen Boxer n’est pas en reste et s’avère également irréprochable. Thomas Morris incarne un Guillot de Morfontaine vocalement savoureux et suffisamment entreprenant dramatiquement pour qu’on aime à le détester.
Et dans les rôles plus modestes, personne ne démérite, même si, parfois, les accents se révèlent un peu exotiques, chacun restant cependant toujours raisonnablement compréhensible. Ugo Rabec est un hôtelier plein de présence et les trois écervelées, Poussette (Olivia Doray), Javotte (Marie Kalinine) et Rosette (Lilia Istratii) sont espiègles à souhait.
Cette Manon de Massenet était donc la première du cycle concocté, avec intelligence et audace par le Teatro Regio. Cette brillante entrée en matière ne pouvait que nous stimuler pour prolonger l’aventure vers le futur (avec Puccini) et vers le passé (avec Auber), tant l’éclairage comparatif de l’œuvre de l’Abbé Prévost s’avérait, d’ores et déjà, passionnant.
Visuels : © Mattia Gaido et Simone Borrasi / Teatro Regio