En son Royaume, Renée Fleming est toujours une infiniment grande. Elle l’a prouvé dimanche soir au Palais Garnier.
De sa Comtesse Almaviva à l’Opéra de Paris en 1991 à sa récente Pat Nixon (dans Nixon in China) en 2023, la soprano René Fleming a ponctué la vie lyrique parisienne durant des décennies. Elle y fut une interprète fabuleuse de Richard Strauss (Le chevalier à la rose en 1997, Capriccio en 2004, Arabella en 2012. Sa Manon (1997) aux côtés de Marcelo Alvarez, son Alcina (1991), sa Rusalka (2002) sont restées dans toutes les mémoires, tout comme sa Thaïs en 2003 au théâtre du Châtelet. On eut le dire, sans hésitation, Renée Fleming a été, dans cette période, l’un des solides piliers qui ont soutenu l’Opéra de Paris, et c’est une véritable histoire d’amour qui lie encore la chanteuse, l’institution et son public.
Dans le programme de la soirée, on lit que Renée Fleming a été impressionnée, jeune, par le film « Soleil vert », un thriller de science-fiction sur un futur dystopique marqué par une pollution mondiale, la mort des océans, l’épuisement des ressources et une famine endémique. Puis, pour elle comme pour d’autres, la pandémie de Covid fut un moment d’introspection sur le pouvoir de la nature qui est et « serait toujours (sa) pierre de touche ». Des réflexions concernant les nouvelles alarmantes sur l’extinction d’espèces animales (…) sur les rapports quotidiens sur la hausse des températures, sur les incendies et les inondations, est né l’album « Voice of Nature : The Anthropocene » réalisé, en 2021, en collaboration avec Yannick Nézet-Séguin, dans lequel apparaissent des classiques de l’époque romantique et des voix de compositeurs vivants. Pour les concerts relatifs à son album, elle s’est appuyée sur une vidéo d’images de la National Geographic Society, une vidéo qui montre aussi bien la beauté prodigieuse de la nature que les ravages des temps modernes. C’est donc le prolongement de ce programme et de disque qu’il nous était donné à voir dimanche 9 mars 2025 au Palais Garnier.
Si l’on excepte le « Care selve », extrait de l’opéra pastoral Atalanta de Georg Friedrich Haendel, le programme, construit avec soin et intelligence, était essentiellement basé sur de la musique et des textes écrits durant les cent-quarante dernières années.
Ce fut donc un parcours éclectique pour lequel Fleming s’est parfois saisie du micro pour les morceaux contemporains. La première partie de la soirée se faisait aux bras de Nico Muhly (« Endless Space »), de Kevin Puts (« Evening »), d’Hazel Dickens (« Pretty Bird »), les deux premières chansons ayant été écrites spécifiquement pour elle ; Renée Fleming et Kevin Puts ont, par ailleurs, collaboré pour l’opéra The Hours, tiré du roman éponyme de Michael Cunningham.
Le morceau « Our Finch Feeder » (des Winter Morning Walks) nous faisait partager le quotidien de la musicienne de jazz Maria Schneider qui écrivait alors que ses marches dans la nature la soutenaient dans son combat contre le cancer.
Exploration humaine et sensorielle, le voyage a aussi pris une dimension géographique avec l’Auvergne de Joseph Canteloube (« Bailèro » tiré des Chants d’Auvergne) et le Brésil d’Heitor Villa-Lobos (un extrait de Floresta do Amazonas).
Dans le chaos actuel, et alors que la soprano vient de claquer la porte du Kennedy Center désormais infiltré par Donal Trump, la démarche de Renée Fleming résonnait indubitablement sur le plan politique. Ses préoccupations de la nature n’hésitent pas à s’élargir vers des questions encore plus amples, mais adjacentes ; ainsi de Hazel Dickens, cette artiste féministe, née dans un milieu ouvrier, qui a transcrit ses désirs de justice sociale au travers de ses chansons, et encourage, dans sa chanson, un oiseau à voler vers sa liberté ; ou encore lorsque la guerre qui détruit hommes et environnement s’exprimait dans le « What the World Needs Now » de Burt Bacharach et Hal David, écrit en référence à la guerre du Vietnam et à l’amour comme remède.
Renée Fleming s’est même aventurée dans la mythologie islandaise du Ragnarök, où la destruction du monde est suivie d’une renaissance avec le « All is Full of Love » de Björk (1997), une chanson dont le clip montrait une Björk robotique embrassant un robot qui lui ressemblait. Et de mythologie il fut encore question, avec celle imaginaire de Tolkien pour Le seigneur des anneaux et « Twilight and Shadow » de Howard Shore.
La deuxième partie retrouvait des rivages plus habituels pour la soprano. Ce furent d’abord trois mélodies de Reynaldo Hahn, puis les trois premiers morceaux des Poèmes pour Mi d’Olivier Messiaen. Fleming, avant tout connue pour l’opéra, se devait d’y faire une incursion. Ce furent l’air léger de Mimi « Musette svaria sulla bocca viva » tiré de La Bohème de Leoncavallo et un très émouvant « lo son l’umile ancella » extrait d’Adriana Lecouvreur de Cilea.
Enfin comme on l’a dit en introduction, s’il est un compositeur que l’on associe immédiatement à Renée Fleming, c’est Richard Strauss ; elle a interprété les moins connus « Schlechtes Wetter », « Wiegenlied », « Muttertändelei » et « Befreit », avant que ne vienne en bis, un « Morgen » infiniment lent et beau à en mourir.
Certes moins sûre qu’autrefois, la voix de la soprano reste, néanmoins, un puissant véhicule d’émotion. Et il y a toujours cette femme qui sait s’adresser avec une infinie douceur à son public, avec ces yeux clairs si expressifs et une classe sans pareille. La soirée était aussi portée par la subtilité du pianiste, Howard Watkins, avec ses silences, ses notes suspendues, sa délicatesse qui était en accord avec celle de la chanteuse.
Il y avait, certes, une forme de hasard à avoir, aujourd’hui, ce concert affranchissant les frontières et les époques, alors que les États-Unis se referment sur eux. Parce que Renée Fleming porte noblement sa démarche tournée vers l’autre et la Nature, celle-ci résonne, malgré tout, comme une oasis par la justesse des images, par la force de l’interprétation basée sur de justes convictions. Hier, nous remerciions Fleming pour ses prestations d’opéra ; aujourd’hui, nous le faisons pour le partage de ces convictions. La soirée s’est achevée avec le « Hallelujah » de Leonard Cohen pour lequel Fleming a demandé aux spectateurs de chanter avec elle. La communion était complète et le public s’est levé. Fleming est toujours une déesse à Paris.
Portrait : © Andrew Eccles / Decca