Il aura fallu le regard de l’ancien directeur du Komische Oper de Berlin, Barrie Kosky pour rendre l’opéra-bouffe de Offenbach (1869) fréquentable au saint des saints de l’Opéra de Paris. Adapté pour notre époque, mais parfaitement fidèle à l’humour d’Offenbach, ces Brigands réjouissants proposent des tableaux visuels sublimes, sur des airs populaires, mais jamais vulgaires. Une grande réussite et une grande gaité.
Dans la salle comble de la première Parisienne de cette œuvre classée par l’Opéra de Paris comme une « opérette », plusieurs spectatrices connaissent tous les airs par cœur, à commencer par « Y’en a qui s’disent espagnols » ou « Nous sommes les carabiniers » qui donnera naissance à l’expression populaire (chez Offenbach, ils arrivent « toujours trop tard »). Légère, évidemment, elle l’est cette composition flamboyante et joyeuse qui prend prétexte d’un grand « coup » des Brigands menés par leur chef Falsacappa (incarné par l’éblouissant ténor néerlandais Marcel Beekman). Il s’agit de se faire passer pour la délégation de la Princesse de Grenade pour voler sa dot de 3 millions au Duc de Mantoue… Et néanmoins, avec un humour potache, le livret plein d’esprit de Henri Meilhac et Daniel Halévy – modernisé par Antonio Cuenca Ruiz – joue son rôle de bouffon au sens le plus noble du terme : tout le monde et surtout toutes les institutions en prennent pour leur grade (ce qui était déjà le cas… à l’époque d’Offenbach (lire l’interview de JC Keck)). Et en ces Journées du patrimoine, cette semaine de nomination d’un nouveau gouvernement, il est très pertinent de redécouvrir cette œuvre au Palais Barnier… eh non pardon, Garnier et non à l’Opéra Comique.
L’occupation de l’espace et les costumes chatoyants de Victoria Behr font tout le sel de cette nouvelle production qui rend vraiment hommage à Offenbach. La scène est ouverte, immense boîte post-classique d’un gris chic « à la » Philippe Starck où circulent librement les très nombreux Brigands. Le tableau du premier acte s’ouvre sur un Falsacappa drag-queen, « Divine » moulée dans une robe-sirène de latex rouge. Aussi bien dans le tableau final aux corps allongés de l’acte 1 que dans l’arrivée du cortège espagnol du deuxième acte, c’est visuellement sublime. Les danses d’Otto Pichler sont respectueuses de la tradition française du French Cancan, mais millimétrées, espiègles et pleines de références au Cabaret et même à Pina Bausch. Les cuistots s’activent en tableaux joliment rétro devant leurs casseroles et l’infante a la largeur d’un Velázquez plus des dorures de la Cléopâtre d’Astérix . Et tout le long, les costumes sont queer, courts, avec des traits vivifiants de fluo qui marqueront l’esprit des brigands sous les couches de vêtements dans lesquels ils se travestissent. C’est sexy et pas sexuel, c’est drôle et les dialogues sont à l’avenant. Dans les tableaux, on retrouve même la tradition anticléricale des nonnes à large coiffe et qui montrent leurs gambettes, mais cela reste sobre et léger.
En princesse Deschiens chic, dans le rôle de Fiorella (la fille de Falsacappa), Marie Perbost impressionne par son jeu, même si dans son premier air (« Au chapeau je porte une aigrette ») l’on craint un peu qu’elle se laisse submerger par la vivacité de l’orchestre mené par Stefano Montanari. Mais on l’entend de mieux en mieux, parfaitement complémentaire avec l’extraordinaire Antoinette Dennefeld qui est probablement la voix, la joueuse de castagnettes et la comédienne la plus marquante de cette production dans le rôle de Fragoletto. De tableau en tableau, on se perd avec joie dans la vivacité des dialogues, quelques références vocales plus modernes esquissées avec brio ( Serge Gainsbourg aussi bien que Ricky Martins) et dans les mots d’esprit qui tombent juste (l’histoire racontée du banquier qui voulait devenir Président, où les vols de Falex qu’on doit avoir avant 50 ans quand Rolex est sponsor de l’Opéra de Paris).
Alors que chaque interprète semble s’éclater sur scène (à commencer par Laurent Naouri, immuablement gendarme en culotte au Palais Garnier dernièrement (lire notre article sur Médée), même le monologue de la ministre du Budget (l’humoriste Sandrine Sarroche en rôle de composition) tombe juste ! In fine, dans des mises en abimes drolatiques, les brigands ne sont pas ceux et celles que l’on croit : Falsacappa peut refuser une tentative de corruption et le prince de Mantoue (excellent Mathias Vidal) lui proposer le poste de Premier ministre.
Mais surtout, surtout, le plus juste des carnavals, c’est que l’on arrête de classer Les contes d’Hoffmann comme seule œuvre offenbachienne digne de l’Opéra de Paris. Bravo à Barrie Kosky et à son équipe pour ce séisme réussi dans le répertoire et vivent les Brigands. On peut les recommander à toutes et tous, de 7 à 117 ans.
Les Brigands reprendront à l’Opéra de Paris du 26 juin au 12 juillet 2025.
Les Brigands, de Jacques Offenbach, livret Meilhac/ Halévy mise en scène : Barrie Kosky ; direction musicale : Stefano Montanari (puis Michele Spotti), avec Marcel Beekman, Marie Perbost, Antoinette Dennefeld, Mathias Vidal, Laurent Naouri, Yann Beuron, Philippe Talbot… ; 3 heures incluant l’entracte.
Visuel : © Agathe Poupeney / OnP