Après l’opéra du Rhin en 2024, voici à nouveau le Guercœur d’Albéric Magnard présenté par l’Opéra de Francfort dans une nouvelle mise en scène. L’œuvre confirme son originalité, la modernité de ses thèmes et la beauté sauvage de sa composition. Une réalisation très soignée qui donne un autre éclairage à cet opéra que l’on n’oubliera plus !
Lors de la re-création scénique de Guercoeur en France l’an dernier à l’Opéra du Rhin, nous avions salué l’initiative qui sortait Magnard de ce long et injuste oubli et redonnait toute sa splendeur à une œuvre hybride particulièrement complexe à mettre en scène, mais passionnante à redécouvrir.
Nous soulignions notamment le caractère utopiste et révolutionnaire de ce compositeur et librettiste, dont l’orchestration évoque ses contemporains post-wagnériens comme Strauss ou Korngold, mais dont les thèmes mettent en lumière les grandes espérances d’un monde meilleur finalement intemporelles.
Outre la tragédie personnelle qui frappa Magnard en 1914, provoqua sa mort et la destruction d’une bonne partie de ses partitions dont celle de ce Guercoeur – heureusement reconstituée par son ami Guy Ropartz -, l’oubli dont il fut la victime durant des décennies est une deuxième mort tout aussi injuste.
Sans doute le fait est-il à relier au caractère très politique du livret qui revêt des aspects pamphlétaires radicaux, clairement à gauche dans leur messianisme utopique. Mais lors des premières représentations publiques qui n’eurent lieu qu’au début des années 30, les nuages qui s’amoncelaient annonçaient une ère de sinistre mémoire. Bien loin de ce monde rêvé où chacun serait libre, mangerait à sa faim et vivrait heureux qui constitue le message de Guercoeur.
Et il faut attendre finalement 2024 et l’Opéra national du Rhin, pour disposer d’une version complète sur scène (la précédente résurrection à Osnabrück en Allemagne en 2018 n’était pas passée totalement inaperçue, mais comprenait pas mal de coupures).
L’audace, unanimement saluée, d’un directeur artistique qui sait ce que ce mot veut dire, et le succès immédiat de l’entreprise, prouvaient à tel point, l’œuvre méritait d’être vue et revue pour prendre toute sa place parmi les opéras français du début du dix-neuvième siècle, période prolifique et passionnante.
Magnard avait essuyé de nombreuses critiques reprochant à son opéra d’être plutôt un oratorio, difficile à mettre en scène et ne comportant que trop peu d’effets dramatiques et théâtraux. Strasbourg, avec le travail de Christopher Loy, avait prouvé qu’en dépit de son caractère parfois méditatif et presque sacré, ce Guercoeur se prêtait tout à fait à une scénographie comme Parsifal ou Tannhäuser pour prendre deux exemples de référence qui comportent eux aussi de longs passages métaphysiques.
À peine l’encre des critiques a-t-elle séché – chacun se félicitant avec enthousiasme de cette renaissance bienvenue – qu’il nous faut reprendre la plume à nouveau avec un immense plaisir, à la suite de la reprise de l’œuvre en Allemagne, à l’Opéra de Francfort, avec une Première fort réussie, ce 2 février 2025.
Rêvant d’un idéal d’équilibre, de liberté et de justice sociale symbolisant le bonheur éternel, Magnard invente un « ciel » qui n’a rien de religieux. Il est lui-même profondément laïc à une époque où la Religion impose ses lois.
Il note en indications « Au ciel, paysage de rêve, clarté lunaire, au fond, ombres errantes » pour situer le lieu et l’ambiance de son premier acte.
En effet Guercœur est mort brutalement et nous ne verrons d’abord que son « ombre » au milieu des autres « ombres » des morts, mais aussi des personnages célestes que sont Vérité, Souffrance, Beauté, Bonté dans ce monde éthéré où espace et temps sont abolis.
Guercœur se révolte contre ce décès brutal qu’il trouve injuste. Il veut « vivre » à tout prix. Le bonheur était à sa portée, l’amour de Giselle qui devait être éternel, l’amitié de Heurtal avec lequel il avait mené à bien la rébellion contre le dictateur en place et établi une cité libre où régnait la justice sociale. « La tyrannie est morte/l’injustice est abolie/les grands sont à la peine/les humbles à l’honneur », proclame Guercoeur.
Il aura satisfaction, mais son retour sur terre, ne sera que cruelles désillusions. Heurtal et Giselle se sont mis en couple et ont trahi leur idéal commun, le peuple a faim et l’accuse d’avoir provoqué la misère, Heurtal prône désormais le retour de la dictature, et est candidat à ce poste.
Ni Giselle, ni lui, n’admettent le retour de Guercœur et ce dernier est à nouveau tué et retourne au ciel pour l’acte 3, à nouveau contemplatif après l’animation de l’acte 2, s’excuse auprès des « ombres » et « allégories » qu’il retrouve et accepte que l’espoir soit pour demain tout en jouissant l’instant présent de l’harmonie retrouvée.
L’œuvre est encore si rare qu’on peut supposer que la plupart des spectateurs de l’Opéra de Francfort ce 2 février, ne connaissait pas ce Guercœur avant d’entrer dans la salle, même si beaucoup d’entre eux avaient suivi la présentation qui précède toute séance dans le grand foyer.
La mise en scène fluide de David Hermann, les décors fonctionnels de Jo Schramm et les costumes adéquats de Sibylle Wallum, présentent l’énorme avantage d’être particulièrement lisibles et d’illustrer à merveille, en respectant l’essentiel des didascalies, cette utopie généreuse de Magnard qui se termine par « espoir ».
La dramaturgie est parfaitement respectée et notamment le découpage rigoureux de Magnard en trois actes ayant chacun leur intitulé (Les regrets, Les illusions, L’espoir), l’acte 2 étant lui-même subdivisé en trois tableaux, le premier « Les illusions » où les chœurs chantent le bonheur de retrouver ce qu’il a perdu par sa mort prématurée, le deuxième « L’amante », consacré aux désillusions de Guercoeur concernant son amour, le troisième « Le peuple », à la perte cruelle de ses idéaux révolutionnaires.
Avant même la fin de l’ouverture, le rideau se lève sur un Guercœur au premier plan, qui a pris l’apparence d’un spectre, vêtu et maquillé de blanc, à l’instar des ombres qui déambulent autour de lui tandis qu’il est témoin du recueillement de Giselle sur son corps terrestre allongé sans vie et bientôt chargé par des secouristes sur un brancard.
Cette « séparation » des deux mondes fixe immédiatement le sens des protestations du héros, qui ne comprend pas comme il a pu mourir alors que tout n’était que rêve sur terre.
Tandis que les ombres d’une femme, d’une vierge et du poète, blanches de la tête aux pieds comme lui, tentent de le convaincre du bien-fondé de ce nouveau monde, apparaissent les créatures célestes, robes et coiffures complexes et élégantes, qui distillent leurs messages tandis que le décor -par glissement des modules- évolue d’un édifice en forme de cube vers une esplanade nue avec statue, qui se couvre de chaises où l’on voit un court instant, tandis que Guercœur évoque la scène, Heurtal haranguer une foule enthousiaste.
Quand enfin son retour sur terre est accepté par Vérité, Guercoeur se voit arrosé d’un liquide qui lui rend peu à peu ses couleurs (visage, vêtements, cheveux) tandis que l’édifice devient maison aux grandes baies vitrées où devisent Heurtal et Giselle. Souffrance prononce alors les dernières paroles « qu’il soit châtié pour son orgueil ! » avant que le rideau ne s’abaisse.
L’arrivée de Guercœur ouvre l’acte 2 et va littéralement foudroyer Giselle, pétrifiée et croyant à un phénomène paranormal, est précédée d’un interlude musical très subtil, joyeux et primesautier, brutalement interrompu par le cri de Giselle, tandis que l’orchestre va prendre des teintes sombres qu’accompagnent des images de plus en plus violentes et agitées, quand Guercoeur comprend qu’il est trahi et hurle « Parjure » puis que les rideaux se ferment sur le couple le laissant seul dehors ou quand il rejoint la foule et reçoit insultes, quolibets, menaces avant d’être assassiné par la colère du peuple qu’il avait cru défendre. La scène de la rébellion puis de l’attaque contre lui se déroule dans l’autre partie du plateau, où se dresse alors une sorte d’immense salle de conférence (style ONU), où s’installent les protagonistes, bientôt en formation de combat désordonné tandis qu’une partie du chœur intervient depuis les coulisses, formant un capharnaüm très bien réglé.
La musique est à son comble pour conduire les différentes parties du chœur dans ce chaos, les hommes dans les coulisses, les femmes sur la scène comme prévu par le livret, quand les barres verticales, qui constituent les murs de la salle, s’effondrent progressivement, formant au sol un enchevêtrement de barres très impressionnant, d’où émerge un Guercœur qui reprend son allure de fantôme, rempli de toutes les désillusions de son passage sur terre.
L’acte 3 est celui du retour aux origines, et au décor initial, mais subsistent sur le côté les débris de la scène de révolte et dans un mouvement suggérant l’éternité et la répétition des gestes à l’infini, une petite saynète se joue une petite dizaine de fois durant les dernières répliques où dominent les leçons de Vérité : une fillette joue à la marelle à proximité des décombres qu’elle dérange involontairement, tandis qu’un balayeur les remet en tas et ainsi de suite…
Soulignons aussi que comme comme toujours à Francfort, le travail sur l’éclairage du plateau, dû à Joachim Klein, est particulièrement intéressant et esthétiquement irréprochable. Le jeu des ombres et des lumières créées, ces clairs-obscurs un peu mystérieux du monde céleste par opposition à la luminosité artificielle des néons de la période terrestre.
Le choix de Francfort nous a paru résolument plus énergique et dense sur le plan musical que celui de l’Opéra du Rhin.
La seule Française de l’équipe est Marie Jacquot, très impressionnante à son pupitre de chef de la formation allemande, dirige la partition de Magnard avec un souffle plus épique que lyrique qui lui donne un relief s’apparentant très souvent au style imposant des opéras de Strauss, notamment die Frau Ohne Schatten.
Les thématiques qui se succèdent aux cordes au milieu du ronflement des cuivres et du roulement des tambours, sont particulièrement intenses et la déferlante sonore à la hauteur des ambitions de Magnard qui compose une solide ouverture, mais aussi de nombreux interludes orchestraux et un prélude à l’acte 3 qui, à lui seul, est un modèle orchestral avec enchevêtrement des thèmes et des textures des instruments tout à fait remarquables.
La cheffe parvient à valoriser chaque instant de cette impressionnante matière musicale, prenant garde à ne pas couvrir les chanteurs, mais donnant la puissance nécessaire pour accompagner des performances vocales qui nécessitent de grandes voix.
Magnard avait choisi un bouquet de timbres différents, pas seulement en termes de tessitures où la gamme complète est déclinée, mais aussi en termes de style, attribuant au rôle-titre et à celui de Vérité, des partitions dramatiques exigeant de bonnes et belles voix sur d’assez longues performances.
Là aussi, le choix de Francfort est un peu différent de celui de Strasbourg.
Les artistes qui font évidemment tous une prise de rôle, se recrutent parmi l’ensemble de Francfort, rompus au répertoire wagnérien et straussien, et/ou contemporain de ce Guercoeur ce qui leur donne une technique héroïque et dramatique héritée de ce répertoire et des voix plus puissantes que celles choisies pour les représentations de l’ONR. On aura donc bien davantage du « chant allemand » que du « chant français ».
Le Guercœur du baryton slovène Domen Križaj, déjà impressionnant en Prince de Hombourg sur cette même scène en septembre, n’hésite visiblement pas à se lancer dans l’apprentissage de rôles difficiles et exposés dans des œuvres rares où les références ne sont pas légion.
Si on peut, comme aux autres interprètes d’ailleurs, lui reprocher quelques insuffisances dans la diction française, sans que cette dernière ne soit caricaturale soulignons-le, il faut d’abord saluer son intense incarnation du rôle qui voit évoluer sa voix, son style, sa gestuelle au fur et à mesure que son personnage change de situation et d’état d’esprit. Vindicatif et sûr de lui, un rien « tête à claques » dans l’acte 1 où le reste du plateau est essentiellement méditatif, il arrive rempli d’un espoir presque juvénile à l’acte 2 (quelle belle métamorphose du chanteur sur la découverte de la nature au printemps) avant d’entrer dans une folle colère (« Parjure ») où l’ensemble de ses moyens sont sollicités pour passer brillamment le déferlement orchestral, puis de se battre avec rage et désespoir contre ses ennemis d’aujourd’hui pour qui il s’est sacrifié, et finalement devenir philosophe et sage, glorifiant le ciel « Louanges à vous, puissances bienfaisantes », apaisé et résigné avec cet « Espoir » sur lequel le baryton tient longuement son « si » en pleine puissance pour finir en beauté une prestation où il n’a cessé de monter vers la perfection.
Les autres voix masculines ne sont pas en reste puisque Heurtal, son ex-ami et disciple, est chanté par le ténor AJ Glueckert, habitué des rôles wagnériens et straussiens, membre de l’Ensemble de Francfort et que nous avons déjà vu très brillant dans le répertoire de cette période quand il incarnait le rôle-titre de Georges the dreamer de Zemlinsky.
Il confirme ses qualités dans un emploi similaire vocalement à celui de l’empereur de Richard Strauss qu’il a chanté plusieurs fois. Les aigus sont puissants et bien projetés, la voix très stable, le timbre agréable et l’engagement sans faille pour ce personnage ambigu dont nous voyons surtout le côté obscur ….
Quant au poète mort de l’acte 1, c’est le ténor Istvan Balota qui lui prête avec talent sa voix et sa silhouette un rien nonchalante. Il est également membre de l’Ensemble de Francfort et également familier – dans les seconds rôles – de ce répertoire exigeant vocalement du vingtième siècle.
Côté femme, la partie la plus exposée est celle réservée par Magnard à Verité qui apparait comme un véritable challenge évoquant des rôles de sopranos complexes comme Brünnehilde ou la Teinturière. C’est la très belle Anna Gabler (Gutrune, Freia, Orlinde à l’Opéra de Paris lors du Ring de 2021) qui relève le défi d’un rôle démesurément difficile, souvent littéralement entouré, voire englouti par l’orchestre, truffé d’aigus en mode « forte » (et longuement tenus). La prestation est tout à fait honnête même si on regrettera un vibrato assez persistant, même s’il est suffisamment maitrisé pour ne pas altérer le très beau grain de sa voix.
Son côté naturellement altier sied à merveille au personnage.
Giselle, mortelle et terrestre, c’est la mezzo Claudia Mahnke, une valeur sûre de Francfort elle aussi (que de talents dans cette maison !) qui se produit régulièrement dans toute sorte de rôles. Voix puissante et claire, très belle présence scénique, elle est une Giselle émouvante et crédible.
Les autres créatures célestes, Bonté (la soprano Bianca Andrew), Beauté (la mezzo Bianca Tognocchi) et Souffrance (la contralto Judita Nagyová) se partagent brillamment des rôles pas si secondaires que cela puisqu’on les voit et les entend beaucoup à l’acte 1 et à l’acte 3.
On soulignera la beauté des trois tessitures ainsi choisies qui forment des « ensembles » un peu « mystérieux » jouant sur leur physique avantageux comme sur l’opulence de leurs timbres. Et il faut bien reconnaitre que la partie dévolue à Souffrance la contralto, est particulièrement belle et musicalement intéressante.
Et nous n’oublierons pas les prestations des deux jeunes membres de l’Opéra Studio de Francfort, Julia Stuart en ombre d’une femme et Cláudia Ribas en ombre d’une jeune fille, les airs dévolus aux illusions d’amour et de gloire du début du deuxième acte, étant chantés par des membres du chœur.
Le chœur, quant à lui, est extrêmement sollicité tout au long de l’opéra et tout particulièrement à l’acte 2 où il joue et chante avec précision et efficacité les scènes du peuple en colère, hommes d’un côté en coulisse (dans l’hôtel de ville), femmes de l’autre (sur scène) donnant à l’ensemble de cette partie assez époustouflante de l’œuvre, une qualité certaine.
La salle, bien remplie au départ, a connu quelques défections après le deuxième entracte – l’œuvre est en français, difficile et probablement inconnue pour la plupart. Le fait le plus remarquable reste l’accueil de ceux – les plus nombreux- qui ont tenu les quatre heures et ont manifesté la satisfaction d’une belle découverte au travers d’applaudissements chaleureux et appuyés notamment en direction de la cheffe et du rôle principal.
À quand un Guercœur à Paris, dans la ville qui l’a vu naître avant de disparaitre pendant des décennies ?
Opéra de Francfort, Guercœur d’Albéric Magnard
Du 2 février au 8 mars
Visuels : © Barbara Aumüller