La reprise de l’opéra-bouffe d’Offenbach coïncide avec la période des Gay pride en Europe (et l’interdiction de celle de Budapest par Viktor Orbán). Un joli pied de nez artistique qui résonne avec ce qu’Offenbach eut de révolutionnaire à son époque.
Lorsque l’on écoute aujourd’hui les « farces » offenbachiennes, on a du mal à imaginer ce en quoi certaines de ces gaudrioles musicales se sont inscrites dans un mouvement quasi révolutionnaire. D’abord, parce que le compositeur bataillait alors pour casser le carcan contraignant en vogue au XIXe siècle sur les privilèges théâtraux, issu du Premier Empire. D’autre part, parce que, malgré la réputation de musicien de la cour qu’on lui a attribuée, Offenbach n’a jamais cessé de se moquer des puissants et qu’il dynamitait avec un talent certain la société dans laquelle il évoluait.
Dans la pièce qui nous intéresse, les hommes d’affaires sont les premiers voleurs et vont même jusqu’à surpasser Les brigands eux-mêmes. Comme le résume Falsacappa « Il faut voler selon la position que l’on occupe dans la société », et les brigands sont les victimes du caissier de la cour de Mantoue… qui a, lui-même, vidé la dite-caisse. Les brigands sont le dernier grand opéra-bouffe du compositeur, et on ne s’étonne donc pas tant que ça qu’Offenbach soit tombé en disgrâce après la forme de retour paradoxal à l’ordre moral qui va suivre la chute de Napoléon III. Il y eut, chez Offenbach, une habitude à se moquer des puissants et cela justifie grandement le « sketch » de Sandrine Sarroche qui épingle pêle-mêle Fillon, Bayrou, Guéant ou Retailleau. Les grincheux pourront chouiner ; nous sommes là pleinement en continuité de la tradition offenbachienne (et même probablement en deçà) et que l’on soit dans les murs de l’Opéra Garnier n’y change rien, bien au contraire.
Le corollaire à cette propension à la moquerie est le travestissement qu’Offenbach utilise dans ses livrets et qui semble ici poussé à son paroxysme. Offenbach, juif de Cologne, a passé sa jeunesse dans la tradition de carnaval de sa ville et dans Les brigands, tout le monde (ou presque) est travesti. Les brigands sont tantôt mendiants, marmitons, Falsacappa et ses trois lieutenants se font carabiniers, l’on peine à distinguer les vrais Espagnols des faux Espagnols, et Pietro perd les pédales tant il ne sait plus en qui il est déguisé.
Cela justifie donc que Barrie Kosky ait choisi un parti-pris ouvertement « queer » qui se traduit aujourd’hui dans le mélange grotesque, mais aussi revendicatif des émissions de Ru Paul, ce qui était d’ailleurs déjà le cas dans sa Belle Hélène berlinoise. Falsacappa a pris le look de Divine, la plus célèbre drag-queen de l’histoire (et égérie de John Waters), costume dans lequel Marcel Beekman prend un plaisir non dissimulé. Et ces brigands s’inscrivent dans une totale et réjouissante fluidité de genres.
De fait, on a, parfois l’impression que le spectacle prend le pas sur la musique, que programmer Les brigands (créés au théâtre des Variétés en 1869) dans une aussi grande salle que Garnier n’était pas sans risque pour des voix qui, pour certaines, ont un peu de mal à passer la rampe. Il n’empêche que, dans la fosse, Michele Spotti reste vigilant à ne pas les couvrir et que, outre Beekman à tout moment savoureux, ce sont Antoinette Dennefeld, Yann Beuron, Laurent Naouri, Mathias Vidal et Philippe Talbot qui s’en sortent le mieux dans cet exercice de déclamation parfois compliqué. Comme il est quasi impossible de citer tous les artistes présents, on les saluera tout également dans une œuvre qui est, de toute façon, d’essence collective.
Ces brigands ont ouvert la saison 2024-2025. Est-ce le hasard qui les a reprogrammés à la veille d’une Gay pride interdite et à haut risque à Budapest ? On a plutôt envie de penser, au contraire, que ce faisant, c’est là un geste de nature à rappeler les origines universalistes de la France et que ce soit Barrie Kosky, l’Australien qui le réalise sur la base du travail d’Offenbach, le juif de Cologne, est d’autant plus savoureux.
Visuels : © Agathe-Poupeney / OnP