Ce dimanche 2 février, le Staatsoper à Stuttgart présente la nouvelle production du Joueur de Serguei Prokofiev. La mise en scène d’Axel Ranisch se veut audacieuse, mais le ridicule haut en couleur et avare en tissu ne suffit pas pour convaincre. Une occasion manquée pour cette œuvre rare au répertoire, malgré l’indéniable talent et l’autodérision des interprètes.
Sergueï Prokofiev compose Le Joueur entre novembre 1915 et janvier 1917 d’après la nouvelle éponyme de Fiodor Dostoïevski. Le grand écrivain russe, lui-même joueur compulsif, a écrit Le Joueur en vingt-sept jours, relevant le défi de sauver les droits sur l’ensemble de son œuvre qu’il avait compromis en signant un contrat léonin avec un éditeur crapuleux. Dans son roman, paru en 1866, Dostoïevski analyse l’addiction au jeu et dénonce la corruption des âmes dans une société toxique et dominée par l’argent.
L’action du Joueur se déroule à Roulettenbourg, une ville thermale imaginaire en Allemagne. Son casino attire de nombreux visiteurs, notamment une famille au bord de la ruine – le Général, sa belle-fille Paulina, ses enfants et leur précepteur Alexeï – et son entourage de croqueuses de diamants et de créanciers. Tout ce beau monde attend la mort de la riche tante du Général, Baboulenka, pour en percevoir un héritage colossal. Mais au lieu de mourir promptement et dignement, la tante débarque à l’improviste et dépense toute sa fortune au jeu. Amoureux de Paulina, Alexeï joue pour la sauver et gagne une fortune.
Dans son livret, Prokofiev reste fidèle au verbe de Dostoïevski, jusqu’à en citer des dialogues entiers. Mais il arrête l’histoire au moment du triomphe, alors que le moralisateur Dostoïevski pousse ses personnages jusqu’au fond de l’abîme, fustigeant au passage toutes les nations européennes qu’il détestait. Les Allemands, les Juifs, les Polonais, les Français, tout le monde en prend pour son grade.
Prokofiev confie la production de son étonnant opéra – sans ouverture, sans aria, mais avec une orchestration rutilante et complexe – au célèbre metteur en scène Vsevolod Mayerhold. Après les premiers refus des interprètes qui trouveront la partition trop ardue et le manque de moyens financiers pour les décors, le Révolution de février mettra définitivement fin à ce projet résolument moderne et idéologiquement incompatible avec la nouvelle esthétique soviétique. Suite à de multiples révisions, Le Joueur sera créé (en français) à la Monnaie de Bruxelles en 1929, mais la version originale russe ne verra le jour au Bolchoï qu’en 2001.
L’acteur, réalisateur et auteur allemand, Axel Ranisch, aurait pu délivrer un vrai coup de poing, révélant l’avidité, la corruption et l’opportunisme d’une société brillante de vacuité qui broie des âmes sensibles et avilit des êtres purs. Mais Ranisch n’a pas su exploiter l’actualité glaçante du Joueur. Au lieu d’imaginer un arc narratif clair et percutant, il se perd dans les broutilles qui n’apportent aucune valeur ajoutée ou pire encore, détournent l’attention de l’essentiel, qu’on peine parfois à deviner sous cet amas incohérent de détails et de références visuelles.
Pendant 85 minutes, la mise en scène de Saskia Wunsch reste statique : un paysage lunaire, projeté sur l’écran au fond de la scène change de couleurs pour indiquer l’ambiance et les transitions du jour à la nuit. Devant ces projections vidéo signées Philipp Contag-Lada, un arc représentant la roulette – ou le vaisseau spatial, selon l’imagination du spectateur – est soulevé plusieurs fois à l’aide de deux grosses chaînes. Toute l’action au casino se déroule en off, y compris la dégringolade spectaculaire de Baboulenka.
Pendant que la « vieille folle » grille l’héritage du Général avec une désinvolture diabolique, les émissaires émergent des ténèbres pour annoncer à la famille abasourdie l’ampleur vertigineuse de ses pertes. Vêtus dans un style space-punk minimaliste par Claudia Irro et Bettina Werner, ces personnages grotesques d’ennui sont pourtant éclatants de couleur.
Le Général (Goran Jurić) en tunique bleu marine et mi-bas et coiffé d’une perruque bouclée cherche à épouser, à l’aide de son imminent héritage, Mademoiselle Blanche (Stine Marie Fischer). À peine couverte par d’immenses nœuds papillon, cette croqueuse de diamants fait penser à Florence Foresti imitant Isabelle Adjani dans le rôle de Marie Stuart. Mais c’est le marquis (Elmar Gilbertsson) qui défend la quintessence française dans l’univers imaginaire de Ranisch. Un sosie de Conchita Wurst, bouclé et orné de bijoux comme le sapin de Noël du Ritz, torse drapé d’un tissu violet qui tombe à souhait, collants noirs, chaussures à talon et petit sac blanc en forme de cœur. Baboulenka, en fourrure orange fluo, et son majordome, torse nu recouvert d’un jabot amidonné, viennent compléter cet ensemble arc-en-ciel.
Face à ces caricatures risibles, l’on trouve les trois personnages « sérieux » de la pièce. Pour les démarquer du cirque environnant, les costumières ont opté pour des tenues plus conventionnelles : chemise et pantalon noir pour Alexeï (Daniel Brenna) et robe rose pour Paulina (Aušrinė Stundytė). Le mystérieux Mister Astley en costume jaune moutarde, qui évoque la tenue fatale de Tilda Swindon dans le dernier Almodovar, reste debout au fond de la scène sans raison apparente, si ce n’est pour assurer l’équilibre des couleurs sur le plateau.
Après l’entracte, la scène change finalement pour les dernières 40 minutes et l’amélioration est marquante. Disparaissent alors le paysage désertique et les extraterrestres aux museaux de porc, et on retrouve une vraie roulette qui remplit la scène, ainsi que le chœur, les vilains croupiers et l’ensemble mû par une dynamique effrénée qui nous emporte vers le triomphe final. Une pluie d’argent tombe sur Alexeï, le grand gagnant du jour, pendant qu’une fusée décolle pour emmener les perdants vers de nouveaux horizons.
Malgré quelques étincelles, la mise en scène de Ranisch donne l’impression de quelque chose d’inachevé, d’une débauche d’idées qui n’a pas eu le temps de mûrir ou d’un commentaire sociétal dépassé. Et ce n’est pas une fellation administrée au Marquis par un cheval ou autres trouvailles du même acabit qui vont apporter de la radicalité au discours. C’est bien dommage pour Le Joueur car le potentiel qu’offre la pièce est immense et les interprètes, tous dans leur prise de rôle et plus que volontaires, se prêtent gaiement au jeu.
Le rôle le plus difficile, car le moins bien défini, que ce soit dans le roman de Dostoïevski ou dans le libretto de Prokofiev, est incontestablement celui de Paulina. Personnage complexe et énigmatique, Paulina est à la fois la belle-fille du Général, qui la garde auprès de lui en attendant la mort de Baboulenka qui lui apportera sa dot, maîtresse par la force des choses du Marquis (toute la famille lui doit de l’argent) et tortionnaire d’Alexeï, fol amoureux d’elle. Mais, elle est aussi victime de cet univers toxique qu’elle cherche à fuir sans s’en donner les moyens.
La soprano lituanienne Aušrinė Stundytė, que nous avons admirée dans le Château de Barbe-Bleue et dans Lady Macbeth de Mtsensk, incarne Paulina avec une forte présence scénique et vocale dans une configuration clairement défavorable. D’une part, le spectateur, même sous influence de substances hallucinogènes, ne peut imaginer le marquis drag queen faire du chantage sexuel à la tellurique Paulina d’Aušrinė Stundytė. D’autre part, cette dernière n’est pas non plus gâtée par l’allure de son admirateur Alexeï Ivanovitch. Le ténor américain Daniel Brenna en fait tellement trop que son langage corporel finit par ressembler à la gesticulation frétillante de l’humoriste australienne Hannah Gadsby. Stundytė et Brenna ne se retrouvent sur la même longueur d’onde que dans les deux derniers, splendides et fracassants duos.
La mise en scène de Ranisch favorise les seconds rôles – frivoles, criards et vains – et oblige les interprètes dans les rôles principaux, Aušrinė Stundytė et Daniel Brenna, à relever leurs personnages pour se faire remarquer. Ainsi Paulina de Stundytė paraît parfois trop intense et plus puissante que nécessaire. Ses scènes « hystériques » se rapprochent davantage des rages meurtrières d’une Katerina Ismaïlova que des éclats de colère d’une jeune femme qui s’ennuie dans un spa allemand en attendant sa délivrance. Mais Aušrinė Stundytė défend obstinément la profondeur et le désarroi de son personnage et, dans les circonstances, c’est un sacré exploit !
La soprano française Véronique Gens dans le rôle de Baboulenka hors contrôle, le ténor Elmar Gilbertsson en Marquis intriguant, la mezzo-soprano allemande Stine Marie Fischer en Mademoiselle Blanche en quête d’un sugar daddy solvable, Shigeo Ishino en mystérieux Mister Astley et même le Général (la basse croate Goran Jurić) qui sombre dans la folie avec panache, semblent tous s’éclater dans la joie et la bonne humeur. Sans exception, ils assurent vocalement et scéniquement et dans la fosse, l’Australien Nicholas Carter dirige le Staatsorchester Stuttgart avec une furieuse énergie pétrie de sarcasme qui caractérise la partition du jeune Prokofiev.
Avec une équipe d’une telle qualité et une musique aussi extravagante, Axel Ranisch aurait pu et aurait dû faire mieux.
Visuels : © Martin Sigmund / Staatsoper Stuttgart