Plombée par l’orchestre du Wiener Staatsoper et malgré l’écrin esthétisant conçu par Anthony Minghella, il aura fallu le talent de la soprano pour éclairer cette soirée de routine.
La mise en scène très esthétique de Madame Butterfly par Anthony Minghella est familière du public de New York où elle continue d’agrémenter les belles soirées du Metropolitan Opera à grand renfort de stars. Elle est désormais entrée au répertoire du Wiener Staatsoper, et possède tous les atouts pour satisfaire tant les Viennois que les nombreux touristes en goguette qui peuplent, chaque soir, en masse, la salle de l’Opéra (non sans dommages parfois pour leurs voisins…).
La mise en scène est parfaitement lisible et chaque image, léchée, contribue à un spectacle où la couleur tient une place prépondérante. De simples panneaux de bois mobiles séparent l’avant de l’arrière-scène, mais un immense miroir suspendu n’occulte rien des mouvements qui se déroulent de part et d’autre. Les costumes (de Han Feng) sont somptueux, les maquillages totalement japonisants (on peine d’ailleurs à savoir, après le débat sur le blackface et l’appropriation culturelle, ce qui est, aujourd’hui, autorisé à l’opéra). Bref, c’est de la belle ouvrage qui permet aux protagonistes de jouer leurs partitions avec confort dans un exotisme adapté à l’intrigue.
La contrepartie de ce parti pris très esthétique, avec son enfant marionnette, qui évacue au passage toute dimension « politique », est d’une froideur qui ne contribue pas toujours à l’épanouissement de l’émotion dans ce drame domestique cruel. Il n’en reste pas moins que l’ensemble est un enchantement pour les yeux et que la scène finale, dépouillée de tout artifice, est un incomparable moment de théâtre qui se prolonge lors des saluts avec l’apparition de Butterfly, frêle silhouette blanche sur fond rouge.
Le problème fondamental de cette Madame Butterfly viennoise est que l’on aurait aimé entendre une musique aussi subtile que l’écrin scénique qui nous est proposé. Malheureusement – comme c’est parfois le cas ici même dans la musique italienne – l’orchestre, dirigé par Giampaolo Bisanti, s’engage dans une démonstration de force et une luxuriance qui laissent peu de place à l’exaltation du raffinement puccinien. Le chef parvient à insuffler la tension des scènes de l’acte II et la rythmique est toujours juste, mais le rendu de l’orchestre manque de finesse ; le plus gênant étant les cuivres qui rivalisent de puissance dès qu’ils le peuvent. Même l’intermède musical de l’acte II, accompagné du chœur à bouches fermées, s’avère plutôt ordinaire. L’on se souvient alors que les répétitions ne sont pas le fort de la maison et que l’orchestre se repose souvent sur ses lauriers et l’excellence de ses solistes, cela n’étant pas toujours sans conséquence…
De son côté, la distribution n’offre guère plus de satisfactions. Si l’on apprécie le Goro suffisamment pervers de Matthäus Schmidlechner, Daria Sushkova est une Suzuki qui peine à convaincre dans ses quelques scènes. Elle assure néanmoins, grâce au volume respectable de sa voix un peu claire, le pendant adapté à Marina Rebeka dans le long duo des fleurs. Il n’en va guère mieux du Sharpless qui, d’une voix certes solide, remplit son contrat sans apporter au consul les dimensions humaines et la position de référentiel moral qui devrait être le sien. Quant à Anita Monserrat en Kate Pinkerton, elle offre une voix séduisante mais le volume n’est pas au rendez-vous pour se mesurer aux décibels de l’orchestre.
La déception vient également de Joshua Guerrero qui nous avait convaincus en début de saison en Don Carlo. Comme beaucoup d’autres ténors, il a du mal à affronter la « malédiction » de Pinkerton, ce personnage ambigu, voire inconsistant, au comportement immature et aux actes irréfléchis pour qui ni Puccini ni ses librettistes, Giacosa et Illica, ne devaient guère avoir d’affection. Dans la première partie, Guerrero peine à trouver ses marques et, fréquemment tourné vers le chef et la salle, ne brille pas par ses dons d’acteurs. Il faudra vraiment attendre son « Addio, fiorito asil » pour que le ténor nous séduise le temps d’un moment.
C’est donc Marina Rebeka qui aura porté cette représentation par son engagement. Certes, elle ne possède pas, notamment lors de son air d’entrée, une capacité à envouter par une utilisation plus naturelle de ses émissions piani. Mais – et ce n’est pas là chose aisée – elle réussit à convaincre scéniquement au premier acte, par sa remarquable présence, dans la peau de la jeune fille de quinze ans. C’est surtout par la suite, alors que l’action devient pesamment dramatique que la talent de Rebeka, dont la projection de voix émerge facilement de cet orchestre parfois tonitruant et la qualité de son médium – atout maître pour ce rôle -, nous emporte résolument.
La comédienne épouse le personnage dans l’option assumée d’une Cio-Cio-San combattante. La voix de l’artiste déploie son ampleur et emplit l’espace. Son « Un bel di vedremo » est complètement habité et finalement déchirant. Lors de la présentation de l’enfant à Sharpless, le chant connait une nouvelle évolution et se fait de plus en plus ardent ; le timbre se pare de couleurs parfois funèbres. À l’issue de cette scène incandescente, la totale implication de la soprano, totalement entrée dans la peau de Cio-Cio-San se traduit par un effondrement physique qui glace le public. Lors de la scène finale, avec un engagement intact et d’une voix excessivement tendue, Marina Rebeka ira au bout du chemin de cette Butterfly et de sa souffrance.
Ce fut donc bien un plaisir d’entendre la soprano dans ce rôle, mais on se dit qu’elle mérite cependant meilleur écrin et que la soirée ne rentrera pas dans les annales du Wiener Staatsoper… Les plus grands plaisirs du week-end étaient à venir avec un Don Pasquale et une Manon autrement plus excitant·e·s.
Visuels : © Wiener Staatsoper / Michael Pöhn