Ludovic Tézier, bouffon royal sous le ciel de Vérone

Peut-on dire de Rigoletto qu’il fut le premier opéra véritablement novateur du compositeur tant les formes employées là semblent relever de l’expérimentation sous une plume musicale littéralement magique ? L’histoire de ce bouffon bossu à la langue cruelle, pris aux pièges des amusements pervers des courtisans et à la lubricité du Duc, lui a donné l’occasion de composer des contrastes riches dramatiquement, comme musicalement, entre le drame (et la « malédiction ») et l’ambiance de fête de la cour de Mantoue.
Pourtant, aboutir à ce petit chef-d’œuvre, principalement conçu comme une suite de duos (dont trois pour le seul couple Gilda/Rigoletto), ne se fit pas sans mal en raison de la censure qui, à Venise, veillait invariablement, et s’acharnait à refuser une œuvre considérée comme immorale, vulgaire et obscène. Finalement un accord fut trouvé pour différencier l’intrigue de celle du Roi s’amuse, la pièce originale de Victor Hugo (dont le nom restait urticant), une pièce qui fut, elle-même interdite à sa création en 1832. En mars 1851, sur la scène de la Fenice, Rigoletto va donc évoluer au sein du duché de Vérone en lieu et place de la cour de France.

L’acoustique de Vérone et son dispositif de soutien sonore sont parfois capricieux. On a pu le constater en tout début de représentation où, hormis pour le sonore Monterone d’Abramo Rosalen, les voix des autres solistes peinaient à émerger. On ne sait quel ingénieur du son eut le talent de rendre la suite bien plus audible nous permettant de profiter pleinement du spectacle…
Pour Rigoletto, on sait qu’il vaut mieux éviter les effets orchestraux trop faciles, la qualité des airs (mais aussi le côté populaire des quasi « canzonettes » qu’interprète le Duc) ne nécessitant pas d’en faire trop dans la démonstration, sauf à vite tomber dans la vulgarité. À la tête de l’Orchestre de la Fondazione Arena di Verona, Michele Spotti s’est, au contraire, accordé à conserver la noblesse de cette musique, et surtout à soigner et varier les rythmes selon les moments et les personnages tout en s’accordant avec les spécificités vocales de ses interprètes.

De beaux interprètes… même si l’un d’eux était en difficulté

Il y a matière à s’interroger sur ce qui est arrivé à Pene Pati qui faisait là sa première sur les planches des Arènes. On penche pour l’option d’un artiste qui a eu du mal à évaluer la technique adéquate pour l’exercice en plein air dans ces Arènes intimidantes, essayant probablement de forcer plus que de mesure aux risques et périls de sa voix. Toujours est-il que malgré l’élégance de son médium, l’artiste, dont le Duc semble totalement insouciant, était ce soir quasi invariablement dans ses interventions (et ses trois airs) en délicatesse dans le registre aigu et suraigu. De fait, après son « Ella mi fu rapita » et un « Possente amor mi chiama» douloureux, Pati va se prêter, pour limiter les dégâts, à des contorsions et utiliser de plus en plus de mezza-voce dans les registres supérieurs.
On ne blâmera jamais un chanteur pris « dans un jour sans », dont les difficultés techniques peuvent entacher une prestation, mais cela amène à penser que le ténor a intérêt à s’interroger sur ses difficultés, faute de quoi il risque de connaître des mésaventures (et d’essuyer des sifflets comme ce soir, même si on a pu s’interroger sur les raisons de l’hostilité de certains spectateurs.trices) et entacher sa belle carrière de contre-performances.

Certes Verdi décida à la création de confier sa Gilda à Teresa Brambilla qui par ailleurs s’illustrait dans les rôles d’Abigaille, dOdabella et de la Leonora d’Emani. On peine aujourd’hui à imaginer quel en fut le résultat d’autant que hormis quelques interprètes idéales telles que la sublime Renata Scotto (il faut réécouter l’enregistrement de Kubelik), le rôle est aujourd’hui fréquemment confié à des sopranos légers, ce qui était le cas ce soir avec Nina Minasyan (qui remplaçait, elle, Nadine Sierra, initialement prévue). Si le timbre manque de rondeur, la soprano a, en revanche tous les outils pour séduire dans un « Caro nome » aérien et tout en sensibilité où elle peut user de son legato et jouer de ses trilles, maîtriser piani, aigus et suraigus impressionnants, ardemment tenus ou fabuleusement suspendus pour la fin de l’air. Dans les duos avec Ludovic Tézier, elle ne manque pas d’apporter toute la fraicheur face à ce père intraitable (et disons-le parfois un peu distant de sa partenaire).

Bien que l’on ne doute pas que l’on aurait apprécié Amartuvshin Enkhbat dans le rôle, son remplacement par Ludovic Tézier, idéal baryton verdien, a été une divine surprise qui s’est confirmé dès la phrase (« Quel vecchio maledivami! ») qui trahit le tourment du personnage après la malédiction de Monterone, puis dans le monologue théâtral et tellement expressif qui suit. C’est alors déjà là une véritable leçon de chant que dispense le baryton français dans un Rigoletto empreint d’une incontestable noblesse. Le duo avec Gilda montre la puissance du père et le mariage des timbres avec celui, fruité, de Minasyan est idéal.
Naturellement, le moment tant attendu est celui de la confrontation avec les courtisans et Tézier y met toute la souffrance conjuguée à l’expressivité et à la puissance. Le « La rà, la rà, la rà » est réalisé en pleine maîtrise du jeu et est suivi d’un « Cortigiani, vil razza dannata » exemplaire couronné par une longue note absolument stable et ovationnée comme il se doit. Le duo « Tutte le feste al tempio » avec Nina Minasyan montre les deux interprètes en symbiose totale, l’affliction d’un père répondant à la délicatesse violée de l’une. On remarquera seulement une plus grande aisance de la soprano dans le « Si, vendetta! » face au baryton dont on a eu déjà eu l’occasion de remarquer qu’il est toujours prudent dans les passages rapides, l’ensemble étant néanmoins magnifiquement géré par le geste attentif de Michele Spotti.

L’acte III voit Pene Pati délivrer un « La donna è mobile » élégant même s’il est toujours aux prises avec les mêmes difficultés notamment pour sa note finale. Ce sera ensuite un quatuor « Bella figlia dell’amore » qui bénéficie de la présence de l’excellente Maddalena de Martina Belli sous la baguette dynamique de Spotti qui ne cède jamais à la facilité. Puis, alors que l’orchestre déchaine ses forces dans un orage convaincant, la plongée dans le drame final bénéficie du professionnalisme du chœur chantant « bocca chiusa», d’un Gianluca Buratto mordant à souhait, d’un Pene Pati qui joue finement de sa mezza-voce et d’un duo final dans lequel la soprano insuffle plus d’émotion que son partenaire, termine la soirée avec éclat.

Le moins que l’on puisse dire de la mise en scène d’Ivo Guerra, c’est qu’elle joue pleinement du gigantisme de la scène véronaise. Le décor est imposant, avec en arrière-plan ni plus ni moins que la forteresse de Mantoue devant laquelle apparaît, en dernière partie, une rivière d’où vont émerger Rigoletto et sa fille sur une barque. Quant aux figurants et autres danseurs, ils semblent atteindre l’effectif maximum possible sur cette scène dans les deux scènes de cour. Si on imagine que la mise en scène a surtout tout pour plaire aux traditionalistes, elle n’en est pas moins efficace, d’autant que la direction d’acteurs est soignée.

Ainsi, sous une météo idéale et une chaleur tempérée par quelques souffles de vent, ce fut une très belle soirée de plus dans les Arènes avec une lune quasiment pleine émergeant, comme il se doit majestueusement, derrière la scène.