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« Le Nez » de Dmitri Chostakovitch : le triomphe du fantasque à la Monnaie de Bruxelles

par Hannah Starman
le 22.06.2023

La saison 2022/2023 de la Monnaie de Bruxelles se termine avec une production aussi étonnante que formidable de l’opéra surréaliste « Le Nez » de Dmitri Chostakovitch. La mise en scène cinématographique d’Alex Ollé, les interprètes de grande qualité vocale et scénique, l’Orchestre symphonique et chœurs de la Monnaie en pleine forme, la direction exigeante et inspiré de Gergely Madaras : tous les éléments conspirent à réaliser un effet spectaculaire, dérangeant et cocasse. Jusqu’au 2 juillet 2023 à la Monnaie.

L’art russe de l’absurde de Gogol à Chostakovitch

 

Ce soir du 20 juin, les spectateurs, trempés et désorientés par un orage diluvien qui déchire le ciel de Bruxelles et inonde ses rues, se précipitent vers les portes de la Monnaie. Courant à travers la place, perchée sur des talons vertigineux, une spectatrice cherche en vain à protéger sa coiffure avec un minuscule sac à main et le faisant, déverse son contenu dans une flaque d’eau. Quelques personnes s’avancent à sa rescousse, puis elles s’avisent, préférant crier des instructions depuis l’abri du perron. La scène offre un prélude inégalable au chef d’œuvre grotesque et surréaliste du jeune Dmitri Chostakovitch, le Nez.

 

Écrit entre 1927 et 1928 et créé le 18 janvier 1930 au théâtre Maly de Léningrad, Le Nez, l’opéra en trois actes et dix tableaux, inspiré de la nouvelle éponyme de Nicolas Gogol, narre les mésaventures d’un fonctionnaire saint-pétersbourgeois Platon Kuzmich Kovalyov. Coureur de jupons et imbu de lui-même, Kovalyov s’aperçoit avec effarement, un jour au réveil, que son nez a disparu. Au même moment, le barbier Ivan Iakovlévitch découvre le nez de son client Kovalyov dans le pain que son épouse lui sert au petit-déjeuner. Tandis qu’Ivan Iakovlévitch cherche à se débarrasser du membre encombrant, Kovalyev entreprend une série de démarches bureaucratiques d’une absurdité croissante pour le récupérer.

 

Les efforts du barbier se soldent par une arrestation musclée pour atteinte à l’ordre public, alors que l’assesseur de collège Kovalyov se heurte à une difficulté autrement plus délicate. Son nez, qu’il retrouve à la cathédrale de Kazan, semble mener une existence propre en tant que conseiller d’État. Vêtu d’un bel uniforme brodé d’or, le nez affirme ses velléités d’indépendance et prétend ne pas connaître son détenteur, qui de plus n’est qu’un fonctionnaire de rang inférieur. Alors qu’il s’apprête à quitter le pays, muni d’un passeport de conseiller d’Etat, le nez insolite est arrêté par la police et restitué à Kovayov. Mais, il refuse de tenir en place, malgré l’intervention d’un médecin réputé. Ce n’est que le lendemain au réveil que Kovalyov le retrouvera à son endroit habituel, au milieu de son visage.

 

L’expressionnisme avant-gardiste et le défi musical du Nez

 

Le Nez du jeune Dmitri Chostakovitch, âgé alors de 21 ans, est le premier opéra écrit en Union Soviétique par un compositeur soviétique. Mélangeant les idées musicales de l’avant-garde occidentale et les innovations artistiques des figures les plus radicales dans la culture soviétique, notamment Vsevolod Meyerhold, Vladimir Maïakovski et Serguei Eisenstein, Chostakovitch veut écrire un opéra révolutionnaire qui serait l’avenir de l’opéra soviétique. A propos de la musique du Nez, Chostakovitch précise : « Dans ce spectacle, la musique n’a pas d’autonomie. L’accent est plutôt mis sur le rendu du texte. J’ajoute que je n’ai pas eu l’intention de donner à la musique une coloration « parodique. » Non ! Quel que soit le comique de situation, la musique n’est pas comique. Je pense voir juste, car Gogol expose tous les événements comiques sur un ton sérieux. C’est ce qui fait la force et la dignité de l’humour gogolien. Il ne « plaisante » pas. De même, la musique s’efforce de ne pas « plaisanter. »

 

La partition de Chostakovitch de presque 500 pages est écrite comme une « caricature féroce et impitoyablement sarcastique de la société de classes hiérarchisée » et le jeune compositeur y met visiblement tout ce qu’il sait faire : des motifs rythmiques incessants et constamment changeants, un lyrisme expressif et dramatique, du folklore, de la musique religieuse, des chants lyriques, de l’atonalité inspiré par Wozzeck de Berg, des interventions parlées, criées, baillées, ronflées ou gémies, un interlude constructiviste de quatre minutes de percussions, etc. « L’opéra révolutionnaire de Chostakovitch nous présente une palette inouïe de possibilités en termes d’écriture pour la voix et de couleurs orchestrales, » explique le chef hongrois Gergely Madaras. Presque cent ans après sa création, Le Nez reste « un immense défi » pour les interprètes et les auditeurs.

 

L’opéra compte environ 80 rôles distribués entre 25 solistes et un grand chœur. « Il y a une profusion d’acrobaties vocales, pas seulement en termes de notes aigues et graves, mais aussi au niveau de la rapidité du texte, des bruits expressifs, des glissandi et portamenti, et tout cela par-dessus une structure rythmique diablement complexe, » ajoute Madaras. Outre les 14 instruments de percussions dont des castagnettes, un tambourin, un carillon tubulaire, un xylophone, un glockenspiel et même un flexatone (l’orchestre emploie plus de percussionnistes que les vents et les cuivres réunis), Chostakovitch introduit des instruments folkloriques à cordes pincées, notamment la dombra et la balalaïka. De plus, cette production se fait sans entracte grâce à un intermède musical découvert en 2015 par le musicologue Levon Hakobian et offert aux auditeurs pour la première fois en version scénique.

 

Une mise en scène haute en couleur d’Alex Ollé

 

Optant pour une lecture contemporaine du Nez, le metteur en scène espagnol Alex Ollé en fait un phallus revisité à l’aune du temps présent. Il ne s’agit plus simplement d’un phallus symbolisant le pouvoir, le rang et le statut, car la réalité est plus complexe. Tout comme son malchanceux détenteur, le nez phallique et fugitif imaginé par Ollé évolue dans un univers de genres fluides et d’identités incertaines où il est amené constamment à s’interroger sur la fragilité de son pouvoir et la précarité de son existence.

 

La mise en scène est réaliste et cinématographique, ponctué par des éléments déformants, grotesques ou cauchemardesques. Alex Ollé s’inspire des univers gogolien et stalinien, mais aussi du surréalisme, du réalisme magique, des fantaisies dystopiques ou oniriques et de la science-fiction. Socialement, Ollé transpose avec une précision troublante la hiérarchie sclérosée de la Russie tsariste de Gogol dans l’univers débridé, chaotique et brutal du pouvoir politique et financier post-soviétique. La juxtaposition entre les éléments absurdes de Gogol, la musique expérimentale et dense de Chostakovitch et la mise en scène aux accents almodovariens d’Alexandre Ollé crée une ambiance accablante et loufoque, à la fois terrifiante et drôle. Comme par exemple, lorsque le rédacteur en chef du journal où Kovalyev espère insérer un avis de recherche pour retrouver son nez, offre au malheureux assesseur de collège une raie de coke, alors qu’il n’a pas de nez pour sniffer.

 

Pensée et gérée dans le moindre détail, la scène est aussi complexe que la musique. Un employé du journal vêtu d’une chemise, cravate et bretelles et d’un slip, une vieille comtesse en catsuit, un valet en tenue S&M attaché au lit de son maître, une fille-beignet, un ange au sourire édenté, un chef de police qui serait un croisement de Klaus Nomi et rabbi Jacob, une bonne sœur les fesses en l’air, deux cochers aveugles et un nez déguisé en Donald Trump, voilà un petit échantillon des 78 personnages qui peuplent cet étrange tableau qui n’est pas sans rappeler le Jardin des délices de Jérôme Bosch. Le brouillard physique et mental, représenté par une gigantesque structure inspirée par la sculpture de fils Nuage et chaise d’Antoni Tapies, cache et révèle les individus affairés à des activités précises et souvent insolites, chacun contribuant à sa manière à l’absurdité de l’ensemble.

 

Une belle distribution de solistes pour un opéra démesuré

 

Chostakovitch impose aux interprètes des prouesses vocales sans pareil et pour donner corps à son Nez, il fait un choix des voix et des tessitures qui sortent, elles aussi, de l’ordinaire. Parmi les 78 personnages, il n’y a que deux mezzo-sopranos (Madame Podtochine et La vielle Comtesse) et trois barytons (Kovalyev, un laquais de la Comtesse et Ivan Ivanovich). Tous les autres personnages possèdent des tessitures situées dans les extrêmes, très graves (il y a beaucoup de basses) et très aiguës (des ténors en abondance, des sopranos). À l’exception du protagoniste principal, Kovalyev, qui possède une partie vocale classique, les autres personnages sont en décalage à la fois comique et grotesque avec leur tessiture, comme par exemple le ténor du chef de police qui monte jusqu’au mi bémol aigu.

 

Habitué de la scène de la Monnaie, le baryton américain Scott Hendricks, qui interprète le rôle Kovalyev pour la première fois est un assesseur de collège convaincant, à la fois ridicule et émouvant. Sa voix chaude et généreuse possède une large palette d’articulations qui lui permet de dépeindre les états d’âme de son personnage dans la moindre nuance. Et pour ne rien gâcher, sa prononciation en russe est remarquablement précise et lisible.

 

Le ténor écossais Nicky Spence fait également ses débuts dans le rôle-titre éprouvant du Nez. Avec une excellente prosodie et une vélocité tenue, Spence sait trouver la couleur spécifique pour certaines phrases, par exemple dans la scène à la cathédrale. La partie vocale du Nez met en évidence le manque de virilité et l’imposture du personnage. Le jeu de Spencer est pétri d’humour, indispensable pour incarner un nez revêtant « l’uniforme viril » de l’ancien président américain : costume bleu marine, cravate rouge tombant au-delà de la boucle de la ceinture et casquette rouge.

 

La basse biélorusse, Alexander Roslavets, fait preuve d’un panache et d’une présence scénique remarquables dans tous les rôles qu’il interprète : le barbier Ivan Iakovlévitch, le rédacteur en chef du journal, le médecin et le policier. La partie vocale bizarre et décousue d’Ivan Iakovlévitch, abasourdi par l’alcool et terrorisé par sa femme demande une grande imagination théâtrale et Roslavets l’incarne avec brio . De même, son interprétation du rédacteur en chef sniffeur de coke ou du médecin qu’on pourrait confondre avec un hologramme de Karl Lagerfeld. Familier avec l’œuvre lyrique de Chostakovitch – il a déjà chanté les divers rôles dans Lady Macbeth de Mtsensk – Roslavets possède une voix puissante, étoffée et grave qu’il projette avec un élan et une justesse admirables, sans rien sacrifier de son imposante présence scénique.

La tessiture de la femme du barbier, Praskovia Ossipovna, monte jusqu’au do dièse aigu et sa psychologie brutale et dominatrice reflète sa partie vocale, équivalente à celle du chef de police. La soprano originaire d’Irlande du Nord, Giselle Allen, qui pourtant chante le rôle pour la première fois (elle incarne également la Dame respectable et la Mère), affirme son tempérament vocal et scénique volcanique. Sa voix est ciselée sur toute la tessiture et son jeu est tordant.

 

Un autre habitué de la Monnaie, le ténor ukrainien Alexander Kravets, est incomparable dans le rôle du chef de police et de l’eunuque. Partant dans les tours et dans les aigus dès la moindre provocation, le personnage d’autorité à la voix stridente, incarné par un Kravets inarrêtable (J’étais obligé de le brider tout le temps, » rit Gergely Madaras) séduit le public dès son entrée en scène. Avec sa barbe longue clairsemée, son personnage ridicule et brutal à souhait compense son manque de virilité par une matraque démesuré et abondamment utilisé. Lors de sa dernière apparition sur scène, Kravets bedonnant est vêtu d’un maillot de bain deux pièces aux motifs fleuris, ce qui lui vaut une acclamation des spectateurs tordus de rire dans leurs fauteuils.

 

Le ténor russe, Anton Rositskiy, qui fait des débuts à la Monnaie et dans les multiples rôles dont celui d’Ivan, le valet attaché au lit de Kovalyov, interprète lui aussi, ce rôle ingrat avec grande finesse, un ambitus large et une autodérision à toute épreuve. Sous la douche, dos poilu tourné vers le public aussi fasciné que repoussé par le spectacle, Rositskiy dans le rôle d’Ivan nous offre une magnifique interprétation de la ballade de Smerdiakov issue des Frères Karamazov de Dostoievski (« une force invincible me retient à ma bien-aimée, Bénissez-nous, Seigneur, elle et moi ! »).

 

Pour couronner l’ensemble, la célèbre mezzo-soprano autrichienne Natascha Petrinsky interprète, avec aplomb et esprit, les rôles de Pelageya Grigoyevna Podtochina et la vielle comtesse en catsuit. Sa voix grave, sensuelle et pleine de malice donne à ces rôles une épaisseur inespérée.

 

La soprano norvégienne Eir Inderhaug dans les rôles de la fille de Podtochina, de l’ange et de la vendeuse de beignets, le baryton belge Kris Belligh dans les rôles de Budochnik, laquais, Père et quelques autres personnages, le ténor belge Yves Saelens dans les rôles de Yarizhkin, Piort Fydorovich et l’eunuque déploient des présences scéniques accompagnées de belles performances vocales. Les chœurs de la Monnaie, préparées par Jori Klomp, investissent la scène avec énergie, humour, vivacité et un volume sonore fastueux.

Dans la fosse, Gergely Madaras fait ses débuts à la Monnaie avec éclat. Le chef d’orchestre hongrois le directeur musical de l’Orchestre Philharmonique Royal de Liège offre une lecture limpide, soutenue et superbement maîtrisée du chef d’œuvre expérimental de Chostakovitch. Même si l’équilibre entre un plateau de presque 80 personnes et un orchestre que n’en compte qu’une trentaine est très difficile à maintenir, Gergely Madaras y arrive presque toujours. Un bel exploit, vu l’extrême complexité de la partition, qui ne peut que se bonifier au cours des représentations. Le son au départ, notamment des cuivres, est quelque peu perturbé par les effets de l’orage, mais l’Orchestre symphonique de la Monnaie, visiblement chauffé à blanc, donne tout pour créer ce chaos absurde et brillant de l’univers chostakovitchien.

 

Visuels : ©Bernd Uhlig