Le chant d’une folle intensité des deux têtes d’affiche de l’Opéra de Liège conduit le drame tiré du roman de Goethe au plus profond du romantisme.
C’est indéniablement une époque dédiée à Werther, car, signes de la vitalité du chant actuel pour ce répertoire, les rôles-titres et les Charlotte se succèdent sur de nombreuses scènes. Après les décevantes représentations au théâtre des Champs-Élysées, on retrouvait l’œuvre à l’Opéra de Liège. L’année prochaine, à Paris, l’opéra sera à l’affiche de l’Opéra comique, avec Pene Pati et Marianne Crebassa.
Après son impétueux Hoffmann dans la même maison, on attendait beaucoup d’Arturo Chacón-Cruz dans le rôle. Certes, au démarrage, le chant est un peu tendu, la voix, un peu blanche, peine à se libérer (faute au trac de la première ?) et les voyelles ne sont pas toujours bien accordées. Cela n’empêche pas le « Je ne sais si je veille ou si je rêve encore » aux colorations variées, d’être déjà accompli. Cet air pose immédiatement ce Werther (et son français exemplaire) dans une interprétation rapidement teintée de l’urgence du désespoir et qui va s’avérer puissante de bout en bout. Les aigus sont remarquables, le souffle lui permet de terminer longuement ses phrases sans forcer. À partir de ce moment, tout semble déjà écrit pour cet antihéros que la passion dévore dès sa première rencontre avec Charlotte.
Dès les premiers mots prononcés par la Charlotte de Clémentine Margaine, on se dit que l’artiste va « envoyer du lourd » (trop lourd se demanderont même certains à l’issue de la représentation) d’autant plus que la mezzo-soprano possède désormais une puissance de feu qui lui permet d’être une Eboli remarquable et la plus grande Principessa d’Adrienne Lecouvreur du marché.
Dans le fameux duo de l’acte I, alors que Charlotte maintient une réserve (et une distance de scène), Chacón-Cruz fait déjà transparaître une nervosité palpable dans son chant. Dans son « Rêve, extase, bonheur » pointe un emportement qui menace et ne peut qu’inquiéter la femme qui lui fait face.
La prise de conscience et une forme de révolte se font sentir dans les paroles « Dieu m’est témoin qu’un instant près de vous… » où Charlotte impose une dimension de femme forte, volontaire, mais aussi vulnérable.
À l’acte II, le ténor montre le basculement progressif du personnage dans la déraison, avec un « J’aurais sur ma poitrine » irréprochable et haletant. Il use de cette même urgence de chant dans le duo avec Albert dans lequel il semble perdre pied, et agit comme s’il se parlait à lui-même devant le mari de Charlotte, interdit. On se dirige alors vers un « Ah ! Qu’il est loin ce jour plein d’intime douceur… » empli de souffrance que traduit le vibrato parfaitement contrôlé de la voix de Chacón-Cruz. Dans le duo, dans un mariage étonnant des rôles et des voix, les tentatives de Charlotte de tempérer la situation, Margaine usant des accents les plus apaisants, se heurtent à l’élocution de plus en plus saccadée du ténor et aux inquiétantes percussions. Charlotte sort et Werther tente de se contrôler avec « Lorsque l’enfant revient d’un voyage avant l’heure… », mais l’on sent l’échec immédiatement patent.
La vulnérabilité de Charlotte est, à nouveau, perceptible au début de l’acte III dans un air des lettres entrepris avec sobriété, mais qui, ensuite, sonne comme une surhumaine tempête intérieure. Les graves opulents du « Tu frémiras » rivalisent avec les aigus lancés à la volée et, peut-être peut-on seulement regretter alors, une diction pas toujours exemplairement claire. Suit un « Va ! Laisse couler mes larmes » crépusculaire et profondément émouvant. La scène de Charlotte se termine avec un « Seigneur Dieu, Seigneur ! J’ai suivi ta loi… » haletant.
Apparaît alors Werther, et son « Oui, c’est moi ! » est terriblement inquiétant, puis le ténor use de son vibrato dans son dialogue avec Charlotte, avant de livrer un « Pourquoi me réveiller au souffle du printemps » somptueux, aux notes longuement tenues, et acclamé par le public. Dans la foulée s’engage un duo dantesque dans lequel les deux interprètes sont au diapason dans une surexcitation tellement suffocante que, parfois, la diction en pâtit.
Le quatrième acte, situé dans un décor de lande, nous donne à voir Werther appuyé contre un arbre, et là, se déroule un épilogue marqué par la retombée des passions et des voix qui, dans la perspective de la mort, s’apaisent et peuvent jouer de nuances. Les enfants – jeunes et excellents choristes qui ont, néanmoins, semblé avoir quelques problèmes de calage en cette première – apparaissent dans de superbes costumes dignes du « songe d’une nuit d’été », l’orchestre maintient la tension et Chacón-Cruz ose terminer « Elle (ma vie) commence, vois-tu bien ! » dans un souffle longuement tenu. Alors que Clémentine Margaine tend sa voix vers le désespoir, le ténor, pour ses dernières paroles, épanouit la sienne, redevenue calme, dans les graves, sachant – ce qui n’est pas toujours le cas – mourir de façon totalement crédible.
Aux côtés de deux artistes aussi exceptionnel.le.s, il fallait un Albert de choc. Avec sa voix de baryton clair, Ivan Thirion ne manque certainement pas d’allure, mais s’avère trop léger pour plonger dans cette mêlée. En revanche, en Sophie, Elena Galitskaya parvient à jouer à la fois de sa voix ronde aux beaux aigus, pour ses airs guillerets tout en campant une sœur éprise de Werther et qui peine à suivre le cours fatal des évènements. Ugo Rabec est un Bailli bien chantant ; et si Samuel Namotte est un bon Johann, il est légèrement devancé par Pierre Derhet, excellent Schmidt.
L’extrême énergie de cette représentation est également à mettre au crédit de l’admirable direction de Giampaolo Bisanti qui joue, pour ce Werther, l’amplitude et la carte de la beauté sonore alliée à une mise sous tension parfaitement maîtrisée. L’orchestre dégage une magnifique clarté de rendu, les violons forment un riche tapis pour la musique de Massenet, les cuivres sonnent fort à propos. Il faut entendre l’interlude orchestral puis l’accompagnement nuancé et les élans du duo de l’acte I, la tension du duo de l’acte III pour apprécier ce Werther dans lequel l’orchestre prend l’indispensable place prépondérante qui lui est due tant la partition est d’une grande beauté.
Si la mise en scène de Fabrice Murgia s’avère assez littérale et ne s’écarte jamais du chemin du drame, que les décors (de Rudy Sabounghi) et les costumes (de Marie-Hélène Balau) sont très beaux, que les lumières (Emily Brassier) sont particulièrement soignées on s’étonne toutefois d’une direction d’acteurs souvent défaillante et d’un usage de la vidéo dont l’utilité et la cohérence restent à prouver.
Il n’empêche que durant trois heures, le public a pu plonger dans ce drame porté, répétons-le, par deux artistes totalement à leur place dans ces rôles lourds. Les ovations finales ont couronné une production qui, grâce aux excellents choix de distribution de l’Opéra Royal de Wallonie, doit faire date.
Werther de Massenet à l’Opéra Royal de Wallonie. Réservations ici.
Visuels : © J. Berger / ORW-Liège