Distribution parfaite, direction d’orchestre passionnée et mise en scène élégante : quoi de mieux pour apprécier le chef d’œuvre bouffe de Rossini dans l’écrin de Pesaro ?
Alors même que Rossini étant encore vivant, ses autres opéras disparaissant les uns après les autres des scènes, Le barbier de Séville s’est retrouvé, pendant quasiment un siècle, le seule survivant de l’ensemble de la carrière opératique du compositeur.
Aujourd’hui encore, dans certains théâtres, c’est celui, qui, souvent par paresse des directeurs, semble résumer, à lui seul, l’important legs, jusqu’à parfois agacer par son omniprésence et sa suprématie.
Mais, placer Le barbier de Séville (1816) en perspective entre une farce précoce (L’equivoco stravagante (1811), un opéra sérieux (Bianca e Falliero (1819) et le chef-d’œuvre, franchement tragique, qu’est Ermione (1819), est de nature à mettre en évidence le cheminement sur les quelques riches années créatrice et l’évolution de la richesse compositrice de Rossini. C’est là toute la richesse du festival de Pesaro.
D’ailleurs, malgré leurs différences – et probablement en raison de leur modernité – Le barbier, comme Ermione, connurent l’échec de la scène, éphémère pour l’un, définitif pour l’autre.
L’on peut, probablement, imputer à la rapidité d’écriture du Barbiere – en raison d’un contrat par lequel Rossini était lié au Teatro Argentina de Rome -, ses quelques faiblesses (telles la longueur et les très nombreux récitatifs du premier acte, ou la différence entre cet acte, catalogue d’airs fabuleux et empli de tension, avec un acte II plus faible).
De même, l’on soulignera les facilités, telle la reprise de la célébrissime ouverture, composée auparavant, pour Aureliano in Palmyra, puis, déjà réutilisée pour Elisabetta, regina d’Inghilterra.
Il n’empêche ! L’opéra est un authentique chef d’œuvre, propre à embarquer le spectateur dans sa folie, tant certaines pages relèvent de la quintessence de l’opéra buffa, comme l’air d’entrée de Figaro, l’air de la calomnie, celui de la scarlatine imaginaire de Basilio (« Buona sera, moi Signore ») et, bien évidemment, le final de l’acte I et sa strette infernale (« Fredda/ credo ed immobile (..) Mi par d’esser con la testa »).
Un fait est incontestable : aucun des grands successeurs de Rossini qui s’essaieront à l’opéra buffa ne parviendra à reproduire la même folle alchimie.
Le Barbier de Séville ou la Précaution inutile de Beaumarchais (1775) est le fruit d’une période où les idées philosophiques foisonnaient, les auteurs débordaient d’audace, et les œuvres s’agrémentaient d’impertinences.
L’on pouvait alors s’enticher d’un simple barbier et de jeunes amoureux (dont, certes, un Comte), et les opposer aux tenants de la « vieille époque », personnifiée par Bartholo et Basile.
Chez Rossini, si aucun des rôles ne peut supporter la médiocrité, tant chacun exige profondeur comique ou dramatique, ou virtuosité technique, cela se traduit par des couleurs différentes, véhiculant l’élan positif et conquérant des héros ou, à l’inverse, la position plus réactionnaire de Bartolo, Basilio ou même de Bertha.
En cela, il est fondamental de pouvoir apprécier ces contrastes grâce à des interprètes adaptés.
L’air de Figaro (« La ran la lera, la ran la la ») en une illustration frappante de la dualité de positions et de propos. Se situant dans un registre hautement comique, par son côté tapageur, son esbroufe et son auto-satisfaction, cet air exige de l’interprète, une infaillible dynamique vocale, une prononciation irréprochable et une capacité d’accélérations, appuyées sur une registre médium solide.
Andrzej Filonczyk dispose de ces qualités et d’un abattage dont il fait preuve tout en cavalant, après un strip-tease, sur la scène étendue au-delà de la fosse d’orchestre du Vitrifrigo Arena. Cadençant son chant et accentuant certains syllabes, ce Figaro-là saura maintenir cette vitalité dans les différents duos ou ensembles dans lesquels il apparaît.
Son duo avec le Comte (« All’idea di quel metallo ») nous donnera à entendre le baryton et le ténor tels deux parfaits acolytes, et la première partie de ce morceau, comme la seconde, plus rapide, sera l’occasion d’apprécier une démonstration vocale de grande qualité.
À ses côtés, dans le rôle du Comte, Jack Swanson, paraît au début un peu palot avec sa voix de ténor léger et son ambitus peu étendu.
Toutefois, son premier air (« Ecco ridente in cielo ») révèle un chant souple et distingué, avec une propension à apporter des nuances, notamment par un recours bien venu au falsetto.
À la fin de l’opéra, Swanson saura déployer toutes ses capacités pour le « Cessa di più resistere », cet air régulièrement coupé par les ténors, en raison de ses difficultés, et les vocalises de la deuxième partie seront alors parfaitement exécutées.
Pour compléter le trio, Maria Kataeva possède cette belle voix chaude de mezzo qui, même chez Rossini, permet d’apprécier l’excellence belcantiste russe en matière de belcanto. Son « Una voce poco fa » impose immédiatement cette Rosine-là, en maîtresse femme volcanique, une femme qui sait là où elle va, et comment y aller.
Les « Dunque io son… tu non m’inganni? » et « Contro un cor che accende amore », ces duos avec Figaro, puis avec le Comte, confirment l’excellence et l’abattage de la chanteuse.
Bénéficier de Michele Pertusi et de Carlo Lepore dans les rôles de Basilio et Bartolo est du grand luxe !
Notre époque, et l’actuelle puissance crétinisante des réseaux sociaux, nous montrent que les ressorts de la calomnie n’ont rien perdu de leur puissance. Outre le fait que le texte du librettiste, Cesare Sterbini, est d’une plume de grande finesse, pour Pertusi, chanter « La calunnia è un venticello » relève d’une totale évidence, tant la basse sait sculpter, de façon vipérine, sournoise et jubilatoire, cette déclaration, tout en crescendo, ponctuée d’effrayants coups de canon.
Rien qu’à sa façon de prononcer « Piano piano, terra terra, Sottovoce silibando… », l’on peine à imaginer un Basilio plus à même d’envahir la scène et les esprits que celui-ci.
Bartolo est « l’autre méchant » ; cette fois, c’est à Carlo Lepore de démontrer sa totale maîtrise de ce rôle de barbon, avec l’air : « A un Dottor della mia sorte ». Beauté du chant, chant staccato irréprochable, exactitude du jeu et capacité à faire briller le « docteur » sans le ridiculiser, sont alors au rendez-vous… ce qui entraînera l’une des plus belles ovations de la soirée.
Enfin, dans Le barbier de Séville, Berta n’a qu’un air (« Il vecchiotto cerca moglie »), un air que, fort probablement, Rossini écrivit pour faire plaisir à une soprano. Forte de son professionnalisme et de son expérience, Patricia Biccirè, comme on pouvait s’y attendre, n’en fera qu’une bouchée.
Déjà en soit, l’ouverture du Barbier est le révélateur de la dynamique qu’il va falloir déployer durant la totalité de la représentation. Et, dès cette étape cruciale, Lorenzo Passerini s’affirme comme celui qui va mener l’œuvre vers les sommets qu’elle exige.
Dans la fosse ouverte du Vitrifrigo Arena (dont l’acoustique est bonne quoi qu’on puisse dire de la salle), il sait insuffler autant la luxuriance de couleurs, que les moments d’acmé, comme les folles cadences s’exprimant, par exemple, dans le final de l’acte I.
Bien que vétéran de la mise en scène, Pier Luigi Pizzi sait toujours …. enchanter ses plateaux ; ici, en l’occurrence, il réussit à apporter une marque de noblesse dans la pièce, globalement, comique qu’est Le barbier.
Et si son décor mobile et blanc n’est pas toujours propice à la dynamique de l’action, c’est par une direction d’acteurs irréprochable que cette dynamique survient à tout moment.
Le festival de Pesaro est, depuis longtemps, un endroit incontournable pour les amoureux du bel canto. Cette année, il proposait le chef d’œuvre Ermione, ainsi que Bianca e Falliero, dans deux nouvelles productions, et ce, avec des distributions éblouissantes. Il programmait également la reprise du réjouissant Equivoco stravagante.
On y trouvait également divers récitals et une superbe Messa di Ravenna (avec les deux excellents Tianxuefei Sun et Alejandro Baliñas).
Enfin ce Barbier, cette pièce si connue, voire même parfois rabâchée, nous rappelait que si elle fut, un moment, la seule survivante d’une époque, ce n’était pas sans raison. D’autant que distribution, direction et mise en scène étaient présents pour magnifier ce chef-d’œuvre.
L’an prochain, au programme de Pesaro, ce seront la tragique Zelmira et deux pièces comiques (L’Italienne à Alger et Le turc en Italie) qui nous seront présentées. Une nouvelle édition de plaisir en perspective…
Crédits : © Amati Bacciardi