La dixième reprise de Madame Butterfly dans la mise en scène de Robert Wilson à l’Opéra Bastille, manque singulièrement de la chaleur et de la sensualité nécessaires à cette histoire tragique si bien menée par Giacomo Puccini dont le talent explose à chaque note.
À l’heure où le monde lyrique s’apprête à fêter le centenaire de la disparition de Giacomo Puccini (mort le 29 novembre 1924), l’Opéra de Paris se devait de donner l’un de ses titres emblématiques en ouverture de saison. Reprendre Madame Butterfly dans la mise en scène vue et revue de Robert Wilson n’était sans doute pas la meilleure idée. D’autant que la distribution, sans démériter, n’est pas exceptionnelle non plus.
Cela n’a pas empêché le public, venu fort nombreux pour cette première, d’applaudir spontanément et chaleureusement toute l’équipe artistique et notamment la désormais célèbre chef d’orchestre Speranza Scappucci qui confirme son dynamisme. Malgré ses immenses qualités et celles d’un orchestre de l’Opéra de Paris en grande forme, la représentation ne décolle jamais vraiment, faute de créer suffisamment d’émotions.
Ce déficit d’émotions est d’abord dû à la froideur de la mise en scène de Robert Wilson, encensée en son temps pour la beauté de ses décors et de ses scènes inspirées du théâtre japonais. On admirera sans problème l’esthétique plus complexe qu’elle n’y paraît au premier abord et les « poses » que prennent chaque chanteur en saluant les plus réussies. Mais on cherchera en vain une illustration du bouillonnement des sentiments, l’horreur du sort réservé à Cio-Cio-San dans cette société misogyne et colonialiste que Puccini décrit sans la moindre complaisance. Et pour un peu, seraient gommée aussi la force des dialogues qui opposent dès l’acte 1 les intentions frivoles et méprisantes de Pinkerton (« je l’ai achetée pour 999 ans avec possibilité de résilier le contrat tous les mois ») à la passion authentique et d’une naïveté touchante par sa sincérité de Madame Butterfly (« je suis la femme la plus heureuse du monde »).
Il n’est pas facile pour un artiste de camper un personnage accablé de douleur et de chagrin, décidé à en finir avec cette vie qui l’a privé de tout et même de son fils, en adoptant ces postures de marionnettes immobiles que des fils invisibles tireraient de temps en temps pour qu’elle lève le bras. Et finalement, faute d’avoir compris de quelle chair et de quel sang sont faits les drames de Puccini, Robert Wilson passe à côté du sujet.
Car Puccini n’y va pas avec le dos de la cuiller. Sa première version en deux actes rendait d’ailleurs Pinkerton encore plus cynique, en parfait jeune Américain égoïste et raciste qui n’a cure de la toute jeune fille qu’il a « épousé » (pour rire bien sûr) et se montre lâche et totalement incapable de la moindre compassion lors du final quand il revient avec sa « vraie » femme, américaine bien sûr. Dans la version en trois actes, généralement donnée à présent, l’officier de marine, avoue ses remords tout en se refusant à affronter la douleur de Cio-Cio -San et ses ultimes « Butterfly, Butterfly » seront prononcés devant son cadavre. Cette forte opposition entre un Occident arrogant et dominateur qui se sert sans vergogne et un Orient mystérieux, attaché à ses traditions ancestrales, est présent en permanence dans l’œuvre sur le plan musical comme sur celui des idées.
Le premier acte est très « américain » tandis qu’apparaissent quelques thèmes musicaux japonais encore noyés dans les déclarations péremptoires de Pinkerton. Mais peu à peu, alors que Cio-Cio-San abandonnée, reste seule avec sa suivante Suzuki, attendant vainement le retour de son officier et affirmant avec la fierté du désespoir qu’elle est américaine et s’appelle Madame Pinkerton, ce sont les thèmes et l’instrumentation orientale qui prend peu à peu le dessus. La conclusion de l’acte II avec l’admirable chœur à bouches fermées et ses « cris » d’oiseaux annonçant l’aube, a, dit-on, été hué par le public de la première en 1904 (qui s’est empressé d’imiter l’ambiance d’une basse-cour).
Cette opposition Orient/Occident disparaît également totalement de la mise en scène puisque, par souci d’unité esthétique, Wilson uniformise les costumes, banalisant les différences fondamentales entre les origines des uns et des autres.
La mise en scène de Wilson est devenue un « classique » (111e représentation à Bastille depuis sa création en 1993). La présence de Robert Wilson aux saluts (ovationné) indique que l’homme de théâtre et d’opéra est venu en personne superviser les réglages du plateau qui sont parfaits de tous les points de vue. En contrepoint et parfois en contradiction avec les allures éthérées du plateau, la battue de Scappucci est vive et plus épique que lyrique.
Elle mène tambour battant le prologue avant d’adopter des tempi plus étirés, voire parfois un peu lents. Si elle crée l’atmosphère dramatique recherchée, elle couvre parfois ses chanteurs notamment par un excès de volume des cuivres et des percussions. Mais dans l’ensemble les effets y sont et l’on apprécie que Puccini reprenne dans la fosse la vie qu’il perd un peu sur scène.
Côté chant, on saluera la belle et élégante Cio-Cio-San d’Eleonora Buratto. La soprano italienne donne de son personnage une fragilité et une détermination émouvante malgré le corsetage de la mise en scène. La voix est belle, brillante, les nuances agréables, le timbre pur et son «Un bel dì, vedremo », a été applaudi comme il se doit.
L’un des opéras les plus joués au monde ne manque pas de titulaires prestigieuses du rôle de la jeune fille trahie qui n’aura d’autre issue pour sauver son honneur que de se mettre à mort. Parmi les contemporaines, on citera d’abord Ermonella Jaho (en 2015) qui reste sans doute l’une des Cio-Cio-San les plus accomplies et les plus émouvantes. Eleonora Buratto, sans avoir cet art consommé de l’incarnation parfaite, nous livre une belle prestation aux aigus lumineux et fort longuement tenus. Elle accuse cependant parfois une légère faiblesse dans les graves, les rôles pucciniens comprenant toujours ces accents dramatiques qui doivent être entendus avec force d’un bout à l’autre de la tessiture. Difficile en revanche de juger d’une prestation scénique parfaitement respectueuse des choix de Wilson et qui adopte donc les allures d’automate requises.
Aude Extrémo en Suzuki confirme l’excellente impression qu’elle nous avait faite dans le rôle de Yamina de La Montagne noire d’Holmès, vue en mai à Dortmund. La voix est large et superbe sur toute la tessiture, le timbre, souverain, le phrasé, modelé et souple. Les nuances sont parfaitement maitrisées et son empathie pour son infortuné maîtresse s’entend dans chaque note. Elle semble se libérer davantage que ses partenaires d’une gestuelle figée, laissant passer au travers de son seul chant la somme de sentiments contradictoires qui agitent son personnage. Le « duo des Fleurs » (« Scuoti quella fronda ») est l’un des grands moments de la soirée.
Stefan Pop, quant à lui, limite les déplacements de sa silhouette massive tout de blanc vêtue et par là même les interactions directes avec cette enfant qu’il « aime » comme on aime un jouet attendrissant dont se lasse aussitôt le plaisir pris. De ce point de vue l’indifférence amusée du ténor sonne juste. La voix est bien projetée, la prestation assez uniformément sonore et un peu grandiloquente comme il se doit à l’acte I. L’acte III le voit un peu plus nuancé, plus sensible et sans vraiment totalement convaincre du fait d’un timbre très générique et donc assez banal et d’efforts perceptibles dans les aigus « forte » de ce rôle de ténor assez ingrat et peu valorisant. Son dernier duo avec le Sharpless très inspiré de Christopher Maltman « Addio, fiorito asil » comporte la part d’ambiguïté nécessaire à ce personnage.
Le baryton britannique a gardé une silhouette longiligne dont l’élégance naturelle est soulignée par le long manteau noir qu’il porte dans son rôle de consul et surtout de porteur des mauvaises nouvelles qui vont anéantir Cio-Cio-San.
Comme toujours, sa prestation est de grande classe, même si la voix accuse parfois un peu de fatigue et sa présence notamment dans les duos avec ses partenaires, valorise l’échange tant il donne à chaque réplique tout son sens. Tour à tour ambassadeur, médiateur, diplomate, messager, juge même, Maltman incarne parfaitement un personnage assez important dans le déroulé de la tragédie et dont la présence est quasi constante.
Les nombreux rôles secondaires, assurés en grande partie par les membres de la nouvelle troupe de l’Opéra de Paris, sont globalement bien tenus. Même si l’on regrette que le Goro du vétéran Carlo Bosi soit désormais assez peu sonore. À l’inverse, saluons le flamboyant Yamadori du jeune baryton Andres Cascante dans sa courte mais percutante intervention et la belle prestation tout en retenue de Sofia Anisimova en Kate Pinkerton.
L’enfant est très sollicité par la conception de Wilson. Au lieu d’être un simple figurant muet se réfugiant dans les jupes de sa mère comme souvent, il est un acteur à part entière, qui se livre à une longue danse très réussie. L’Opéra Bastille nous offre une soirée sans grand éclat là où l’on aurait pu espérer un peu plus d’excitation au regard des célébrations d’anniversaire de la disparition de l’immense Puccini.
Madame Butterfly, reprise de la mise en scène de Robert Wilson à l’Opéra de Paris
Visuels : © Chloé Bellemère/ONP.