La mise en scène de Laurent Pelly fait son retour sur la scène de l’Opéra Bastille. Une incomparable occasion d’écouter la soprano américaine dans un rôle où, au-delà du chant, superbe, elle apporte tout son sens dramatique, et transcende, sans peine, la folie de la dernière héroïne bellinienne.
En 1834, Vincenzo Bellini a quitté l’Italie ; après l’échec de Beatrice di Tenda, il recentre sa vie et ses activités vers le nord de l’Europe, d’abord à Londres où sont présentées ses œuvres avec de brillantes distributions (Malibran, Pasta, Donzelli…). Puis, il pose enfin ses valises et s’installe à Paris. Ce sera malheureusement de façon définitive… puisqu’il décédera à Puteaux en septembre 1835.
Dès son arrivée, Bellini fréquente Rossini et Chopin et va régulièrement aux « Italiens » dont le directeur est… Rossini. Ce dernier offre, dans sa maison, une chance aux trois compositeurs italiens principaux de l’époque, Bellini, Donizetti et Mercadante. Pour Bellini, la commande se concrétisera dans I puritani (Les Puritains). L’intrigue de l’opéra se déroule pendant la guerre civile d’Angleterre qui oppose, entre 1640 et 1649 (année où le roi Charles 1er est décapité), les royalistes et les républicains. Elvira est la fille d’un puritain partisan de Cromwell tandis qu’Arturo est, lui, fidèle aux Stuarts.
À vrai dire, on sent que ni Bellini, ni son librettiste n’ont été très intéressés par le contexte historique, l’ensemble étant plutôt destiné à offrir un cadre aux épanchements vocaux des fabuleux interprètes. C’est d’ailleurs, ce qui va donner un avantage dramatique à la Lucia di Lammermoor de Donizetti qui, lui, prendra garde à rendre accessoire le contenu historique du roman de Walter Scott dont il s’inspire.
Le livret de Carlo Pepoli s’est appuyé sur la pièce « Têtes rondes et Cavaliers » de d’Ancelot et Saintine, elle-même tirée d’un roman de Walter Scott, père du courant romantique anglo-saxon et déjà inspirateur de La donna del lago de Rossini, puis bientôt de Lucia di Lammermoor de Donizetti qui sera créé le 26 septembre 1835. Le 23 septembre, Bellini vient de décéder et la concomitance des deux œuvres montre à quel point nous sommes là, à l’apogée du bel canto italien.
I Puritani est donc le dernier opéra de Bellini qui, à 34 ans, délivre un chef-d’œuvre absolu qui connaît un succès immédiat et phénoménal ; un succès probablement aussi dû au carré d’as (qui sera baptisé « quatuor des Puritains ») qui se produit le soir de la Première du 24 janvier 1835, sur la scène des Italiens à savoir, Giulia Grisi, Giovanni Battista Rubini, Antonio Tamburini et Luigi Lablache. La présence de Rubini va même entraîner Bellini à lui écrire le fameux et périlleux contre-fa de la partie finale à la fin de la phrase « un solo istante l’ire frenate ». La complexité des différents rôles a pour conséquences le fait qu’iI est encore difficile aujourd’hui de réunir un plateau en mesure de donner Les puritains dans des conditions optimales…
Il faut enfin noter que Bellini écrivit une version alternative pour Maria Malibran qui, finalement, ne sera jamais créée par la bénéficiaire (mais que l’on a entendue, en 2017, au festival Radio France de Montpellier, avec Karine Deshayes), et dans laquelle figure une nouvelle cabalette finale (Ah ! sento, mio bell’angelo »).
Chef-d’œuvre donc, l’opéra regorge d’airs fabuleux, de duos impressionnants (dont le « Suoni la tromba », l’un des premiers airs qui servit d’hymne aux révolutionnaires patriotes italiens) et de pages chorales magnifiques. Et, à son écoute, l’on se prend à rêver de ce qu’aurait pu être la confrontation avec ses homologues compositeurs, Donizetti et Verdi, si Bellini avait vécu plus longtemps et avait pu continuer à développer son art après I puritani.
Cette mise en scène date de 2013 et l’on se rappelle le gros problème qu’elle posait, à savoir, la difficulté qu’avaient des chanteurs belcantistes pour projeter leurs voix dans cet espace perpétuellement ouvert aux quatre vents. Il semble que des corrections aient été apportées, puisque le travail des artistes est désormais facilité et l’écoute, satisfaisante. Dans le programme de salle, Pelly insiste sur le fait que dans I puritani, l’histoire n’a guère d’importance et qu’elle sert de cadre aux voix, ce qui est vrai.
Pelly et sa décoratrice, Chantal Thomas, ont donc décidé de nous raconter cette histoire au travers du regard d’Elvira, cloîtrée dans un château, imaginaire, réduit à ses angles et à ses arêtes. Le décor (ou les morceaux de décor qui se disjoignent) traduit l’état psychologique de l’héroïne et des autres personnages. Le propos, quoique répétitif, voire monotone, n’en est pas moins pertinent pour donner corps aux intentions initiales de Bellini et Pepoli qui ont écrit pour Elvira, non pas une, mais… trois scènes de la folie successives.
L’on reprochera, cependant, à Laurent Pelly, toujours plus pertinent dans le registre comique (comme en témoigne son récent Turco in Italia à Lyon), d’avoir eu du mal à se situer sur un terrain franchement dramatique, notamment avec un ballet tournoyant des membres féminins du chœur plutôt hors de propos dans cet opéra qui ne prête pas vraiment à sourire.
Après la demi-déception qu’a constituée sa Maria Stuarda madrilène, on attendait l’Elvira de Lisette Oropesa avec un léger scepticisme. Nous avions bien tort et nos réserves ont vite été balayées.
Tout d’abord, alors que l’incarnation de cette femme fragile qui sombre dans des scènes de délire à répétition est compliquée à rendre dramatiquement crédible, Oropesa s’approprie immédiatement cette vulnérabilité sans tomber dans la caricature. Ensuite, parce qu’elle aborde le rôle avec ses qualités vocales, ne cherchant pas à se laisser entrainer dans une logique technique spectaculaire que peut incarner une – imbattable sur ce terrain – Jessica Pratt. Au contraire, Oropesa veille à fonder l’humanité de son héroïne sur un chant intègre, mais, tout aussi virtuose, même si les aigus forte finaux n’ont jamais été son point fort. Elle parvient ainsi, sans peine, à faire la jonction entre les intentions musicales extravagantes de Bellini et la crédibilité dramatique de l’héroïne.
Son « Son vergin vezzosa » ambivalent semble contenir aussi bien la joie du mariage à venir que la fébrilité d’une femme qui va vite basculer dans le délire. Sa première scène de folie à la fin du premier acte (« O! vienne al tempio ») est fabuleuse et hypnotique tant la soprano nous entraine avec elle, son legato parfait et des aigus qui font frémir, sur les chemins de la folie. Son retour à l’acte II avec le « O rendetemi la speme » confirme son extraordinaire appropriation du rôle et la sensibilité avec laquelle elle livre ces airs magnifiques, s’appuyant sur son médium moelleux, dispensant de somptueux aigus piani filés. Elle assure ensuite crânement le « Vien, diletto, è in ciel la luna ! », en lien avec le chef qui joue des rythmes pour faire de l’air toute autre chose qu’un passage purement virtuose. Ses interventions finales parachèvent enfin le parcours de cette héroïne qu’elle a menée à bon port malgré les écueils, et a finalement transcendé, en alliant virtuosité et sensibilité, en rendant hommage à la difficile, mais si belle, écriture bellinienne.
À ses côtés, on aura connu Lawrence Brownlee plus conquérant dans un rôle qu’il pratique depuis un certain temps (on se souvient notamment de la magnifique représentation liégeoise en 2019). La maitrise du belcanto, comme d’habitude, est exemplaire, mais contrairement à sa partenaire, il semble, ce soir, avoir du mal à sortir de la démonstration vocale pour atteindre le niveau dramatique apportée par Oropesa. C’est, néanmoins, dans sa scène finale que Brownlee va réellement commencer à rendre son personnage plus consistant. Son « A una fonte afflitto e solo » est empli d’une belle noblesse et les suraigus sont finement placés, mais, contre toute attente, il fait preuve de beaucoup de prudence, ne livrant qu’un bien timide contre-ut en lieu et place du contre-ut suivi du contre-fa écrits pour Rubini. On espère donc que, pour les représentations qui vont suivre, la prudence vocale et un jeu emprunté vont laisser place à plus d’audace face à une soprano en position de force.
En revanche, s’il en est un qui a donné toutes les lettres à Sir Giorgio, l’oncle d’Elvira, c’est bien Roberto Tagliavini qui a déroulé, une fois de plus, un chant irréprochable, non seulement par la beauté de son timbre que encore par ses qualités belcantistes et son legato magnifique. Son air « Cinta di fiori (…) » est, sans conteste un sommet de la soirée, qui aurait dû être complété par le « Suoni la tromba » s’il avait trouvé en Andrii Kymach un Riccardo de meilleure tenue. Le baryton, fâché avec la justesse surtout au début, aura bien eu du mal à faire décoller son personnage durant la soirée. Son bel aigu, longuement tenu, à la fin du duo avec Giorgio a, néanmoins, montré qu’il ne manque pas d’atouts.
À ce quatuor, se sont ajoutés trois excellents membres de la troupe lyrique de l’Opéra de Paris, tout d’abord une irréprochable Maria Warenberg dans le rôle austère de la Reine ainsi que Vartan Gabrielian (Lord Gualtiero Valton) et Manase Latu (Sir Bruno Roberton). Quant au Chœur de l’Opéra de Paris, dirigé par Ching-Lien Wu, il s’est avéré dans une forme éblouissante avec l’écriture d’un Bellini qui a fort gâté l’environnement des solistes.
Enfin, même si le rendu sonore de l’imposant Orchestre de l’Opéra de Paris semble parfois un peu excessif pour cette partition belcantiste créée aux « Italiens », le chef italien, Corrado Rovaris, a su en tirer toutes les nuances ainsi qu’un accompagnement très respectueux de voix finalement très sollicitées.
Il n’est pas certain que nous attendions beaucoup de cette reprise des Puritains. Et pourtant l’accueil fervent du public à l’issue de cette première a montré que Bellini est immortel et que le beau bel canto est toujours aussi efficace lorsqu’il est porté par de grands interprètes (et, ce soir, par une grande soprano !).
Les puritains à l’Opéra national de Paris, du 6 février au 5 mars. Réservations.
Visuels : Sébastien Mathe / OnP