Au deuxième jour du festival « rebattre les cartes », l’Opéra de Lyon proposait une nouvelle production de la Dame de Pique de Tchaïkovski, dans une mise en scène complexe du cinéaste russe Timofei Kouliabine, magnifiquement servie par une distribution étincelante dominée par l’incroyable Hermann halluciné du ténor russe Dmitry Golovnin et la vibrante Lisa d’Elena Guseva. L’ensemble est à nouveau dirigé par un Daniele Rustioni très engagé. Succès total !
Après La Fanciulla del West le vendredi, Daniele Rustioni dirigeait avec autant de talent, de précision et de génie, La Dame de Pique, le samedi soir à l’Opéra de Lyon.
Le chef prolifique n’en est pas à son premier doublé d’œuvres majeures deux soirs de suite. Nous avions eu la surprise de découvrir, tandis qu’il dirigeait la Fanciulla del West à Munich un jour d’octobre 2022, qu’il était programmé dès le lendemain à Lyon pour Tannhäuser.
L’adéquation parfaite de la distribution ces deux soirs, sous la direction théâtrale de deux metteurs en scène différents, laisse à penser que le directeur musical de l’Opéra de Lyon, a une part prépondérante dans l’efficacité générale de ces représentations.
On le voit d’ailleurs suivre attentivement ses chanteurs et l’on suppose qu’il leur prodigue maint conseil vocal d’expressivité et de style, les met en confiance et les soutient en permanence à l’instar d’un Antonio Pappano, autre génial directeur musical d’opéra (de la Monnaie puis de Londres) célèbre pour savoir construire une équipe musicale complète sans se contenter de diriger son orchestre.
Et l’on s’en félicite, voyant d’ailleurs qu’il poursuit son mandat avec quelques beaux projets pour la prochaine saison.
Et quel talent, quelle lecture en profondeur de l’œuvre superbe de Tchaïkovski, quelle baguette de génie qui construit le drame étape par étape, soulignant magistralement tout à la fois les parties musicales légères, dansantes, ludiques même, tout en laissant entendre les thèmes qui deviendront les ressorts du drame, l’obsession maladive de Hermann, tendu peu à peu vers l’unique but de découvrir le secret des trois cartes (le thème des « Tri Karty » est souligné tout au long de l’œuvre et dès l’ouverture).
Rappelons également que Daniele Rustioni revient au répertoire qu’il aime particulièrement, après avoir dirigé à Lyon L’Enchanteresse de Tchaïkovski encore et Le Coq d’or de Rimski-Korsakov, deux spectacles qu’il avait su rendre inoubliables.
Pourtant Daniele Rustioni n’est pas toujours aidé par la mise en scène qui multiplie les jetés de rideau pour changer les décors, au mépris parfois de la continuité musicale et contraint la production à placer deux entractes, le deuxième situé après la première scène de l’acte 3, la troisième partie commençant par la scène de Lisa.
Complexe, la mise en scène l’est assurément. Tout comme elle est profondément russe à la manière des réalisations d’un Tcherniakov ou d’un Serebrennikov, marquées du sceau des traditions comme les questions politiques actuelles de la Russie.
En choisissant un décor (d’Oleg Kolovko) composé pour une lecture à multiples entrées, Timofei Kouliabine propose une interprétation audacieuse de laquelle on ressort interrogatif et saisi tout à la fois, sans avoir ressenti de réel écart par rapport à l’œuvre elle-même, la guerre servant finalement d’efficace toile de fond à la violence des sentiments et des situations progressives de dérèglement généralisé.
Kouliabine braque son projecteur sur la trame de la nouvelle de Pouchkine, donc sur la folie de Hermann, présente dès le début et exacerbée par le récit de Tomski, rendant très secondaires les ajouts du livret de l’opéra concernant le coup de foudre que l’officier allemand éprouve pour cette belle inconnue qui s’avèrera être Lisa, fiancée de Eletski mais aussi petite-fille de la comtesse détentrice du fameux secret.
Tout ce qui constitue la « chair » de l’œuvre artistique, les chœurs, les ballets, les chansons et jeux des enfants, les scènes de foule, est traité comme un à-côté transposé à l’époque de la Russie en guerre d’aujourd’hui tandis que ce qui constitue, pour Kouliabine et Pouchkine, le cœur de l’histoire, la folie de Hermann, se passe lors des premiers épisodes, dans une petite pièce style antichambre, située côté jardin.
Cette « division » et ce partage (inégal) de l’espace scénique permet un déploiement très fastueux de scènes de théâtre, de danse, de commémorations, de cérémonies diverses, où le thème de la guerre est omniprésent, et dont le cadre est celui – médié – d’une scène de théâtre. Et l’on doit se concentrer pour orienter son regard sans se laisser distraire, sur les échanges entre Hermann, Eletski et Tomski.
L’action ne se déploie de manière unifiée sur l’ensemble de la scène qu’avec la confrontation entre Hermann et la comtesse, dans son boudoir rouge très bien reconstitué. Ensuite on change sans cesse de période et de lieu (bravo au travail des installateurs de décors), mais plus rien de « parasite » ne détourne le fil rouge de l’action qui va jusqu’à son issue fatale.
Il faut du temps pour décrypter chacun des symboles glissés par le metteur en scène tout au long de la soirée et le sens des archétypes choisis pour qualifier les personnages. Ainsi Lisa semble-t-elle participer à l’agression de Hermann contre la comtesse pour lui arracher son secret, comme pour mieux souligner à quel point elle est prête à tout pour celui qu’elle aime, ce qui rend assez étrange sa surprise et son horreur quand elle découvre que la comtesse est morte. Et la si belle scène de Lisa au bord de la Neva est située non sur le quai du fleuve mais sur un quai de… gare. Surprenant mais efficace, il faut lui reconnaitre une très puissante évocation du désespoir dans ce décor sinistre et désolé.
Par sa luxuriance très russe et sa très belle direction d’acteur, la mise en scène de Kouliabine nous a paru largement supérieure à celle proposée par Benedict Andrews à Munich le mois dernier, et qui nous avait semblé manquer totalement de cohérence et de signification.
Là, le cheminement de Hermann, personnage central, est clair, prévisible, angoissant et très bien menée se concluant en apocalypse, sommet de tension inouïe, lors des deux scènes les plus intenses, celle de Lisa comprenant enfin la folie de Hermann, et celle de ce dernier lors de l’ultime jeu de cartes.
Si nous sommes bouleversés à plusieurs reprises par un opéra que nous aimons mais que nous avons également vu de multiples fois, c’est sans aucune doute aussi parce que la distribution est en tout point exceptionnelle. Essentiellement russe, elle allie qualité du chant (et beauté d’une diction claire et sans accent) et magnificence de l’incarnation théâtrale.
Outre les habituelles superbes « clé de fa » que les Russes savent attribuer à Tomski et à Eletski dans à peu près toutes les productions, nous sommes également servis par des rôles principaux de très grande qualité, ce qui est plus rare notamment pour celui de Hermann.
Car, des « Hermann » nous en avons entendus beaucoup ces dernières années sans être pleinement convaincus.
Et puis arrive Dmitry Golovnin, ténor de 53 ans, ancien trompettiste, formé à Saint Pétersbourg, déjà remarqué dans ce rôle à la Monnaie à Bruxelles en 2022. Sa carrière s’honore de toutes sortes d’emplois assez rares et difficiles, comme rôle-titre dans Le Roi Candaule de Zemlinsky, le Prince Mychkine dans la création mondiale de l’Idiot de Weinberg, Alexei dans le Joueur de Prokofiev pour donner quelques exemples des qualités de l’artiste et qui se révèle sidérant de vérité dans l’incroyable tension d’un rôle où la voix est malmenée sans cesse, oscillant entre l’héroïsme et le lyrisme, et se devant de traduire cette descente d’un officier de haute lignée vers la folie pure et simple.
Techniquement, le ténor domine sa prestation avec panache, vient à bout sans apparente difficulté de cette tessiture tendue en permanence. Ses aigus sont flamboyants, justes, et longuement tenus alors qu’ils se situent en général dans les montées d’orchestre qu’il doit « passer ». Le rythme presque saccadé de son chant, traduit parfaitement son obsession et symbolise sa descente aux enfers que l’on suit avec angoisse, littéralement aspiré par l’expressivité de la voix. Et même son timbre parfois un rien rauque, vient naturellement illustrer l’altération grandissante de son discernement. Physiquement le chanteur « vit » son rôle intensément, semblant tout à fois dévoré par ce feu intérieur et rempli d’une volonté farouche autant qu’aveugle. Chapeau l’artiste, disons-le nettement.
Mais nous avons également totalement adhéré sans réserve, à la Lisa ardente et amoureuse de la jeune soprano russe Elena Guseva (37 ans), remarquée à l’Opéra de Lyon dans le rôle-titre de L’Enchanteresse (Tchaïkovski), connait et maitrise le répertoire russe notamment dans ce beau rôle de Lisa.
Après l’interprétation exceptionnellement émouvante d’Asmik Grigorian à Munich le mois dernier, nous retrouvons, dans un autre genre, une Lisa de très grand style à la voix puissante, au timbre rond, aux aigus dardés qui traverse la salle, qui incarne avec autant de justesse la jeune fille en fleurs riant et jouant avec Pauline, puis la jeune femme saisie par une passion amoureuse qu’elle ne maitrise pas mais contre laquelle elle ne veut pas lutter, et qui en mourra de désespoir quand elle comprendra la trahison dont elle victime.
Dans sa dernière scène où elle attend Hermann, dans son « Il est bientôt minuit », elle passe par tous les sentiments parant sa voix de multiples couleurs, angoisses, respirations, espoirs, désespoir, tout y passe, elle sait tout traduire avec un tel talent qu’on en reste interdit et submergé à notre tour d’émotion. Et ce cruel échange entre lui (Ô mon aimée ne tardons pas/ l’heure passe es-tu prête ?) et elle (Aller où, avec toi au bout du monde !) puis lui avec sa phrase couperet (Aller où ? Où ? … À la maison de jeu !), est si bien interprétée par les deux artistes, que l’on ressent tout autant la désillusion brutale de l’une et la folie aveugle de l’autre. Magnifique !
Le Prince Eletski de Konstantin Shushakov, baryton russe, est un personnage juvénile auquel le chanteur prête sa silhouette de jeune homme, qui contraste presque avec sa voix puissante et sombre renvoyant l’image plus habituelle de l’aristocrate fiancé, aimant et abandonné par Lisa. Son « Ia tibia lioubliou » (Je t’aime) est rempli de contrastes et de passion raisonnée presque convenue. La mise en scène lui prête en effet un autre amour, masculin cette fois et beaucoup plus réel manifestement, qu’il laisse sur le quai de la Gare où Lisa attend Hermann un peu avant minuit. Étrange chassé-croisé dans une scène d’une intensité rare où tout semble possible et dans laquelle le spectateur est littéralement happé.
La comtesse d’Elena Zaremba – qui fut Pauline dans la mise en scène de Lev Dodin à Paris Bastille en 1990 – n’est plus exactement la Vénus moscovite de l’histoire. En effet son personnage, selon Kouliabine, s’inspire d’une certaine Juna Davitashvili, guérisseuse et cartomancienne qui fut célébrée par Boris Eltsine et avait la réputation de savoir panser les plaies mentales des soldats de retour de la guerre. Personnage sans doute célèbre en Russie mais relativement inconnue chez nous, ce qui nous vaut une note de lecture supplémentaire insérée dans le programme. Elle n’en reste pas moins la « comtesse » de La Dame de Pique, l’un de ces rôles qui vous assure la gloire d’un soir en une seule et unique prestation, toujours émouvante quel que soit le vibrato qui s’est emparé de l’instrument et le délicieux accent russe du chant français.
Olga Syniakova incarne une très belle Pauline (et Daphnis), de son timbre de contralto qui fait merveille dans l’allure parfois un peu ambigu de l’amie de Lisa. La voix est bien projetée, très saine et très ronde.
Macha (et Chloe) est interprétée par Giulia Scopelliti l’une des jeunes sopranos de l’Opéra Studio (promotion 2022), fraiche, délicieuse, dotée d’une grande présence scénique et à la diction russe irréprochable.
Le Tchekalinski du jeune ténor Russe Sergeï Radchenko ne manque pas de fraicheur également et l’ensemble des rôles plus secondaires, très bien tenus démontre une nouvelle fois le soin attaché aux distributions idéales par l’Opéra de Lyon, tout comme l’excellence de ses Chœurs et de sa Maitrise puisque les enfants jouent un rôle dès l’acte 1 qu’ils et elles exécutent avec entrain et brio.
Deuxième « coup de poing » après la très réussie Fanciulla de la veille, cette Dame de Pique tient toutes ses promesses et constitue l’un de ces souvenirs de choc visuel et auditif dont le spectacle vivant a le secret.
La Dame de Pique, Opéra de Lyon, détails et réservations
Visuels : © Jean-Louis Fernandez