En comparaison des deux autres avatars opératiques de l’héroïne du roman de l’abbé Prévost, la plus récente chronologiquement ne s’est pas pour autant affirmée comme la plus passionnante du cycle. Et ceci pour plusieurs raisons.
C’est probablement l’écoute de la Manon de Massenet qui incita Puccini à élaborer sa propre version. Mais, déclara-t-il, son âme italienne allait, sans conteste, permettre d’accoucher d’une œuvre certainement aussi, voire sinon, plus attractive. Puccini affirmait « Pourquoi n’y aurait-il pas deux œuvres sur Manon ? Une femme comme Manon peut avoir plus d’un amant ! » Et il ajoutait que Massenet avait traité le sujet à la française « avec de la poudre et des menuets », alors que lui, l’Italien, allait la traiter « avec une passion désespérée ».
Il est incontestable que la patte de Puccini s’affirme en cette année 1893, année de la création de Falstaff, le dernier opéra de Verdi, et un an après les épanchements véristes de Pagliacci. D’emblée, Manon Lescaut va le positionner comme le nouveau « grand » compositeur Italien.
Il est vrai que les chefs-d’œuvre du maître s’enchaîneront ensuite, de manière spectaculaire.
Il est à noter que sa Manon Lescaut fut créée au Teatro Regio de Turin, le lieu où elle revient en ce mois d’octobre 2024, entourée de ses deux « sœurs » d’opéra.
Le livret, auquel participèrent deux futurs complices, Giuseppe Giacosa et Luigi Illica, exige un réel effort d’imagination de la part des spectateurs en raison des ellipses par rapport au roman de l’abbé Prévost. En contrepartie, l’on identifie aisément Manon à trois étapes de sa vie, alors qu’elle change de comportement et de tempérament.
En comparaison avec Auber et Massenet, le personnage de Manon s’affirme toujours libre, mais, cette fois, nettement plus rebelle.
Avec Puccini, sa maturité et sa force érotique sont renforcées. Manon sera une jeune fille au caractère déjà bien trempé à l’acte I, épousera ensuite l’attitude d’une parvenue bien insupportable dans la demeure de Géronte alors qu’elle sera surtout préoccupée par ses robes et son maquillage et avide de posséder les bijoux avec lesquels elle s’enfuira. Puis, viendront la descente aux enfers et la déchéance, avec la prison et la fin dans le désert.
Certes, la qualité de la musique de Puccini, comme la tension dramatique du récit, sont des affaires entendues. Mais, en comparaison des deux autres productions du cycle réalisé pour le Teatro Regio, cette production aura été la moins convaincante.
Car si l’on peut penser que l’écriture de Giacosa, Illica et Puccini a rendu le récit assez « cinématographique » c’est, paradoxalement, celle pour laquelle Arnaud Bernard, dans sa logique de liaison avec le septième art, a été le moins inspiré.
Après avoir raccordé les autres mises en scène au cinéma muet puis, aux années soixante avec Brigitte Bardot, Arnaud Bernard a choisi pour Puccini une plongée dans ce qu’il a nommé le « réalisme poétique », une période allant du Quai des brumes et de La Bête humaine aux Enfants du paradis, de Jean Gabin et Michèle Morgan à Arletty et Jean-Louis Barrault.
Il s’est donc agi là d’un arrêt sur les images d’un cinéma issu du Front populaire, « un cinéma de la ville, des ouvriers, des soldats et des prostituées… un cinéma de la sueur » qui convient à cette Manon plus charnelle. L’acte II, du reste, sera introduit, avant de devenir, malheureusement, trop démonstratif, avec les femmes prisonnières, par un lourd florilège d’images de « baisers de cinéma ».
Mais, alors que Bernard avait su trouver la bonne mesure lorsqu’il traitait des opéras de Massenet et d’Auber, on a là l’impression qu’il a voulu, cette fois, en faire trop. Durant la soirée, les références et les images s’accumulent, incluant notamment des images de tempête pour la traversée vers les Amériques. De surcroît, un trop long recours à la scène finale de la Manon de Clouzot dans l’acte IV, aura eu comme inconvénient… de parasiter la musique et de nous montrer-là, que ce film du cinéaste n’était pas sa meilleure réalisation.
Pour ce qui est de la distribution, on a pu trouver que la voix de Giuseppe Infantino, dans le rôle d’Edmondo, ne manquait pas de charme, mais que sa projection était vraiment légère, ou que Carlo Lepore, s’il pouvait s’appuyer sur sa belle expérience, ne marquait pas particulièrement le personnage de Géronte.
En revanche, Alessandro Luongo aura été un Lescaut fort efficace, réussissant parfaitement ses interventions, tout comme son air de début d’acte II.
Mais l’on L’on doit dire que la réussite de l’entreprise a, en grande partie, reposé sur les épaules d’Erika Grimaldi, avec sa voix au souffle long, idoine pour le rôle. Elle a été à tout moment à l’aise dans le rôle, avec, de surcroît, une présence de scène accomplie et une magnifique capacité à faire passer l’émotion dans l’acte final. Sans conteste, son son « Sola, perduta, abbandonata » aura été le sommet de la soirée.
Malheureusement, face à elle, la représentation a été handicapée par un ténor qui a créé un déséquilibre flagrant dans les ensembles et ses duos avec la Manon de Grimaldi.
Certes Roberto Aronica a montré un infaillible engagement dramatique, mais sa voix est aujourd’hui vraiment altérée, même si, au fur et à mesure qu’elle se chauffe, elle tend à devenir un peu plus supportable, principalement dans le médium. Son chant tendu et son fort vibrato, notamment dans les aigus, se seront avérés rédhibitoires.
S’il était, en revanche, un élément de satisfaction pour cette Manon Lescaut, c’est bien la qualité de l’orchestre mené par Renato Palumbo et celle des chœurs du Teatro Regio, fort sollicités dans l’acte d’Amiens. À tout moment, le Chef a su jouer des couleurs, de ses fulgurances pucciniennes, sans jamais tomber dans aucun excès vériste. Quant à l’intermezzo, entre les actes II et III, ce fut un véritable moment de grâce.
Une si belle entreprise comme celle que le Teatro Regio a engagée en juxtaposant les trois Manon pour les spectateurs présents, enchaînant soirée après soirée, aura été un parcours bien excitant. Qu’il y ait eu un maillon un peu plus faible avec la Manon Lescaut de Puccini n’aura guère altéré ce plaisir démultiplié et l’on espère que l’Opéra de Turin aura à cœur de nous offrir, un jour, une autre expérience comparable par sa richesse.
Visuels : © Simone Borrasi / Teatro Regio Torino