Le Teatro Colón de Buenos Aires présente une nouvelle production de Madama Butterfly, signée Livia Sabag, avec la soprano coréenne Anna Sohn dans le rôle-titre et le ténor italien Riccardo Massi dans celui du lieutenant Pinkerton. Correct, sans plus.
Que peut-on dire de nouveau sur Madama Butterfly, un sommet de l’art lyrique qui est habituellement dans le top ten des opéras les plus joués au monde ? La tragique histoire d’amour de la jeune Cio-Cio San est l’une des œuvres lyriques les plus connues et aimées des spectateurs du monde entier. Et tout spécialement du public du Teatro Colón. La preuve : sur les onze opéras joués cette saison sur la scène de la principale institution lyrique de la capitale argentine, seul Madama Butterfly a eu droit à neuf représentations – qui ont toutes rempli la salle à 2.500 places -, alors que les autres grands titres n’en ont pas dépassé six.
Pour ce retour de Butterfly dans sa programmation annuelle, le Teatro Colón annonçait, en outre, une nouvelle production du chef d’œuvre de Puccini en hommage à la légendaire soprano Victoria de los Angeles dans le centenaire de sa naissance, car elle y a fait ses débuts dans le rôle de la jeune geisha et y est retournée de nombreuses fois.
La bouleversante histoire d’amour de la jeune geisha de 15 ans qui tombe amoureuse d’un officier de la marine américaine et qui, abandonnée, trahie et reniée, se donne la mort est largement connue. Comment mettre en scène aujourd’hui ce classique du répertoire lyrique sans tomber dans les stéréotypes du XIXe siècle sur la culture japonaise ? Comment marquer autant que possible les aspects socio-culturels du Japon ancestral et d’une Amérique puissante économiquement et militairement, des facteurs qui contribuent à la croissante détresse de la jeune Cio-Cio San et mènent inéluctablement à l’issue tragique de l’histoire ? Pourquoi l’adolescente japonaise accepte-t-elle délibérément d’épouser Pinkerton « à la japonaise » alors qu’elle sait que le mariage peut être dénoncé chaque mois ? Pourquoi choisit-elle de se convertir au christianisme, de renier sa religion et sa culture ? Voici les questions fondamentales que s’est posée la metteure en scène brésilienne Livia Sabag avant de s’attaquer à la nouvelle production que le Teatro Colón lui avait confiée.
Au lever du rideau, on pourrait avoir la fausse impression que cette production de Sabag est une énième mise-en-scène traditionnelle : une maison japonaise (minka) au toit de chaume (kayabuki), avec ses panneaux coulissants et sa véranda extérieure en bois s’ouvre sur un jardin, au pied d’une montagne. Mais le choix des tons brunâtres, l’isolement de la maison, l’absence de végétation (hors un arbre nu aux branches tordues) présagent la triste destinée de Cio-Cio San, la jeune mariée qui va l’habiter. Elle est à peine une adolescente et sa courte vie a été bien pénible depuis la mort par seppuku de son père. Pour faire face à la pauvreté, elle s’est vue contrainte à devenir geisha, puis a été vendue par sa famille au lieutenant américain Benjamin F. Pinkerton, dont elle est tombée passionnément amoureuse, mais qui va bientôt la quitter pour épouser sa « vraie » femme américaine. L’étau machiste de la culture japonaise millénaire et l’insouciante arrogance américaine finiront par la broyer.
L’une des idées maîtresses de cette production, née de l’étroite collaboration de Sabag avec le scénographe argentin Nicolas Boni et la costumière Sofia Di Nunzio, est donc de faire ressortir l’écroulement des rêves de Cio-Cio San et sa vie réduite à la misère après le départ de Pinkerton. Pour ce faire, la metteure en scène utilise la métaphore de l’avalanche qui détruit partiellement la maison de Butterfly et le terrain environnant : des images de coulées de boue, de pierres et de branches mortes, et des scènes du film « La vie d’Oharu » du réalisateur japonais Kenji Mizoguchi ainsi que des séquences de films du grand Akira Kurosawa (vidéo conçue et réalisée par Matías Otálora) sont projetées pendant qu’on entend en coulisse le célèbre chœur a bocca chiusa de la fin du deuxième acte.
Tous ces aspects visuels, y compris les excellents éclairages de José Luis Fiorruccio, sont intimement liés et très réussis. On se doit quand même de signaler un point faible dans le travail de Sabag : la direction d’acteurs. Il est vrai que, dans la mesure où, lors des répétitions, il y avait trois distributions dans les principaux rôles, on pourrait invoquer que les solistes ont manqué de temps pour s’approprier l’imaginaire de la metteure en scène, mais il n’en reste pas moins que les déplacements et les positions des chanteurs sur le plateau ont souvent été par trop statiques et conventionnels.
Pour les neuf représentations de Madama Butterfly prévues en onze jours, le théâtre avait engagé deux chefs d’orchestre et trois distributions pour les principaux rôles dont, en fin de compte, deux seulement sont restés en lice, à charge pour les sopranos incarnant Cio-Cio San et les ténors qui interprétaient Pinkerton d’accepter de chanter deux représentations de suite sans jour de relâche.
Ce dimanche 12 novembre, c’est la distribution internationale qui s’est produite sur scène. Pour le rôle-titre de ce cast avait été annoncée la chanteuse russe Elena Stikhina mais, un mois avant la première, le théâtre a fait savoir que, à sa place, on entendrait la soprano coréenne Anna Sohn.
Or, Butterfly est un rôle d’une extrême difficulté. La jeune fille du premier acte va devenir, trois ans plus tard, une femme délaissée par son mari, reniée par sa famille et une jeune mère qui a dû prendre en charge toute seule l’enfant né de son union avec Pinkerton. Finalement, le cœur brisé, elle acceptera de le voir partir avec lui et sa femme américaine, avant de mourir de sa propre main. De ce fait, la soprano qui incarne Cio-Cio San doit être capable de mettre en lumière l’évolution psychologique de son personnage et avoir des capacités vocales et artistiques multiples pour faire face à des passages tantôt poétiquement lyriques tantôt densément dramatiques.
Ce n’était pas tout à fait le cas pour Anna Sohn. Quoiqu’elle ait déjà chanté plus d’une fois Butterfly, elle n’a pas convaincu vocalement vu qu’elle ne possède pas la voix ample et généreuse, mais fraîche en même temps, que demande le rôle. Si elle brille naturellement dans la moitié supérieure du registre, son medium et ses notes graves sont souvent presque inaudibles. Cependant, elle tire son épingle du jeu par son physique menu, sa jeunesse et surtout son impressionnant investissement scénique – notamment dans son touchant troisième acte – qui lui ont valu une belle ovation à la fin du spectacle.
Quant au ténor italien Riccardo Massi qui incarne Pinkerton, il a le physique du rôle et une présence scénique très convaincante (avant d’entreprendre une carrière lyrique, il a participé comme cascadeur dans plusieurs films dont Gangs of New York de Martin Scorsese et dans les séries Rome et Empire), mais sa prestation vocale a été trop faible en volume. Massi a fait ses débuts au Teatro Colón en 2018 dans le rôle de Radames, et il a eu alors un très grand succès. Peut-être ce soir était-il vocalement fatigué, alors qu’il s’agissait de sa quatrième présentation en six jours.
Le rôle du consul américain a été dévolu dans cette distribution au baryton uruguayen Alfonso Mujica. Sharpless est un personnage à mi-chemin entre la complicité avec Pinkerton et la compassion envers Butterfly, et le chanteur qui l’incarne doit savoir capter cette ambiguïté. Mujica a un bon volume de voix, des aigus bien projetés et a servi vocalement son rôle avec précision et justesse. Il lui a tout juste manqué un peu plus d’aisance sur scène.
La servante de Cio-Cio San, incarnée par la mezzo japonaise Nozomi Kato campe une Suzuki idéale en tant que soutien émotionnel de la jeune Butterfly, et les très nombreux seconds rôles ont été correctement tenus, en particulier l’agent matrimonial Goro interprété par Sergio Spina.
Le chef d’orchestre britannique Jan Latham-Koenig, directeur musical du Teatro Colón depuis le mois de janvier, a dirigé correctement l’Orchestre Permanent du théâtre et a fait dialoguer avec expressivité les cordes et les cuivres tout le long de la soirée. Mais le volume de la fosse a souvent éclipsé les voix des principaux interprètes. Le moment le plus émouvant et le plus réussi de la soirée fut assurément le célèbre chœur à bouche fermée, pour les excellentes prestations de l’Orchestre et du Chœur Permanent du théâtre qui, sous la direction de Miguel Martinez, a été comme toujours d’une efficacité et précision exemplaires.
D’un point de vue artistique, cette production de Madama Butterfly ne sera sans doute pas des plus mémorables pour les mélomanes qui y ont assisté. Mais ce chef d’œuvre puccinien est toujours un titre très attendu. Ainsi, pour cette fin de saison lyrique, la salle du Teatro Colón était-elle pleine à craquer d’un public enthousiaste qui, ému par l’histoire bouleversante de la jeune japonaise, et la sublime musique de Puccini, a longuement applaudi les artistes.
Visuels : © Arnaldo Colombaroli