Le légendaire baryton italien Leo Nucci nous a reçus, chez lui, par visioconférence, entouré de son piano, de son violoncelle, de ses livres et partitions. Tout près, mais discrètement invisible, se trouve sa femme, Adriana Anelli. L’œil pétillant, la mémoire précise, le caractère affable et extraverti, avec ses 82 ans, le grand Rigoletto des cinq dernières décennies, dont la superbe carrière l’a mené sur les scènes lyriques les plus renommées du monde, est toujours en pleine activité artistique. Un véritable exemple !
J’ai près de trois mille performances à mon actif. Je me souviens, par exemple, de la production d’Eugène Onéguine au Mai musical florentin. Sous la direction de Rostropovitch, la distribution comprenait Galina Vischnievskaya, Nicolai Gedda et moi qui suis né dans un petit patelin entre Bologne et Florence ! Pensez donc ! J’ai été le premier baryton italien à chanter Eugène Onéguine en russe. Lors d’une conférence de presse, on a demandé à Rostropovitch à quoi ressemblait ma prononciation en russe et il a répondu : « Il chante avec l’accent du XIXe siècle et sait exactement ce qu’il dit ! » J’ai aussi joué cet opéra, à plusieurs reprises, au MET. À New York, il y a une importante communauté d’émigrants russes.
Mais, la représentation que je ne pourrai jamais oublier, c’est mon premier Rigoletto, le 19 mai 1973, au Teatro Salieri de Legnano. Adriana jouait le rôle de Gilda. Nous étions déjà mariés et faisions tous les deux nos débuts dans Rigoletto. Elle était enceinte de notre fille Cinzia. Toute ma famille et la sienne étaient venues nous voir. Le père de Pavarotti chantait dans les chœurs. La « Vendetta » a été un succès phénoménal ; ce fut mon premier bis ! Fortement ému, je me suis retrouvé à genoux sous les applaudissements du public. Quand j’ai regardé les chœurs, ils applaudissaient eux aussi ! (rires)
Non ! Mon premier grand rôle a été Figaro dans Le Barbier de Séville, en 1967, à Spolète. Dans cette production, Ruggiero Raimondi était Basilio. Et puis, entre ce Figaro et Rigoletto, on ne m’a proposé que des rôles comme le Dancaïre de Carmen – que j’ai joué en 1970 aux côtés de Richard Tucker. J’ai pris alors la décision de ne plus chanter, vu qu’à l’époque il y avait déjà beaucoup de bons barytons en Italie : Aldo Protti, Piero Cappucilli, Giangiacomo Guelfi, et j’en passe ! Pour un débutant, il n’était pas facile de décrocher des contrats.
Je souhaitais donc émigrer en Australie, mais il fallait parler anglais. Ce n’était pas mon cas. Pour apprendre la langue, j’ai déménagé à Milan et, en fin de compte, je me suis inscrit au concours d’admission aux Chœurs de La Scala. Je me disais que, si j’étais engagé, j’y resterais un an, puis je partirais en Australie. Mais, une semaine plus tard, j’ai rencontré Adriana, et ma vie a changé du tout au tout. C’était en septembre 1970. Nous sommes ensemble depuis 54 ans. Elle aussi, elle a chanté avec tous les grands : Pavarotti, Kraus, Domingo… Mais, il y a une trentaine d’années, elle a décidé d’arrêter. Depuis lors, on ne se quitte plus. L’amour !
Oui, Hamlet d’Ambroise Thomas. En fait, il m’a été proposé une fois, mais, pour des raisons économiques, le projet n’a pas abouti. J’aurais aussi aimé chanter Wozzeck, parce qu’il faut un chanteur-acteur pour incarner ce personnage. Tito Gobbi l’a joué en italien à l’Opéra de Rome. J’aurais aimé le chanter en allemand, mais cet opéra n’est pas souvent monté.
En allemand, je n’ai interprété que le rôle de Melot dans Tristan et Isolde, quand je chantais comme ténor, et, en concert, « La Romance à l’étoile du soir » (ndlr : il fredonne ses premières notes).
Quand j‘ai commencé à étudier le chant, mon premier professeur me faisait chanter des airs de ténor, par exemple celui de Marta de Flotow (ndlr : il chantonne « Marta, Marta »). En italien, bien entendu.
Après quelques mois d’études. Ma voix était claire, mes aigus faciles, mais j’ai une tessiture de baryton. La semaine dernière, j’ai animé une master class à Vienne, comme je le fais souvent. Dans ces cours, je chante comme basse, comme soprano, je chante dans tous les registres. Je peux atteindre un Si bémol aigu. Mais atteindre une note aiguë ou grave c’est une chose, et chanter dans une tessiture vocale spécifique en est une autre !
En fait, j’ai chanté soixante-douze rôles dans ma carrière, de différents compositeurs. Mais, ces vingt dernières années, j’ai surtout interprété les pères des opéras de Verdi, et de temps en temps Pagliacci et Gianni Schicchi. Je considère que nous, les chanteurs, nous avons une voix, une personnalité, une qualité d’interprétation qui conviennent davantage aux œuvres d’un certain compositeur plutôt qu’à celles d’un autre. Il n’est pas possible de chanter tout et n’importe quoi, mais on voit cela aujourd’hui, même parmi les stars.
Et de travail !
J’ai franchi ce pas parce que j’étais devenu un senior – j’ai 82 ans – et que le moment était venu de témoigner de mon expérience. Mais attention ! Je n’ai pas pris ma retraite définitive. Je continue à chanter, même si je ne me produis plus sur scène en costumes. La semaine dernière, par exemple, lors du concert final de ma master class à Vienne, on voulait m’entendre. Sans avoir répété, j’ai chanté « Nemico della patria » d’Andrea Chénier. La vidéo est sur YouTube, m’a-t-on dit. Et, bien que je n’aie pas de réseaux sociaux, j’ai reçu des retours très positifs, m’assurant que j’ai toujours la voix d’un jeune homme de 20 ans. Cette année, j’ai aussi fait deux concerts, l’un à Tokyo (ndlr : l’autre à l’Opéra Royal de Mascate, avec Sonya Yoncheva). Par ailleurs, je répète tous les jours, que je sois engagé pour chanter ou pas.
Mais, à ce stade, je trouve essentiel de témoigner, de faire comprendre aux plus jeunes que, dans notre carrière, il faut travailler dur ; de leur montrer – sans rien leur imposer – qu’une carrière lyrique n’est pas une bénédiction ou un miracle, c’est du travail que l’on doit prendre au sérieux.
Il y a déjà cinq ans. Cette saison-là, aux Arènes de Vérone, j’ai joué le rôle de Figaro (ndlr : dans Le Barbier de Séville), et ce fut un grand succès. Le public m’a même demandé le bis de la cavatine. Mais j’ai compris que c’était le bon moment pour laisser la place aux jeunes.
Non, car j’ai tout ce qu’il me faut. Je continue à chanter, je monte différents opéras, j’anime des master class, je joue du violoncelle… Quand je n’étais qu’un chanteur, je pouvais arriver au théâtre trois jours avant la première, comme tant de solistes de renom. Après la représentation: hôtel, repos, une autre représentation. C’était une vie tranquille. Maintenant, c’est de la folie ! (rires) Je n’ai pas une minute de libre ! Comme je veux transmettre aux jeunes tout ce que j’ai appris, quand je fais une mise en scène, je pense à tout : les décors, les costumes, les lumières. Maintenant, je suis totalement immergé dans l’univers de l’opéra. Plus que jamais.
Ah ! Fort bien ! Vous savez que je vais chanter Rigoletto à Shanghai ! J’en suis ravi, car cela implique que c’est sûr et certain ! (rires)
Quant aux trois activités que vous avez citées, elles sont bien différentes les unes des autres, mais le monde de l’opéra est un seul. L’essentiel, c’est que j’ai à présent la possibilité d’approfondir ce que fut mon travail pendant soixante ans. Et c’est beaucoup plus intéressant qu’autrefois ! Je me lève très tôt et je travaille toute la journée. Je lis beaucoup sur les compositeurs et les opéras que je vais mettre en scène. J’étudie à fond les partitions. Regardez ! (ndlr: il me montre sa partition de Rigoletto)
J’ai chanté près de 600 représentations de Rigoletto. Je croyais que je le connaissais très bien. Pourtant, maintenant que je suis en train de l’étudier dans son intégralité, je me rends compte que j’avais besoin d’approfondir certains aspects. Rigoletto m’a apporté de nombreux succès. Mais, avouons-le, il était facile pour moi de marquer des buts ! (ndlr: faire des aigus)
Certains chefs d’orchestre demandent au baryton de ne pas chanter les aigus qui n’ont pas été écrits par Verdi. C’est comme un match de football sans buts. Un fiasco ! (rires) À la Scala, j’ai chanté une quarantaine de représentations de Rigoletto. Dix ou plus, dirigées par Muti, sans les aigus. Dans ses mémoires, il dit ne pas comprendre pourquoi, lors de ces représentations, on ne m’a jamais demandé le bis après la « Vendetta », puisqu’il s’était agi de très belles interprétations. C’est très simple : sans le La bémol, il n’y a pas de bis de la « Vendetta » !
La pureté d’une grande œuvre d’art est une chose, et un spectacle en est une autre. L’opéra, c’est les deux. Le public veut de l’émotion au théâtre. Il n’y a rien de plus important pour moi. Je me souviendrai toujours de la dernière fois que j’ai interprété Rigoletto à Madrid. La reine Sofia est venue dans ma loge après la représentation, et m’a dit : « Quelle émotion ! Voilà du vrai théâtre ! »
Dans ma mise en scène, le noble libertin n’est pas le duc de Mantoue, mais le roi de France François Ier. J’ai une photocopie du manuscrit original de Giuseppe Verdi. Regardez, le personnage principal s’appelait Triboletto, pas Rigoletto. Verdi s’est inspiré du drame de Victor Hugo Le roi s’amuse.
Luisa Miller, à Busseto, il y a treize ans. Par la suite, j’ai monté L’Elisir d’amore, L’Amico Fritz, La Traviata, Un Ballo in maschera, Simon Boccanegra, Rigoletto sur lequel je reviens aujourd’hui dans une nouvelle production. En décembre, ma mise en scène de Madama Butterfly sera présentée à Piacenza. Ce ne sera pas une Butterfly folklorisante. Je vais étudier en profondeur tous les symboles contenus dans l’opéra. Ce cercle (ndlr : il me montre une image) est un symbole zen de la calligraphie japonaise. Le Japon est un pays très moderne, mais il a aussi un lien profond avec la tradition et la symbologie. Je dois étudier tout cela en profondeur pour bien comprendre l’univers de cet opéra.
J’ai une profonde vénération pour les compositeurs. En général, en écrivant un opéra, ils marquaient aussi la mise en scène. Prenons l’exemple du troisième acte de La Bohème : « Bada, sotto il guanciale, c’è la cuffietta rosa », dit Mimi. Puccini a écrit « ritenuto » après les deux Ré de « il guanciale ». De nombreuses sopranos ne le font pas. C’est pourtant très important, car la « cuffietta rose » (le bonnet rose) est l’excuse pour rappeler que Rodolfo et elle y ont fait l’amour. C’est de la pure poésie.
Je sens que ma tâche ne se limite pas à dire aux chanteurs : « Entrez par ici et sortez par là ». À la lumière de mes recherches quotidiennes sur les œuvres que je mets en scène, j’essaie de leur expliquer ce que pensait, ce que voulait le compositeur. Par exemple, comment Puccini a créé une atmosphère japonaise dans Madama Butterfly ou chinoise dans Turandot. Ou comment Verdi, dans le 3e acte d’Aïda, nous fait croire que nous sommes vraiment sur le Nil. Tout est écrit dans les partitions.
Une fois, avant de commencer les répétitions d’une nouvelle production, un metteur en scène très connu m’a exposé, pendant vingt minutes, sa conception de l’opéra que nous allions jouer. La conversation finie, je n’avais aucune idée de la façon dont il concevait ma performance sur scène! Je pense que c’est par méconnaissance de l’œuvre dans sa complexité.
D’autre part, j’estime que c‘est un crime de s’écarter délibérément et radicalement du livret. Mais, ce n’est pas le « moraliste » Nucci qui peut changer le monde. Il est comme il est. Nous vivons dans une société qui préfère les apparences à l’essence.
L’essentiel, c’est de les étudier à fond. L’un des opéras que j’ai mis en scène, c’est L’amico Fritz (ndlr : opéra de Mascagni). Quand on me l’a proposé, je ne connaissais que l’Intermezzo et le duo des cerises. La directrice de la maison d’édition Sonzogno est allée à la première et m’a félicité : « C’est merveilleux, vous avez révolutionné la mise en scène de cet opéra ! ». Mascagni l’avait écrit pour l’anniversaire de Sonzogno, avec des chœurs internes en prévision de possibles productions à budget limité. Moi, j’ai inclus l’orchestre, le chœur d’enfants et le chœur d’adultes sur scène – ce qui est tout à fait inhabituel – et le mariage juif à la fin de l’opéra. Le public a beaucoup apprécié !
J’en fais beaucoup, et j’ai remarqué que presque tous les jeunes chanteurs ont tendance à chanter un peu bas. C’est un problème d’émission, non de tonalité. Lors d’une récente master class, un chanteur interprétait « Ideale » de Tosti (ndlr : il en fredonne quelques notes). Je lui ai demandé : « Pourriez-vous chanter juste ? » Il m’a regardé comme si j’étais fou. « Chantez : do-do-si-la-la-la-la-la-sol-la-ré », lui ai-je dit. Comme aujourd’hui on utilise la gamme du système américain, les notes ne s’appellent plus ainsi, mais il l’a fait, et a chanté juste.
Par surcroît, de nombreux jeunes solistes vont souvent voir un spécialiste de la voix qui regarde leur gorge et leur dit : « Vous pouvez chanter Il Trovatore. » C’est complètement fou ! (rires)
Non seulement le chant, toute la musique. Hier, avec d’autres musiciens, nous avons joué Bach. Moi, avec mon violoncelle. Je ne suis pas un violoncelliste professionnel, mais pour moi, jouer du violoncelle est un moment de bonheur absolu. J’ai commencé par jouer du trombone, puis je me suis mis au violoncelle qui est le baryton des instruments à cordes. Le legato est très important sur le violoncelle, comme dans le chant. On peut chanter accompagné d’une guitare, d’un accordéon ou d’un piano, mais avec le violoncelle, c’est comme s’il s’agissait d’un orchestre.
J’aime faire la cuisine. Je fais toute sorte de plats. Mon omelette espagnole est un vrai régal ! Ce soir, j’ai fait des garganelli. Ce sont des pâtes servies avec une sauce tomate à la saucisse. Un plat typiquement bolognais (ndlr : sa femme s’approche).
Et quand j’ai une minute de libre, si je ne joue pas du violoncelle, j’aime beaucoup faire du vélo. Après Adriana et la musique, il y a le vélo. Pas un vélo de tourisme, un vélo professionnel. Voilà mes trois amours (rires). Je ne fais plus autant de vélo qu’autrefois, mais pour moi c’est un moment de liberté. Sur cette photo, je suis au col du Stelvio entre l’Italie et la Suisse (ndlr : à plus de 2.000 mètres d’altitude). Au Chili, avec des amis chiliens, nous sommes allés en vélo sur les Andes. Et je chante en pédalant !
La vie est un beau cadeau. Il faut la vivre pleinement. Nous devons essayer d’en profiter autant que possible, tout en cherchant aussi à comprendre les autres. Adriana et moi, nous sommes privilégiés. Nous avons la chance de vivre dans le monde de la culture. De plus, nous avons une fille et deux splendides petites-filles. L’une est danseuse classique et l’autre poursuit toujours ses études. Nous sommes fiers d’elles. J’espère être un grand-père dont elles n’auront pas à se plaindre ! (rires)
Merci Marta, et à bientôt !
Visuels : Rigoletto (2015) Teatro alla Scala © Brescia e Amisano, Simon Boccanegra (2016) Teatro alla Scala © Brescia e Amisano, La traviata (2019) Teatro alla Scala, avec Marina Rebeka © Brescia e Amisano, Teatro alla Scala (1979) Leo Nucci, Ileana Cotrubas, Elena Obraztsova, Piero Cappuccilli, Placido Domingo, Katia Ricciarelli, Veriano Luchetti, Mirella Freni © Erio Piccagliani.