« Le Chevalier à la rose » de Barrie Kosky à l’Opéra de Munich : un moment de bonheur au rythme des horloges !

Le chevalier d’une fin d’empire

Les chefs-d’œuvre sont légion dans la carrière de Richard Strauss. En 1909, il en déjà produit deux puissants, Salomé et Elektra, tous deux marqués d’une violence extrême. Est-ce pour cette raison que Der Rosenkavalier va porter une empreinte toute mozartienne, plus ironique, plus mélancolique aussi ?

Le livret de Hugo von Hofmannsthal est un bijou d’intelligence et de construction imparable pour mener à la conclusion de l’amour entre les deux jeunes gens et au constat fait par la maréchale qu’il est temps pour elle de quitter la scène. Mais cette scène, en 1909-1911 (année de la création), est autant celle des amours aristocratiques et volages que celle d’un environnement déliquescent et de l’effondrement bientôt inéluctable de l’Empire austro-hongrois. Le 28 juin 1914, à Sarajevo, l’archiduc François-Ferdinand sera assassiné, la terrible guerre commencera et l’Empire se disloquera. Les spectateurs de l’époque ignorent ce qui va arriver, mais les suivants auront du mal à ne voir dans l’histoire du Rosenkavalier qu’une farce romantique.

L’opéra est long (presque 5h dans cette production munichoise avec deux entractes), mais le livret de l’incomparable Hugo von Hofmannsthal regorge de belles scènes illustrées par la plus sublime musique de Strauss : le monologue de la Maréchale succède à la scène d’amour orgasmique, la présentation de la rose est suivie de parties où règnent la confusion, le caquètement de multiples personnages ou les apparitions « démoniaques », avant que toute légèreté ne s’efface lors de la merveilleuse scène finale.

Et il y a bien sûr, cette « valse d’Ochs », « Ohne mich », qui vous reste longtemps dans l’oreille après la représentation, une valse qui a perdu là la fonction divertissante des autres Strauss (Johann…) pour prendre des couleurs plus ambigües. Ce que l’on doit aussi noter dans le Rosenkavalier, c’est la finesse du texte, le poète Hofmannsthal attribuant des langages différents à ces personnages ; distingué, pour la Maréchale, aussi vulgaire que stylisé pour la forme pour Ochs, paysan pour Octavian quand il devient Mariandel, ou encore populaire pour Marianne à la recherche du moindre profit pour ses entremissions.

L’apogée du chant straussien

La grandeur d’un opéra se mesure parfois à la grandeur de ses interprètes et dans l’histoire ce fut un festival de noms illustres se succédant dans ce chef d’œuvre,  certaines étant passées, avec le temps, du rôle de Sophie ou d’Octavian à celui de la Maréchale, cette héritière de la Comtesse des Noces de Figaro ; l’on citera ainsi Elisabeth Schwarzkopf, Lisa della Casa, Christa Ludwig, Sena Jurinac, Lucia Popp, Teresa Zylis-Gara, Maria Reining, Leonie Rysanek, Elisabeth Söderström, Gwyneth Jones, Felicity Lott, Kiri te Kanawa, Renée Fleming, Anja Harteros, Irmgard Seefried, Yvonne Minton, Frederica von Stade, Anne-Sofie von Otter, Sophie Koch, Hilde Güden, Anneliese Rothenberger, Helen Donath, Diana Damrau… Quant au côté masculin (guère avantagé ici) qui peut oublier les Ochs de Ludwig Weber, d’Otto Edelmann, de Walter Berry ou de Kurt Moll ?

Rêve et passage du temps

Du Rosenkavalier, l’on a vu bien des mises en scène. Dans une logique que l’intrigue se suffit à elle-même, elles étaient souvent décoratives. Pour sa part, Barrie Kosky a conçu la sienne comme la juxtaposition de trois opéras différents évoluant entre rêve et réalité. Chacune de ses parties possède son propre personnage principal. Il a donc élaboré trois imageries différentes pour des protagonistes oscillant entre rêve et réalité.

Le premier acte, disons-le le moins original, est l’acte de la Maréchale. Il montre aussi bien ses pensées que les intérieurs du palais avec ses boiseries, son lit et son canapé. Le deuxième acte est vu comme un conte de fées où une jeune fille, Sophie, se réveille et se trouve face à un prince charmant, Octavian. Cette imagerie de conte de fées est illustrée par l’extraordinaire carrosse d’argent apparaissant sur scène, un carrosse digne, au choix, d’un mariage d’aristocrates richissimes et tapes à l’œil ou de la « Cendrillon » de Disney avant qu’elle perde sa pantoufle de verre (ou de vair). Il existe, dans cet acte, une forme de folie lorsqu’une multitude de laquais sortent du carrosse ou lorsque la troupe des serviteurs d’Ochs bondit dans une bacchanale déchainée. Et dans la fin de l’acte, Ochs disparaitra comme avalé par le matelas sur lequel il se trouve.

Puis ce sera le cauchemar du troisième acte dans lequel Ochs est le personnage principal ; sa rouerie et sa vulgarité sont dévoilées au monde avant que la scène finale ne vienne remettre chaque chose à sa place. Cet acte, réglé de manière virtuose par Kosky, est le plus ébouriffant. En total contraste avec ce qui nous a été proposé auparavant, nous entrons dans une pure démonstration loufoque ; apparaissent une scène de théâtre et des figurants qui courent dans tous les sens, s’affairant pour ne pas rater le début de la représentation. Chacun endosse son costume, les rideaux se ferment et la comédie finale peut débuter…

Des horloges sont présentes à chaque début d’acte et la fin. Elle montre l’effet du temps sur les personnages et le fait chacun veuille contrôler son écoulement, la Maréchale, à l’instar de ces femmes liftées, souhaiterait l’arrêter, Sophie est une rêveuse qui a tout le temps devant elle. Quant à Octavian, ce jeune mâle, il semble vouloir gagner quelques années et l’assurance qui ira avec.

Mais, une figure est omniprésente dans la mise en scène de Kosky ; il s’agit d’un vieil homme, plutôt d’un « angelot » qui aurait vieilli, mais continuerait, malgré tout, à faire son office en jetant de la poudre d’or sur les amoureux. À la fin, alors que les deux tourtereaux s’envolent, il est assis sur son horloge et semble rappeler que, in fine, le temps rattrapera tout le monde.

Jurowski et son équipe de haute volée

Outre la très juste mise en scène de Kosky, il est un élément qui mène cette représentation du Rosenkavalier vers la perfection, c’est la direction de Vladimir Jurowski qui nous livre là du grandissime Strauss, alangui dans les scènes romantiques, avec un usage immodéré des percussions dans les scènes comiques ou d’une précision parfaite dans les scènes si straussienne de « cacophonie ». Chaque couleur de cette riche et foisonnante partition émerge à tout moment dans l’acoustique idéale du Bayerische Staatsoper. Si l’on savait déjà que les opéras de Strauss sont avant toute chose affaire d’orchestre, le chef en fait, ce soir, l’éclatante démonstration.

Et il bénéficiait (à une exception près) d’une distribution parfaite.

S’il est un personnage que la conception dramatique de Barrie Kosky bouscule par rapport à la tradition, c’est le baron Ochs que le metteur en scène refuse de juste montrer comme grossier, vulgaire et violent. Nous avons plus là affaire à un homme « endommagé » qui joue à la « grande gueule »… sans vraiment arriver à passer à l’acte. En termes de casting, il est donc finement joué d’avoir choisi un interprète, Brindley Sherratt, excellent chanteur qui, malgré ses excès, ne se départ jamais d’une certaine distinction.

Le « chevalier », Octavian, bénéficie de l’excellence vocale et scénique de Samantha Hankey. Bien qu’ouvrant parfois un peu trop ses aigus, Hankey est tout autant crédible en jeune noble racé qu’en paysanne massive. Elle sait, aussi bien, apporter du désespoir juvénile face aux refus de sa maîtresse, élever son chant dans une magnifique présentation de la rose, que glapir des « nein, nein » face aux audaces du baron.

Elle trouve une délicieuse interlocutrice en la Sophie de Liv Redpath que l’on avait déjà entendue à Londres dans Lucia di Lammermoor et dont la force réside dans une belle voix ronde et si celle-ci n’est pas purement cristalline, ses aigus stratosphériques offre une belle résonance face aux graves de Hankey.

Le reste de la distribution est à l’avenant de cette excellente distribution avec le Faninal de Jochen Schmeckenbecher, la Marianne de Daniela Kölher et la multitude de seconds rôles (dont le très beau ténor italien de Galeanos Salas défilant tel un courtisan emplumé de la cour de Louis XIV).

L’on sait que Diana Damrau est particulièrement appréciée à Munich, et ceci, pour de bonnes raisons. Elle avait le mérite de remplacer Jacquelyn Wagner qui était originellement prévue dans le rôle de la Maréchale. Le problème c’est qu’aborder la Princesse Resi est autant affaire d’attitude que de chant. Damrau apporte trop de maniérisme au personnage ; il lui manque un port, une distinction, ce qui peine à la rendre véritablement crédible comme pouvait l’être une Fleming ou une Te Kanawa. Cela porte aussi conséquence sur le chant, certes toujours beau, mais n’ayant pas suffisamment de velouté, de noblesse et, finalement, de profondeur et de mélancolie.

On l’aura compris, il y avait (presque) tous les ingrédients pour passer une longue et délicieuse soirée. On attend désormais la production à venir de Krzysztof Warlikowski au théâtre des Champs-Élysées, qui, gageons-le, sera bien différente.